Voici un texte écrit il y a un petit moment déjà, lorsque Ram' et moi n'étions pas encore un couple mais bien deux âmes qui se doutaient qu'il se passait quelque chose, sans pour autant oser nous l'avouer à nous même. J'avais alors écrit ce petit récit onirique pour faire sortir ce que je ressentais, ce que nous ressentions. A l'occasion de l'anniversaire de l'amour de ma vie, je le poste enfin. Voici ce que nous avons été, voici ce que nous sommes. **********************
- C’est vous le peintre ?L’homme se retourna lentement, avec réticence. La voix féminine, aiguë, pointue, était à l’image de la demoiselle qui se tenait devant lui. Visage lisse et bouche pincée, yeux anthracite et robe de velours, la petite noble s’était parée pour l’occasion de ses bijoux les plus coûteux. D’un geste las, il lui désigna l’entrée de l’atelier.
Le bâtiment était bas, ramassé sur lui même, et semblait s’appuyer d’un air ennuyé sur ses voisins mitoyens. De temps en temps, comme aujourd’hui, sa bouche sombre laissait entrer les clients qui désiraient obtenir de lui une étincelle de son talent, afin d’orner leur cheminée de leurs sourires figés. En échange, leur or permettait au Peintre d’acheter une miche de pain, un bout de fromage et quelques pigments.
S’effaçant galamment devant le froufroutement agacé de la cliente trop pressée, le jeune homme sentit son cœur se serrer. Son grand tableau ne serait pas pour aujourd’hui, pas avec ce visage sans aspérité et cette âme vide.
La cliente s’installa d’elle-même sur le petit tabouret posé au centre de la percée lumineuse d’une lucarne, les gants posés sur ses genoux, impatiente et le regard sévère.
Le mélange des couleurs avait toujours été un moment particulier pour le Peintre. Broyer les fragiles bâtons de pigments, recueillir la poudre évanescente, sentir leurs parfums piquants se diluer dans l’onctuosité huileuse des solvants, pour qu’enfin s’exhalent les couleurs chatoyantes à la texture grasse et généreuse. Sa recherche de la teinte parfaite était perpétuelle, et la découverte d’un rouge lumineux ou d’un bleu puissant provoquait toujours chez lui, malgré l’habitude, le léger frisson d’excitation d’un amant.
Une fois les couleurs mélangées, le Peintre plaça la toile vierge sur le chevalet, face à la petite noble sans expression, et leva son pinceau…
Un rire s’égraina, notes claires se détachant sur le calme ouaté de l’atelier. A travers le mur, des murmures excités d’enfants impatients.
Chut ! Chut ! Puis une voix, chantante et douce.
- Imaginez, mes chers petits, un pays lointain où hommes et rois vivent en paix. Que la vie est douce en cette contrée ! Nul n’aurait su dire si…La voix racontait, berçante, hypnotisante. Le timbre délicat montait en pleins et en déliés, et les mots coulaient en fleuve tranquille, formant un delta de paysages multicolores et d’épopées fabuleuses. Le pinceau suivait le même cours, tantôt rapide et tourbillonnant, tantôt calme et paisible.
Lorsque le dernier mot s’évanouit, le Peintre reposa ses pinceaux, épuisé, et s’écarta de deux pas. Le tableau était fini. Mais ce n’était pas un portrait. Il entendit derrière lui le hoquet furieux de la jeune noble, courroucée, puis le bruit sec de ses bottines dans le couloir.
Le Peintre s’ébroua, comme au sortir d’un rêve, et il lui sembla que la lumière n’était plus aussi douce qu’auparavant. Il regarda songeusement le mur d’où avait filtré la voix. Qui était-elle ? Presque à regret, le Peintre longea à son tour le couloir et retrouva avec douleur la chaleur brutale du soleil de midi. Il installa son tableau contre les briques, pour lui permettre de sécher. Hésitant, il contempla, étonné, cette toile qu’il n’avait pas eu conscience de peindre.
- Ce n’est pas la Dame.Le Peintre sursauta, surpris. Il ne l’avait pas entendue venir. La jeune fille se tenait à ses côtés, et contemplait, très sérieuse, la toile en train de sécher. Elle répéta :
- Tu n’as pas peint la Dame.Le Peintre haussa les épaules.
- Non, c’est vrai, ce n’est pas elle. Elle était furieuse. Elle est partie sans l’emporter.Puis, levant un regard curieux, il demanda :
- C’est toi qui a raconté cette histoire aux enfants, tout à l’heure ?La jeune fille détacha son regard de la toile, et tourna légèrement la tête vers le Peintre. Sans être d’une beauté éblouissante, son visage semblait illuminé. Ses yeux étaient un peu lointain, comme si le monde n’était pas assez parfait pour elle.
- C’était moi. Je suis conteuse. J’écris aussi. Puis, après un court instant de silence, elle précisa :
- Je viens d’arriver. Je ne reste pas. Le Peintre se tourna de nouveau vers l’énigmatique portrait, songeur. Une révélation le frappa.
- Elle a ton sourire…Elle a tes cheveux aussi. Elle te ressemble…On dirait ton miroir, tu ne trouves pas ?
- Elle a tes yeux. C’est ton miroir à toi aussi. Le Peintre ferma les yeux, ressentant à présent comme une caresse la brûlure du soleil. Le parfum fleuri de l’inconnue lui montait à la tête, comme sa voix l’avait fait quelques instants plus tôt dans l’atelier. Le monde avait changé. Sa présence l’avait transformé.
Rouvrant soudain les yeux, le Peintre fixa une toile vierge, sur laquelle se découpaient nettement leurs deux ombres côte à côte. Son cœur se mit à battre plus vite. Son Tableau était là.
De la pointe d’un fusain, le Peintre commença à tracer le contour de leurs silhouettes, sombres sur le blanc éclatant du tissu tendu.
- C’est toi et moi ?
- C’est Elle et Lui.
- Ils ne se connaissent pas.
- Si. Ils ne se sont jamais vus, mais ils se connaissent. Ils n’ont qu’une seule âme pour deux visages.
- Il doit avoir les yeux clairs, c’est un artiste. C’est un rayon de soleil.
- Elle a les yeux sombres, elle le regarde. Elle lui sourit.
- Ils s’aiment alors ?
- Non, ce n’est pas de l’amour. Ils ont trouvé leur perfection.
- Tout est fini pour eux?
- Non, pas encore. Ils doivent encore créer leur monde. Le temps s’étire, langoureux. Leurs voix s’entremêlent, et sous les mains du Peintre les couleurs fusionnent, les traits se dessinent, les visages prennent vie.
- Ils ne se touchent pas.
- Si, leurs mains sont unies. Ses doigts sont tachés d’encre. Elle devra écrire leurs rêves.Soudain, il est là. Le Tableau tant attendu. Le chef d’œuvre de sa vie. Elle et Lui.
L’instant est silencieux. Délicat.
- Tu ne signes pas ?Le Peintre hésite, puis renonce, vaincu.
- Non, je ne signe pas. Ce tableau n’est pas de moi…