Conseil de lecture: A lire de préférence avec la musique suivante Moonlight Sonata - Beethoven
.L.
-Je ne veux pas ! Lâchez-moi !
Peine perdue. Son étreinte ne se desserre pas, il ne se passe rien. Ses doigts moites pressent mon corps noir et tâchent ma chaire blanche. Je suis impuissante et il me traîne avec lui sur cette place sinistre. J’aimerais pouvoir ramper, le ralentir, le forcer à sentir que je résiste. J’aimerais qu’il ait à me traîner, qu’il ait à sentir les chocs du corps qu’il traîne contre les pavés. Qu’il s’en rappelle et qu’il soit bien convaincu d’avoir tué quelqu’un.
Un immense bûcher illumine la place de l’Hôtel de ville et jette sur la foule qui l’entoure une ombre difforme. Ils se pressent contre le feu, s’entassent sur ses côtés, hurlent d’autant plus fort qu’ils en sont proches. Je sens qu’ils attendent quelque chose. De part et d’autre de la foule c’est un hurlement d’impatience qui retentit, comme si l’on attendait un signe, un ordre.
Je suis brandie au bout du bras de mon tortionnaire. Il me soulève et me tient dans sa main droite comme un trophée. Je sens dans sa paume les frissons qui le parcourent et les aboiements qu’il profère. Il me serre ! Il me serre si fort que mon corps se tord. Son bras se balance de bas en haut au rythme d’un « Heil Hitler ! ».
-Arrêtez ! Par pitié !
Et il arrête. Un silence s’est écrasé sur cette foule. Ils se tournent vers le balcon de la mairie, chuchotent à peine. Moi, il me laisse pendre au bout de son bras ballant, suspendue par
une gorge qui pour lui n’est qu’un coin, un rebord. J’agonise en silence, certaine de ne pas mourir mais condamnée à être une pitoyable chose ballotant au bras d’un être méprisable.
Son poignet s’agite et sa poigne m’étrangle un peu plus alors qu’une voix retentit avec une force incroyable. Si je souffre, je ne peux m’empêcher pourtant de la trouver belle et forte. Elle me donne de l’espoir et j’ai à mon tour envie de hurler ! Les instants passent vite et mes blessures sont endormies par cet obsédant enchaînement de mots.
Et pourtant. Et pourtant on parle de mort, on parle de moi. On dit qu’il faut me brûler, qu’il faut me jeter dans les flammes avant que ce ne soit moi qui consume leur âme. La voix m’a trahit. Ignoble petite chose perfide, comment peux-tu être aussi séduisante si tu es aussi pourrie ?
La voix s’estompe d’un coup et est engloutie par la foule qui hurle. La main s’agite. Mon bourreau se presse soudain contre les autres corps, essaye de percer un passage dans cette flaque gluante et noire. Peu à peu nous nous rapprochons du grand feu. A nouveau il pointe son bras vers le ciel avec au bout une boule noire et difforme : moi. Cette fois il me brise en entier, me presse le corps au point de joindre mes deux épaules...Puis me relâche.
Autour de moi j’aperçois des ombres qui sont vomies par la foule et avalées par l’énorme bûcher. On y jette des êtres vivants, on y jette des boules noires et difformes, et bientôt...On m’y jette. Lancée comme une pierre qui frappe, comme un enfant qu’on chasse, comme un cri qu’on pousse. Je vole et m’ouvre en deux, mes pages s’écartent comme autant de bouches qui hurlent au secours. Mais je tombe et m’affale dans ces flammes, contre ce bois qui brûle. Des cendres brûlantes s’envolent puis se posent sur ma couverture de cuir, s’immiscent entre mes pages pour les brûler lentement. Voilà que maintenant je glisse le long de la pente du bûcher, trébuche contre des livres brûlés vifs, dévale cette pente de cadavres condamnés à mourir en silence. Miraculeusement je suis rejetée hors du bûcher, portée par les moignons de livres à l’agonie.
Une main gantée de cuir m’attrape alors puis me tapote, éteint les flammes qui me brûlent. Elle me porte contre un blouson froid et m’éloigne de ce lieu d’horreur. Cette main, cet homme m’a sauvé. J’aimerais pouvoir lui hurler ma gratitude, mon bonheur tandis qu’il court à travers la foule. Mais le voilà qui s’arrête et lentement se retourne pour faire de nouveau face à l’immense bûcher. Lui aussi me serre maintenant dans son poing jusqu’à me tordre affreusement. Lui qui pourtant m’avait retirée des flammes, lui qui m’apparaissait comme mon sauveur, lui qui...Prenait de l’élan pour me jeter à nouveau dans mon bûcher.
Je brûle.