Drôle d'idée.
Bonjour, ou bonsoir, peu importe. Ne trouvez-vous pas que certains noms sont difficiles à porter ; certaines identités dures à endosser ? Que l'essence même de votre être est parfois bien peu aisée à définir, fluctuante ? Qu'au fond, votre « moi » n'est pas un bloc de glace, plutôt une brume évanescente aux contours indéfinis ?
Mais pardonnez mon impolitesse. Il est très grossier d'assaillir de questions une personne inconnue, surtout lorsqu'elles touchent des sujets aussi... privés. Je me présente donc : Curiosité, et suis ravie de vous rencontrer.
Comment ? Un bien étrange prénom ? C'est tout à fait exact, bien que je mets tout de suite le « holà » aux divagations typiques et propres à votre engeance. Je ne suis point humaine, ou même un être de chair et de sang. Je suis un concept !
Vous m'entendez bien, les concepts pensent, tout comme les grandes idées, à l'instar de vos semblables. Ils parlent aussi... la preuve puisque je suis en train de dialoguer avec vous. Cela paraît impossible ? Et bien laissez-moi donc vous faire une rapide démonstration, pour tenter de vous convaincre du contraire. J'aurais pu tout aussi bien demander à Impossibilité de venir vous expliquer que les concepts -y compris elle- pensent, mais elle est en général très susceptible lorsqu'il s'agit de confirmer la possible existence d'un quelconque objet.
Bref, revenons-en à cette démonstration. Vous-même, femme ou homme, êtes en vérité une sorte de concept miniature recueilli par une enveloppe charnelle. Vous conviendrez que vous êtes unique, unicité engendrée par un vécu, une expérience, des relations et interactions avec un environnement en perpétuelle évolution ainsi que par un « petit plus » totalement inconnu. Somme toute, il serait vain de rechercher deux êtres humains à la psyché identique.
Néanmoins, vous partagez tous un « tronc commun » avec vos semblables. Ils pensent -plus ou moins- comme vous, ont des réactions similaires, ressentent les mêmes émotions. Au final, ils sont de la même pâte que vous mais pas du même moule.
Et bien sachez que les concepts et idées sont un peu pareils. Ils reçoivent en grande partie leur sens de par l'influence et le rôle que vous, organismes pensants, leurs définissez ; ils se bousculent, s'articulent et se définissent entre eux. Ils sont de la même pâte car ils sont concepts mais jamais du même moule parce qu'ils possèdent une infinité de définitions et de sens, plus ou moins subtils, selon l'humain qui les conçoit.
Par exemple, moi, Curiosité. Certains me voient positivement, comme un moteur de l'apprentissage et de l'intelligence, tandis que d'autres vils goujats m'accusent d'être un bien vilain défaut. Pire, parfois, je suis qualifiée de dangereuse ! C'est là l'illustration parfaite que je peux faire pour marquer la ressemblance entre vous et moi : nous sommes on ne peut plus différents selon qui nous juge ou nous regarde. Pas convaincu ? Parfait, à votre grand désespoir, je continue encore un peu !
En tant qu'humain, vous vivez parce que dans votre corps, un flot constant de cellules s'activent à des tâches bien précises. Elles permettent, pauvres petites ouvrières fatalistes, à vos organes de fonctionner dans une mélodieuse symphonie vitale. La synergie engendrée donne naissance à « quelque chose », un influx nerveux, un courant électrique -vous pourrez demander à Anatomie plus de précisions- qui vous permet de penser. Au final, reconnaissez que grâce à une mécanique bien rodée de chair, d'os et de sang, vous existez.
Pourtant, n'est-il pas étrange que cette animation organique si plate puisse donner corps à votre pensée, à votre personnalité, à votre créativité ? Et bien voyez-vous, il en est de même pour les concepts.
Nous ne sommes qu'une immense conscience, générée par les milliers d'être humains qui représentent nos cellules. Qui boivent, mangent, pleurent, exultent, pensent pour nous. Vous avez besoin de nous pour conditionner votre vie en société -tout comme votre cerveau organise le bon fonctionnement de votre organisme- et nous avons besoin de vous pour exister -sans enveloppe charnelle, votre esprit disparaitrait.
Pardonnez-moi si une lueur d'ironie, ou de prétention, paraît poindre dans mes propos. Je ne me targue pas de l'idée de vous être supérieure : du tout. Néanmoins, je trouve intéressant de voir que vous acceptiez de servir, de supporter ce qui vous dicte votre conduite. Une entité immatérielle capable de vous ordonner de faire la guerre, de vouer votre vie à un principe, de détruire ou de créer. Mais après tout, votre corps fait de même. Il sert aveuglément le moindre de vos caprices, aussi destructeurs et pervers fussent-ils.
Je termine en attendant votre réaction avec une certaine délectation : je ne suis pas Curiosité pour rien après tout ! Comment ? Vous désirez me questionner ? Enfin, vous admettez qu'un concept puisse parler et vous en voilà tout émoustillé. Mais mon bon ami, je n'ai l'intention de répondre à aucune de vos interrogations. Savez-vous pourquoi ?
Parce que je suis Curiosité, et que plus vous vous questionnerez, mieux ce sera, pour vous et pour moi. Et puis, ce ne serait pas prudent, car si vous parveniez à me prendre à défaut, je pourrais me montrer très vilaine...