Il fut un jour où je me trouvais mal.
Non pas que j'eusse des signes flagrants de dégénérescence
physique, encore moins quelques symptômes qui auraient témoigné
d'un quelconque état maladif. En vérité, je me sentais juste
étrangement fatigué, las ; à mi-chemin entre valétudinaire et
sain de corps. Après quelques jours, terrifié à l'idée que
derrière cette flegme ne se cache une terrible maladie, de celles
qui non dépistées, s'avèrent mortelles en quelques mois ; je
prenais la direction de mon généraliste. Ce dernier ne consultait
que de 17h00 à 18h30 tous les jours de la semaine, hormis le
mercredi, le jeudi, le vendredi et un samedi sur deux. Le brave homme
ne souhaitait pas que son travail n'empiète trop sur sa vie privée.
Craintif, je me dirigeais un de ces
lundis vers son cabinet. A mesure que j'avançais de la rue, je me
sentais nauséeux, comme s'il était inéluctable que ce rendez-vous
allait clore ma destinée. Le tintement d'un lugubre carillon
m'accueillit. Sa salle d'attente était étroite, le papier peint
défraichi et cinq malheureux sièges ornaient pitoyablement trois
pans des murs de la pièce. Le dernier s'ouvrait sur l'extérieur
d'une rue embouteillée, laissant filtrer par une fenêtre sans cesse
close la lumière blafarde de l'extérieur. Aujourd'hui, j'étais
seul, ce qui me soulagea : si je devais succomber, je préférais
qu'il n'y ait personne pour écouter à la porte le verdict létal du
médecin.
Ce dernier vînt quelques minutes après
mon entrée. Il portait comme à l'accoutumée une veste grise, de la
même teinte que ses cheveux. Le prêtre d'Hippocrate m'invita à
m'asseoir devant son bureau. L'entretien débuta.
Alors, qu'est ce que nous avons
aujourd'hui ?
Et bien, en vérité, je ne
saurais le dire moi-même docteur. Je n'ai pas de maux de ventre, ou
le nez bouché, ma gorge se porte bien -du moins ce que j'en crois ;
mon seul problème réside dans le fait que je me sens faible, très
las.
Allons bon, on va voir cela.
Asseyez-vous sur la table d'examen. Enlevez votre chemise.
De bonne grâce, je m'exécutais.
L'appréhension me saisit lorsqu'il s'approcha avec un stéthoscope.
Il écouta la fréquence de mon rythme cardiaque, et me demanda
plusieurs fois d'inspirer profondément.
Très bien, je
vois...
Que voyez-vous
? Je pensais que vous ne faisiez qu'entendre avec ce truc là..
Chut, faîtes
silence. Il n'y a rien de plus subtile que la mécanique humaine. Je
dois pouvoir y déceler le moindre signe, aussi minime pusse t-il
être, qui traduirait un dérèglement de votre fonctionnement
physiologique.
Et je me tus donc.
Après en avoir fini avec le stéthoscope, il prit ma température,
puis me dit de me rhabiller. Enfin, il retourna derrière son bureau,
sans prendre une quelconque feuille d'ordonnance. Je pris ça comme
un très mauvais signe. Il ne dit mot, en joignant les mains, l'air
songeur. Quelques secondes passèrent dans la plus intense tension.
Je ne cessais de triturer un accroc dans la poche gauche de mon
pantalon. Le carillon dissonant de la porte d'entrée retentit,
indiquant l'arrivée d'un nouveau client dans le cabinet. Le docteur
prit alors la parole.
Bon écoutez
moi, je n'ai rien diagnostiqué. Vous êtes seulement apyrétique.
Apy...quoi ?
Apyrétique.
Bon... Ce n'est pas tout ça, mais je vous libère, bonne journée !
Ha... Heu... Et
bien, je vais y aller...
Hahum, monsieur
?
Oui ?
Avant de vous
libérer, je désire tout de même être payé -si vous n'y voyez
pas d'inconvénients évidemment...
L'air
envahit du linceul blanc des pots d'échappement pénétrait comme un
venin par mes narines. Apyrétique... Ainsi, il semblait que j'avais
un problème. Ce terme incongru n'avait aucune signification pour
moi, tandis que mon médecin s'était débarrassé de ma personne
comme si un mal plus dangereux encore que la peste, la fièvre jaune
ou l'Ebola me rongeait depuis l'intérieur.
Les trois
semaines qui suivirent ne firent rien pour améliorer mon moral et ma
santé. Il me sembla être de plus en plus fatigué. Une certaine
langueur me saisissait parfois sans aucune raison. Chaque geste que
j'effectuais drainait en moi une énergie vitale dont je ne disposais
presque plus. Et ces étranges tournis...
Le
dernier mardi du mois, je me décidais à consulter quelqu'un de plus
compétent. Je pris rendez-vous dans une association de médecins
spécialistes, renommée, capable de résoudre ou de diagnostiquer
toutes les maladies. Au bout de sept semaines, je fus enfin reçu.
Dans mon cœur, j'avais la sombre crainte que mon attente allait
causer ma perte, et qu'il serait trop tard pour me soigner. Le mal
qui m'habitait avait déjà pris trop d'ampleur ; mais dans une
ultime tentative pour me raccrocher à la vie, je trainais ma
carcasse dans ce cabinet magnifique. L'immeuble était très vieux,
au moins du XIXème, et me faisait penser à un cabinet de notaires.
Une douzaine de plaques dorées encadraient l'entrée dont les portes
étaient faites de chêne massif. Toutes ces inscriptions, vantant
les diplômes et distinctions de ces médecins, me rappelaient les
antiques tablettes mayas que j'avais vu dans un documentaire télé.
Finalement, j'avais plus l'impression de me rendre sur l'autel
sacrificiel d'un temple d'Amazonie que de faire une démarche
thérapeutique.
Je
franchissais le seuil de la porte comme le fait un lycéen à l'oral
de son bac. Une ravissante secrétaire m'accueillit, me demandant mon
nom, mon numéro de téléphone et mon adresse. Je fus inviter à
attendre dans une salle d'attente.
Là
encore, elle était vide, tout comme lors de ma visite chez le
généraliste. La ressemblance due au nombre de clients était
inversement disproportionnée par rapport aux divergences physiques
des deux pièces. Si celle de mon médecin traitant était petite et
confinée, la pièce dans laquelle je me trouvais faisait facilement
dix mètres sur sept, et le plafond était haut de plus de trois bons
mètres. Un imposant lustre en faux cristal pendait dangereusement en
son centre. Les fauteuils étaient tout de velours noir recouvert,
rivé par un capiton usé. Une moquette douce s'enfonçait dans le
sol sous chacun de mes pas, qui me portèrent vers un coin envahi
d'une montagne de magazines. La plupart consistait en des revues
féminines à la mode, ou des brochures de conseils. Les prospectus
se répandaient en avertissement contre toutes les maladies
imaginables, et inimaginables. Je voulus en saisir un mais on
m'appela. Un docteur m'attendait dans un petit bureau tamisé.
Bonjour
docteur.
Bonjour
monsieur, il me serra chaleureusement la main, que puis-je
pour vous ?
Et
bien voilà... Ca va prendre un peu de temps...
Hahum,
ne vous en faîtes pas. Pour le prix que vous me payez, je peux bien
vous écouter quelques minutes supplémentaires.
Merci
beaucoup docteur.
Mais
je vous en prie.
Alors,
tout commença lorsque...
Et
pendant huit longues minutes et quarante six secondes -mon
interlocuteur semblait calculer mentalement- je racontais ma visite
chez mon généraliste, son diagnostique, et le mal insidieux dont je
souffrais depuis des semaines. Mon récapitulatif terminé, il se
leva l'air conquérant.
Je
vois... Il a donc dit que vous étiez apyrétique. J'ai du mal à
voir en quoi cela soulèverait un problème...
Je
ne sais absolument pas ce que ça veut dire en tout cas.
Moi
si, mais à savoir ce que cela inclus... Asseyez vous dans la pièce
à coté. Je vais voir ce que je peux faire.
Toujours
peureux, mais confiant que j'allais enfin savoir ce que j'avais, je
me dirigeais dans une pièce blanche du sol au plafond. Un batterie
énorme d'instruments aseptisés était ostensiblement en vue sur une
table proche. Je respirais profondément. Le médecin vînt quelques
minutes plus tard m'ausculter. Successivement, il me fit ouvrir la
bouche, examina ma gorge, ma respiration, m'ordonna de faire des
flexions, puis prit ma tension ; par la suite, ils plongea dans mes
narines et mes oreilles d'étranges tiges argentées avant de me
coller des ventouses sur le corps, reliées à un appareil
électrique. Enfin, il me prit ma température. Quand il eut fini et
me dit de me rhabiller, il murmura pour lui-même...
Etrange,
vraiment, étrange...
Qu'y
a t-il d'étrange ?
Et
bien, malgré tous mes examens, je ne parviens à vous diagnostiquer
qu'une unique chose : vous êtes apyrétique.
C'est...
C'est grave ?
Je
ne saurais vous dire sans des examens plus approfondis. On ne sait
jamais... En attendant, il est l'heure de nous quitter. Vous
règlerez ma secrétaire.
Mais...
Il me
reconduisit une main dans le dos vers la porte.
Je
vous remercie de votre visite monsieur, je suis sûr que tout ira
bien ; au plaisir de vous revoir.
Heu...
Merci... Moi aussi.
Et la
porte se ferma brutalement. Ainsi donc, j'étais abandonné de tous.
Et toujours ce mot qui revenait sans cesse : apyrétique, dont la
signification m'échappait totalement.
L'humeur
grincheuse, le moral dans les chaussettes, la forme à Z, je
poursuivais ma vie douloureusement dans les jours qui suivirent. Même
l'élite des médecins ne pouvaient savoir ce que j'avais, ou en tout
cas me guérir d'une quelconque façon. Toutefois, dans ma misère
médicale, je trouvais une nouvelle forme d'assurance. Solitaire, je
devenais combattif : la maladie ne triompherait de moi qu'après une
âpre bataille. Un soir où il me restait quelques forces, je prenais
ma voiture et me rendait dans l'hôpital le plus proche. Une
véritable pagaille semblait régner dans le lieu. En effet, c'était
un soir de fête. Par « pagaille », je n'entendais pas
que le personnel hospitalier faisait la ribouldingue ou une orgie,
mais que les blessés affluaient nombreux. Apparemment, un important
carambolage avait eu lieu à quelques kilomètres de là, et
plusieurs individus semblaient se trouver suspendus entre la vie et
la mort. Entre le coma et la mort aurait été plus correct. Je
restais donc dans un coin, laissant passer les médecins,
chirurgiens, infirmières ou aides-soignantes débordés. Après une
heure, lorsqu'on eut désaffecté une plaie purulente, un interne aux
yeux vagues s'occupa de ma présence.
Et
vous ! Vous êtes là pour quoi ?
Heu...
Et bien voilà... Je vais succinctement vous expliquer... Une
sonnerie de portable retentit.
Excusez-moi, on m'appelle...
Sans autre mot, il se volatilisa. Je dus attendre un bon quart
d'heure avant qu'il réapparaisse, encore plus énervé et fatigué.
Oui, vous vouliez ?
Heu... voilà, je suis là parce que... Une sonnerie de portable
retentit à nouveau.
Pardon, mais on m'appelle. Je suis à vous directement après...
Et voilà... Le manège recommençait... Cinq minutes, puis dix, puis
vint, puis trente passèrent. Au bout d'une nouvelle heure, je
m'asseyais dans un coin. Plus le temps passait, plus j'entrai dans un
état de semi-léthargie. Vers les quatre heures du matin, mon
interne refit surface...
Hey vous, dégagez le passage, on est débordés ici ! Que faites
vous ici d'abord ?
Hahum ! Vous m'aviez dit de patienter ici...
Haaa ?
Oui... Le problème, c'est que je commence à ne plus devenir
patient du tout. J'aimerais d'ailleurs être « patient de cet
hôpital » tout court...
Bref, qu'est ce que vous avez...
Et bien voilà, après avoir consulté un généraliste et un
spécialiste, on m'a diagnostiqué le fait que j'étais apyrétique.
Devant l'air dubitatif de l'interne, je décidais de continuer.
Et donc, je venais vous voir pour ça...
Je vois... Et vous ne souffrez de rien d'autre ?
Heu, je ne crois pas, mis à part que je suis apyrétique.
D'accord, et vous venez dans un service des urgences parce que vous
êtes apyrétique ?
Oui.
Parfait, je comprends tout... Et bien écoutez mon ami, votre cas ne
relève pas de notre... branche. Mieux vaudrait vous adresser à un
psychiatre si vous voulez mon avis.
Je fus passablement étonné.
Un psychiatre dites-vous ?
Oui, un psychiatre. C'est la personne qui est le plus en mesure de
vous aider en ce moment.
Merci, mais... Il saura quoi faire pour mon problème apyrétique ?
Oui, soyez en certain. Sur ce, je ne vous retiens pas. Bonne journée
monsieur.
Sur ces mots, l'interne s'éclipsa en grognant avant de courir dans
une autre direction. Je fus à la fois contrarié et heureux. Mon mal
n'étais pas guéri, mais je savais enfin à qui m'adresser, même si
l'idée d'être soigné par un psychiatre pour une maladie
physiologique et rare semblait bizarre.