Voilà un texte écrit récemment, après les grèves du 2e semestre. C'est plutôt le résultat d'une impression générale, plus qu'un postulat politique. Et traiter ce sujet m'a permi d'expérimenter une nouvelle approche dans mon écriture.
Donc Enjoy... ou pas ^^
Les pavés de l'indifférence
Octobre 2009.
Le soleil se lève a peine. Une jeune femme se traine sur le sol rugueux de La Défense.
Son jean est déchiré. Ses genoux sanguinolents raclent le sol au moindre mouvement..
Des mèches de cheveux volent devant ses yeux. Ils étaient beaux ses cheveux.
A certain endroits ils collent à son crâne, à d'autres ils forment d'irrégulières touffes, aussi sèches que la paille. Son oeil droit ne s'ouvre plus, une auréole noire le cerne. Ses ongles sont tombés, et à chaque avancée de ses doigts, une symphonie de douleur l'enveloppe. Mais la jeune femme avance toujours, car elle a espoir. D'entre ses lèvres craquelées s'échappe un mot soufflé à l'infini : Tuée.... Tuée...
Elle atteindra les marches.
***
Un bel homme écoute ses talonnettes claquer dans le couloir du métro. Son costume
bleu nuit tombe parfaitement et sa cravate est impeccablement ajustée. Ses traits fins, sa haute taille et son teint légèrement halé lui assurent toute l'attention de la gent féminine ; chose dont il n'est pas peu fier.
Le voilà sur le quai. Plusieurs têtes se tournent pour le regarder.
Cinq... C'est peu.
Le ver des villes arrive. Les portes s'ouvrent et l'homme constate avec agacement que toutes les places assises sont occupées.
Il n'a que deux stations, mais quand même. La position assise lui aurait évité de compenser les brusques décélérations de la ligne 1, et le contact légèrement poisseux de la barre
centrale.
Le jeune homme déteste cette barre tiède, et il s'imagine à chaque fois les milliers de mains moites qui l'ont aggripée. Mais soit, il restera debout.
Cette journée commence mal.
* * *
Il est près de huit heures. Une masse compacte de jeunes cadres dynamiques se répand sur la grande place de La défense.
La jeune femme est à présent à une vingtaine de mètres de l'escalier monumental de l'Arche. De son oeil a demi fermé elle perçoit les formes sombres qui se meuvent autour d'elle.
Un talon d'ébène vient écraser son mollet. Ses dents se serrent. La douleur est à présent un compagnon de voyage à qui elle a cessé de demander le silence. Une femme au tailleur immaculé trébuche et vient planter un pied dans ses côtes. Le déséquilibre est vite compensé et la femme au tailleur continue son chemin comme si rien ne s'était passé.
Dix mètres des marches.
Des moignons en guise de doigts. Des branches bleues en guise de bras, la jeune femme se traine toujours, invisible et lynchée par indifférence.
* * *
Le bel homme aux talonettes sort de la bouche du métro au milieu de la place. Il marque une pause de quelques secondes. A la vue de ces tours de verre, il sent une vague de fierté l'envahir.
Un léger sourire se dessine surson visage d'oiseau de proie. Le soleil matinal d'octobre éclaire
faiblement les murs blanc de L'Arche. Il avance à présent à grandes enjambées vers les marches du gigantesque immeuble au centre vide. Il se sait entouré d'autres
semblables à lui, mais son sourire ne faiblit pas. Il est unique, aime l'art moderne, écoute du jazz et adore la cuisine asiatique. Il est supérieurement libre, superbement sûr de lui.
Voilà l'escalier à moins de cinq mètres.
* * *
Une marche. Deux marches, trois marches... Une vigueur nouvelle s'empare de la jeune fille. Toujours rampante, bandant ses muscles meurtris, elle gravit. Chaque rebord est une épreuve, une falaise infranchissable. Mais faiblir c'est mourir.
Alors elle monte, car son message doit être entendu une dernière fois, par le plus grand nombre d'individus.
Une semelle broie sa main. Une de plus.
Au milieu de l'escalier un plat d'un mètre environ. C'est ici qu'elle parlera. Une marche encore.
Puis sa main arrive sur le rebord tant attendu. Il n'y a plus de pensées il n'y a que la douleur et ce mot comme une incantation qui gronde dans son corps en ruine. Tuée... Tuée... Tuée. Elle se dresse, lentement, sur un genoux, puis l'autre... Et retombe face contre terre, sa tête heurtant le sol blanc.
Blanc et rouge.
Elle vit toujours, et tente sa chance à nouveau.
Elle pose son pied et le regarde comme s'il ne lui appartenait pas.
Dans un gémissement elle se lève.
Paris est belle ce matin. Paris doit l'entendre.
Elle déglutit une boule au goût de sang et rassemble ses pensées. Elle va parler, ses lèvres
s'entr'ouvrent et déjà l'on sait que son cri désespéré déchirera les murs.
Le bel homme aux talonettes la bouscule sans la voir.
Elle se regarde tomber. Elle rejoint ces marches blanches qu'elle hait et qu'elle adore. Son crâneheurte une nouvelle fois le sol.
Les gens continuent d'aller et de venir.
L'homme aux talonettes a fait tomber son portable juste à côté de la tête de la
jeune fille. Il se penche pour ramasser l'objet. Il ne la remarque pas, mais il entend ses derniers soupirs, dans lesquels elle trouve encore la force de s'exprimer:
« Tuée... Tuée.
L'Université est morte. Bourreaux de travail...... bourreaux
de l'avenir, je vous maudit... Je vous maudit.»
Le bel homme se redresse, son sourire n'a pas disparu.
Paris est belle ce matin. Paris ne l'a
pas entendue.