L'éducation de Sargas [Guerre des confréries]

Quelques jours plus tard, après moult heures d'enseignement entrecoupées de combat réels et fictifs, les choses en étaient arrivés à une entente cordiale entre le maître et l'élève. Le premier admirait les extraordinaires capacités d'apprentissages du second qui faisait en retour montre d'un certain respect envers cet étranger. Les conflits stratégiques initiés par le Hnefatafl s'étaient amplifiés: De Vaanne avait bien vite appris à son protégé que le jeu de Tafl ne comportait pas qu'une seule variante mais de multiples évoluant en tailles, en règles et en nombre de pièces. Il fallait bien ça pour déstabiliser un peu le jeune dragonnier, et le Primat devait en grande partie à ses années d'entraînement de ne pas être submergé. Par une connaissance plus ancienne du jeu, il se maintenait vainqueur dans les parties complexes, avec deux jeux différents commencés en même temps.

Un jour qu'il enseignait à son élève les différences et avantages comparés des différentes architectures défensives, de la simple muraille au bastion en passant par le donjon, un serviteur elfique vint les interrompre et, sans dire un mot, plein de morgue, tendit un pli à De Vaanne qui haussa un sourcil mais n'ouvrit pas plus la bouche.
Du moins jusqu'à ce qu'il ouvre le dit pli. La lecture rapide fut suivie par un "c'est pas vrai..." fatigué. La fin du cours suivit peu après, tôt en regard des horaires habituels.

Quelques heures plus tard, il était introduit devant Cassiopée qui le regardait, comme toujours, avec ce demi-sourire qui avait le don de lui mettre les nerfs en pelote.

- Bonsoir, ma Dame. Comme vous le savez sans doute, j'ai reçu un pli en provenance de mes sous-fifres, et comme vous le savez sans doute également, ils ont rencontré une situation à laquelle ils ne peuvent faire face avec le degré d'autonomie que je leur ai laissé en partant. Je dois donc aller conduire cette affaire au plus vite afin d'éviter qu'ils ne fassent tout sauter en voulant bien faire... comme d'habitude. Bref, je vais devoir m'absenter, ce qui va poser problème au regard de l'enseignement que je dois dispenser à Sargas.
A moins, bien sûr, que vous n'acceptiez de le laisser partir avec moi. Je m'engage à le protéger si besoin est et à le ramener dès ce problème résolu. Je pense en réalité que cela pourrait faire un bon ajout au programme éducatif... voir la vie de l'autre de l'intérieur, pendant quelques jours. Qu'en pensez-vous ?

Cassiopée était restée pensive en songeant à la demande du Primat. Pour cet enfant qu’elle considérait comme son fils et pour qui elle avait une affection profonde, elle était prête à beaucoup de sacrifices.
Mais, le laisser entre les mains du Primat lui parut totalement saugrenu.
Abandonner son protégé à une confrérie dont la mentalité sectaire et hérétique entrait en entière contradiction avec celle du Sang ressemblait à une trahison.

Alors qu’elle allait carrément refuser au Primat l’autorisation de partir avec Sargas, le souvenir de Grendelor dans la taverne de Galvorn lui revint en mémoire. Elle revoyait son amie, et pourtant traitre au Sang, accorder sa confiance au Primat pour éduquer son enfant.
Elle se rappelait nettement l’entrevue qui établissait les règles de son éducation.
Cassiopée ne songeait pourtant pas à laisser Sargas seul entre les mains d’un allié qu’elle considérait comme son ennemi par nature.

-Primat…Comment pouvez-vous imaginer avec un tel aplomb que Sargas puisse vous accompagner sans aucune garantie ?

Le primat redressa son torse et leva le menton. Il prit l’air pincé dont il usait lorsqu’il s’adressait à la Dame du Sang et s’apprêtait à riposter, quand Cassiopée interrompit son élan :

Si vous devez partir avec Sargas, il est hors de question que ce soit seul avec vous. Vos propres hommes pourraient mener des expériences dont vous n’auriez même pas connaissance avant que vous soyez à même de riposter.
Si Sargas va avec vous, alors Cyn vous accompagnera ainsi que Flaweo Mirth. Elle fait partie de ma garde rapprochée et pourra me tenir au courant des avancées de « l’éducation » que vous compter lui prodiguer. Mais je vous garantie de sa discrétion assurée. Flaweo sait se rendre invisible. Elle vous suivra donc sans que vous vous en rendiez compte.

De Vaanne toussa poliment, bien qu'il eût envie de s'étrangler devant la morgue naturelle et l'inconséquence de la Protectrice du Sang.

- Cyn, passe encore. Personne ou presque ne le connaît, et ceux qui devraient le connaître l'auront oublié, je leur fais confiance sur ce point. Par contre, Flaweo Mirth... je me permettrai un léger ricanement. Non pas que je doute de ses capacités, loin de moi cette idée, mais considérer qu'elle puisse rester discrète en plein milieu de la cathédrale de l'Unique, forteresse tout autant que lieu saint, cela relève de l’aberration. Il est à craindre qu'une allanthrope comme elle sera découverte, traquée et tuée comme espion par des gardes zélés.
Si je devais vous donner un conseil, et que je pensais que vous l'accepteriez, je vous dirais d'abandonner ces faux-semblants. Vous voulez protéger Sargas durant sa visite chez les Barbares ? Logique, vous lui donnez donc un garde du corps. Assumez-le : nommez un garde humain et visible et montrez à tous que toucher à Sargas c'est s'attirer votre colère.

Voilà, se dit-il, mis au jour une des différence fondamentale entre le Sang et les gens de l'Unique : alors que nous avançons à découvert, sans masquer nos intentions, ces allanthopes magouillent, complotent, avancent masqués. la discrétion peut avoir son utile, mais érigée en mode opératoire unique, c'est un aveu de faiblesse...
Le Primat croisa calmement les doigts sur ses journaux et attendit la réponse de Cassiopée. Elle avait de toute façon donné son accord de principe : seuls les détails, désormais, étaient sur la table.

-Soit, Primat. Vous craignez la discrétion car celle-ci vous est inconnue encore.
Mais je ne saurais laisser Sargas entre vos mains sans un autre moi-même. C'est donc Falbula Gretag qui vous accompagnera ainsi que Cyn. Humaine, elle l'est. Elle est femme. Mais si vous osez vous en prendre à elle pour mieux vous servir de Sargas. Vous vous en repentirez au delà de votre mort.

Cassiopée appela un garde afin qu'il convie Falbula à se joindre à eux. Puisque le Primat se méfiait des membres du Sang autant qu'eux mêmes, les ordres seraient donnés face à lui.

Une jeune femme fit son apparition. Vêtue d'une tunique simple et courte qui mettait ses jambes fines et gantées de rouge en valeur, elle sourit aimablement à sa Dame et ne manqua pas de se courber devant le Primat. Le Primat semblait faire le double de sa taille autant en largeur qu'en hauteur. Ses longs cheveux bruns étaient soigneusement resserrés en une coiffure artistique où se mêlaient nattes et entrelacs.

-Falbula, ta fidélité à toute épreuve est requise aujourd'hui. Le Primat de l'Unique souhaite emmener Sargas à Belthil. Tu peux comprendre, je crois, combien ton rôle de surveillante est indispensable. Tu devras rester auprès de Sargas à tout moment. Jamais tu ne devras t'écarter de lui de plus de quelques pas. S'il se trouve dans une autre pièce que celle dans laquelle tu te trouves, tu dois toujours avoir conscience de son Sang en toi et de sa vivacité. A la moindre alerte, je veux être tenue au courant.

La jeune femme semblait ravie par sa mission. Cassiopée prit alors De Vaanne à témoin :

- Voici l'humaine qui vous accompagnera. Je consens à vos exigences mais vous devenez le garant de sa vie autant que de celle de Sargas.