THE ONE

Île artificielle de Moqjaya, Océan Pacifique. 12 Juillet 2008. Heure locale : 13h50.

Le claquement rapide de talons hauts résonne sur le carrelage de la clinique et Ted, faisant mine d’en ignorer la provenance, continue de fixer le corps étendu derrière la vitre et les deux chirurgiens qui s’entretiennent à son propos. Il y là-dedans une batterie de machines qui semblent ne servir à rien et c’est tout juste si on a pris la peine de poser une transfusion à la fille. A l’heure qu’il est, elle vient juste de rentrer dans l’Histoire, elle n’est seulement devenue que l’idole du monde entier et, quoi, on ne la fout même pas sous respiration artificielle ? Ces chirurgiens sont vraiment des branleurs. Un léger soupir d’impatience lui parvient et il ne peut plus feindre d’être perdu dans ses pensées, alors il se retourne vers Keren. Elle est grande, mince et le fixe d’un air froid derrière des lunettes de soleil qu’elle persiste à porter en intérieur. L’austérité de son tailleur rose ne suffit pas à cacher des formes qu’on devine au moins avantageuses et le chignon brun qu’elle arbore ne fait que compléter cette impression d’hypersensualité contenue qui lui vaut d’être idolâtrée par un nombre incroyable d’hommes et de lesbiennes. Cette petite conne se la pète violemment mais après tout il y a de quoi : dans le genre pin-up machiavélique, elle est hors-catégorie.

_ Tiens Keren, je t’avais pas entendue venir. Quel bon vent t’amène dans le couloir de la mort ?
_ Hey, Ted. Le Directeur souhaite te parler.

Elle lui tend une sorte d’adorable petit talkie-walkie métallisé et il réalise qu’elle porte des gants de soie blancs. Quelle idée de porter un truc pareil ; elle se prend pour Mickey Mouse ou quoi ? Il se ravise : Mickey Mouse en 95C.

_ Je suppose que c’est pour me féliciter du record d’aujourd’hui.
_ A lui de te le dire.

A peine lui a-t-elle donné l’appareil, en redoublant de virtuosité pour que leurs mains ne rentrent pas en contact, qu’elle tourne les talons et repart du même pas pressé, sans doute un peu plus rapidement qu’elle n’est venue.

_ Keren !

Elle fait semblant de ne pas entendre.

_ Keren ! J’avais pensé que maintenant que je vais devenir super riche, on pourrait éventuellement aller tous les deux, disons, au Moqwaï’s Café, partager un rail et même s’envoyer en l’air dans ma suite. Qu’est-ce que t’en dis ?

Elle ne prend pas la peine de se retourner, ni même de s’arrêter, et fait porter sa voix à travers le couloir.

_ Ted, tu es un tel monument de connerie que tu devrais t’inscrire à l’UNESCO.
_ Tu me feras une lettre de recommandation alors. Je suis sûr que même là-bas t’es passée sous les bureaux.

Elle tourne à droite et disparaît ; ne reste d’elle qu’une traînée persistance de parfum, forte mais loin d’être désagréable : Dior, sans aucun doute possible. Putain, quelle fille ! Elle ferait une parfaite méchante pour un James Bond. Le talkie-walkie se met à crachoter. Il le porte à l’oreille.

_ Hey, boss !
_ Hey, Ted. Qu’est-ce que j’entends ? Tu te disputais avec Keren ?
_ Deux fois rien, boss. On se taquinait juste un peu.
_ Ecoute, Ted, tu fais un super boulot et tout ça, surtout le coup de théâtre de ce matin, mais il faut que je te prévienne : à propos de Keren…
_ Boss, quoi, c’était de la ta-qui-ne-rie.
_ Laisse moi finir, mec. A propos de Keren, vous bossez ensemble ok ? Mets-toi ça dans le crâne, Ted…
_ Mais boss, mais…
_ Tu serais cool de plus m’interrompre, mec. Je te le répèterai pas. Ne fais pas chier Keren, Ted, ok ?
_ Bien sûr, boss, c’était seulement…
_ Me force pas à choisir entre vous deux, mec.

Ça, c’est sûr qu’à choisir, elle devait faire des meilleures pipes.

_ Compris, boss. On arrête de… déconner.
_ Content de te l’entendre dire.
_ …
_ Bon allez, Ted. Fais pas la gueule. Tu te doutes bien que je t’appelle pas pour des mauvaises nouvelles.
_ C’est à vous de me le dire, boss.
_ Est-ce que le chiffre de deux milliards neuf cent millions te dit quelque chose ?
_ Ben… je dirais que ça représente quelque chose comme un tiers de la population mondiale.
_ Et quoi d’autre ?
_ Hé ben, soit il s’agit de ma nouvelle augmentation… En dollars…
_ Ne rêve pas trop, mec.
_ Soit c’est l’audience d’aujourd’hui.
_ Bingo, mec !
_ Putain, boss… c’est juste… énorme.
_ Ne jure pas comme ça, Ted. Y’a que moi qui aie le droit.
_ Pardon, boss.
_ Comment va la fille ?
_ Je dirais que ça a l’air d’aller. D’ici, je vois qu’ils l’ont juste mise sous perf’.
_ Attends attends, mec. Je te paye pour que tu me racontes ta vie ou pour avoir des informations précises ?
_ Heu… je vais demander à l’un des chirurgiens, boss.
_ Je préfère ça.

Ingrid, notre chère petite Française, tu vaux désormais de l’or.