De l'amour de la pelouse

Note : J'écris peu sur mes passions. En voici une. Une petite note à Beber qui m'a offert la possibilité de galoper sur de la pelouse et de coller des bourre-pifs aux méchants d'en face.

Il ne pense à rien.
Aucune parole, aucune idée, aucun désir.
Le néant intelligible.

Il voit, il perçoit. Il s’écoute. Ses propres battements cardiaques d’animal viril. Dévoré par l’acide lactique, chacun de ses muscles n’est plus que vive douleur, chacune des fibres nerveuses est arrachée par la violence de l’impact. Ses tendons se fragilisent. Le leitmotiv de sa souffrance : les ligaments s’étirent soumis à la pression bestiale de son adversaire. Un sauvage martèlement sur son corps. Mais il continue d’avancer au rythme des pulsations sanguines dans ses tempes. Chaque veinule paraît alors sur le point d’imploser.

C’est une brute, le calibre de ces biceps l’indique. C’est un corps grossier, la taille de ses pectoraux le révèle. Epaule charpentée, nature primitive, il est l’indompté masculin sans commune réflexion, sans penchante addiction pour la beauté des questions existentielles. Il a déjà les réponses, futile. Farouche asocial intimidant il fonce tête baissée, dans une toute relative absence de cerveau. Il est heureux.

Le bonheur de la douleur d’un quadriceps.
Dernier plaquage d’un inconnu dépassant allègrement le quintal.

Il souffre dans chacun de ses mouvements mais prend plaisir non dissimulé à révéler cette force qu’il masque en société. Il la dévoile à chaque impact. Il est supérieur et contraint ses adversaires. En sueur, fatigué, harassé, abattu par le poids de sa propre force, il ne cherche qu’à devenir plus robuste pour réussir à perforer cette ligne défensive : sa marotte, sa raison d’être sur un terrain. Il n’a qu’un objectif : étayer, déblayer, porter le ballon quelques instants le plus loin possible. Son corps, un véritable culte, une authentique calamité. Il aime la difficulté, il aime le contact. Un combat, une bataille jouée ; il veut triompher, montrer à la face du monde qu’il est l’antipode du jugement d’autrui. Et il le fait, toujours un peu plus chaque jour, toujours un peu plus au détriment d’une cheville, d’un doigt brisé, d’une malléole massacrée, d’un genou bancal, d’une arcade sourcilière démolie.

Là n’est pas le problème. Intellectuellement sur le terrain, il n’est plus qu’une pièce sur l’échiquier. Il n’est plus qu’une bête impensante ; il n’est plus qu’instinct et dons physiques. A chaque fois qu’il sort, en sang, blessé, il est heureux. Heureux. Heureux de la simplicité de la vie. Un bonheur qu’il saisit dans un simple match de rugby.