gaba
Nombre de messages : 598 Age : 37 Date d'inscription : 28/11/2011
Personnages RP Pseudo: Abeline Lamesain Pseudo : Pseudo :
| Sujet: Les boules et les sphères Dim 12 Oct - 12:23 | |
| - Spoiler:
Ce récit vient d'une envie de parler de combats aériens, après la lecture de Double Eagle de Dan Abnett. J'ai mis ça dans un univers Steampunk (histoire de faire original quand même et de me démarquer de la source d'inspiration). Le plus dur a été de refréner mon style pour m'adapter à celui du narrateur/personnage qui n'est pas du tout un littéraire.
Les boules et les sphères L'univers est vaste. Des milliards de galaxies contiennent chacune des milliards d'étoiles et des planètes en veux-tu en voilà. La plupart de ces planètes sont inhabitées, mais ça en laisse un bon paquet qui fourmillent de vie à la surface. Comme nous auparavant. Je sais ce que vous vous imaginez, mais non, on n'a pas disparu dans un grand cataclysme. On a juste déménagé. Bon, pour le cataclysme vous avez raison. La surface, beaucoup ne s'en souviennent plus et encore plus sont nés trop tard pour l'avoir vu un jour. On vit tous sous terre maintenant, mais en fait on a de l'espace. Beaucoup d'espace. Ça intrigue toujours les jeunes à l'école, cette histoire de boules et de sphères. Ils comprennent globalement que les boules c'est plein et que les sphères c'est creux, mais là où ça se gâte c'est quand on leur explique que les planètes sont généralement des boules et que leurs habitants, s'ils en ont, vivent à la surface. C'est en général le moment où s'expriment toutes les incrédulités. Comment ils font pour respirer ? Comment ils résistent à la force axifuge pour ne pas tomber ? Et le flux particulaire solaire ne les grille pas ? Les jeunes s'imaginent qu'on vit à notre époque depuis le début. De la même manière qu'ils ne conçoivent la vie sans les machines à vapeur, les engrenages ou le courant particulaire., ils n'imaginent pas qu'on puisse vivre à la surface d'une planète. Il faut dire qu'on doit être les seuls dans l'univers à vivre à l'intérieur d'une planète creuse.
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« La batterie particulaire est chargée et les lampes chauffent. - Chaudière ? - Dix-huit point deux atmosphères, m'sieur. » Je m'apprête à rappeler mon grade au mécano, mais réflexion faite je ne suis pas sûr de préférer "capt'ain" à "m'sieur". Je passe donc à la suite. « Charbon ? - Le plein est fait, vous avez trois heures d'autonomie. - Gouvernes de roulis ? - Ça marche. - Le lacet ? - C'est ok. - Tangage ? - Toutes les gouvernes fonctionnent. - Armement ? - Les six canons sont chargés, deux balles et quatre mitrailles. - Tu as le bulletin météo ? - Deux hexas de nuages, vent à vingt nœuds en sens rotatif, luminosité à trente-cinq torches. Un décollage en contre-rotatif, ce sera du gâteau pour vous, m'sieur Diggs. » Le cataclysme a changé notre perception de l'est et de l'ouest, alors plutôt que de tout le temps chercher à savoir si on parle de l'ancien ouest ou du nouveau, on parle désormais par rapport au sens de rotation de la planète. Et pour un pilote, ça a de l'importance. « Merci Randy, tire-toi de là et lève le Jaune. - Tout d'suite m'sieur. » Après s'être éloigné de quelques mètres, le mécanicien Rand Gordon lève un fanion jaune et l'agite en direction de la plateforme des opérations. J'allume le poste à pyrite dans le même temps et m'empare du pavillon : « Ici Leader Stormbee, demande d'autorisation de décollage. - Autorisation accordée. Bon vol Stormbee 1. » Un drapeau vert se lève quelques secondes après sur la plateforme, confirmant la permission du circuit pyritique. J'enfile mon masque respiratoire et mes lunettes de protection, même si je n'aime pas le contact du cuir sur mes poils. Puis je pousse doucement la manette vapeur, la "vap" comme on dit dans notre jargon, et je vois bouger l'un des innombrables câbles qui passent sous mon siège. Les soupapes ainsi actionnées libèrent la vapeur sous pression qui se précipite vers les deux sphères entre mes ailes et jaillit bientôt des tubes coudés dans un sifflement qui monte vite vers les aigus. Les hélices ainsi entraînées se mettent à tourner de plus en plus vite, poussant mon biplan sur la piste. Je laisse bientôt derrière moi la base aérienne de Machenbourg.
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Voler, c'est notre rêve depuis que le premier de nos ancêtres a observé les trajectoires majestueuses des aviens. On a longtemps essayé, de toutes les manières. Ça va du héros mythologique qui dresse un cormoraigle pour s'échapper d'un labyrinthe aux prototypes qu'on faisait décoller avec une baliste avant de les voir s'échouer lamentablement au sol, en passant par les dessins d'un ingénieur autodidacte trop occupé par ses peintures pour passer à la phase réalisation. Ça n'a jamais marché, on ne s'est jamais affranchi de la force de gravité. Jusqu'à l'arrivée des envahisseurs. C'est plutôt ironique quand on y pense. Nos ennemis mortels, ceux que nous combattons tous les jours depuis bientôt soixante-dix ans, nous ont donné cette liberté dont on rêvait tant.
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Le manche est un peu raide, il faudra regraisser les câbles au retour, mais le vol se passe bien. Aujourd'hui c'est juste une mission de patrouille en solo, mes gars sont en alerte, prêts à décoller. Comprenez qu'ils sont en train de jouer aux cartes, contents que ce ne soit pas leur tour de surveiller les fissures. La plus proche est à vingt miles de la base, j'y arrive en dix minutes. Je l'observe en la contournant, prenant garde de ne pas passer directement au dessus.
Les fissures sont la source du peu de lumière que nous avons, ce sont d'anciennes cheminées volcaniques vides et refroidies depuis longtemps. Elles traversent la croûte, ultime vestige de notre planète, et elles apportent le soleil et les ennuis à l'intérieur. C'est par là que passent les envahisseurs, mais c'est pour une autre raison qu'elle sont mortelles. On vit dans une obscurité quasi complète depuis des décennies, on s'est adaptés. Une luminosité de cinq mille torches, c'est l'éblouissement assuré et le crash devient ton seul avenir.
La deuxième fissure, celle de Karlein, n'est pas loin, je peux voir sa projection sur les fumées que rejettent les manufactures de la ville, ainsi qu'un point lumineux qui la remonte. Le cuivre qui recouvre nos fuselages ne produit pas un tel reflet, et de toutes façons je suis sensé être le seul en vol dans ce secteur. Le reflet argenté s'estompe en sortant de la colonne de lumière, mais je distingue la forme caractéristique des ailes en V. C'en est un ! Je suis trop loin de Machenbourg pour utiliser le poste à pyrite. J'actionne donc la lampe à céramique, à l'arrière de mon appareil. Un signal long, un court, pour "présence ennemie repérée". Mes gars sont rapides au décollage, je devrais bientôt avoir du renfort. Un rapide coup d’œil au manomètre m'indique une pression de quinze point trois atmosphères dans la chaudière. J'active le tapis roulant pour amener plus de charbon au foyer et je fonce vers l'ennemi. Inutile d'essayer de le prendre par surprise, ils savent toujours où nous trouver. Même quand on est sur leurs six heures, leurs appareils à bobine nous détectent. C'est une application des vagues particuloboussoliques, disent les ingénieurs, mais ils n'en savent pas plus et sont bien incapable de la reproduire. Là, je le vois ! Un modèle qu'on appelle Huitzil, en référence aux petits aviens des forêts équatoriales, et parce que c'est le plus agile de leurs appareils. Ouvrant les soupapes au maximum, je fonce à plus de cent-cinquante nœuds vers ma cible qui en fait de même. Au dernier moment, je tire une salve de grenaille. Face à face, avec des vitesses relatives aussi importantes, il ne peut pas éviter le cône de plomb qui s'élargit. Mais il l'évite quand même. Je cherche encore l'épave enflammée que je m'attends à voir quand les rayons lumineux me dépassent. Ce petit salopiaud est sur mes six heures. Je dois me dégager de là vite fait. J'enclenche la soupape de sécurité de ma chaudière, prévue pour les cas de surpression, mais que tous les pilotes chevronnés utilisent comme accélérateur pour se sortir des mauvais pas. La vapeur fuse de l'arrière de mon appareil, le propulsant violemment et me collant au fond de mon siège. Je gagne soixante nœuds mais je perds cinq atmosphères. Il faut que je m'en débarrasse. Pas facile quand on est surclassé à la fois en vitesse et en maniabilité, mais en soixante-dix ans, on a appris quelques trucs. Premier truc : ne jamais voler en ligne droite. Je me démène pour tourner à gauche et à droite, piquer du nez et brusquement remonter en chandelle. Toutes ces acrobaties ne suffisent pas à le faire décrocher, mais j'évite au moins les traits de lumière. Deuxième truc : ne pas regarder l'ennemi de trop près. Leurs moteurs à flammes et leurs canons à lumière sont aveuglants dans cette pénombre qui nous sert d'atmosphère. Je n'ai pas ce problème pour le moment puisqu'il est sur mes six heures. Troisième truc : savoir utiliser toutes les ressources du Destrier modèle 88. Notamment la voile de freinage normalement conçue pour l'atterrissage. Un levier actionné et le tissu se déploie de la queue de mon engin. Je reviens brutalement à cent nœuds, laissant mon poursuivant me dépasser par le dessus. J'abaisse dans le même temps mon masque en verre fumé pour me protéger de son moteur arrière et je largue la voile pour ré-accélérer. Le chasseur devenu proie s'éloigne rapidement, je n'ai que quelques secondes pour tirer. Beaucoup de pilotes novices ne jurent que par la grenaille, arguant qu'il est plus facile de toucher la cible avec un cône de trente degrés. Mais avec cette vitesse relative, les plombs ne perceront pas la carlingue de la cible. Je tire donc une balle en visant un peu en dessous de la cible. En aviation, tirer sur la cible ne sert à rien, il faut tirer là où la cible va être. Le boulet percute le ventre de l'appareil et retombe. L'espace d'un instant je peste contre ma malchance, mais je réalise ensuite que l'envahisseur n'a pas dévié de sa trajectoire et ne fait apparemment aucun effort pour se dégager. Sans le perforer, le projectile a embouti la coque suffisamment fort pour endommager quelque chose à l'intérieur, et je soupçonne que ce quelque chose est important pour diriger l'appareil. La trajectoire est clairement descendante, et l'ennemi ne tarde pas à labourer le sol dans une débauche de flammes. J'envoie le signal cible abattue, trois impulsions courtes via ma lampe à céramique. Rien ne s'allume, le filament a été brisé, probablement par un tir. La lumière tuée par la lumière. Ça me rappelle le quatrième truc : toujours vérifier que tout fonctionne correctement, via les diverses lumières et cadrans du tableau de bord. Le manomètre m'indique qu'il ne reste plus que neuf point un atmosphères dans la chaudière. Ça va prendre du temps de remonter à une pression correcte. Je tire donc le levier de commande du tapis roulant. Rien ne se passe. J'ai assez de charbon pour voler encore deux heures, mais impossible de l'amener au foyer. Je réduis la vap aussi bas que je l'ose sans faire décrocher mon Destrier et me mets en route vers Machenbourg.
***
Nous sommes en guerre depuis soixante-dix ans et on n'a jamais réussi à communiquer avec les envahisseurs. Eux n'ont jamais essayé. Il n'y a pas eu de sommation, ni de demande de reddition, ni de négociations. Ils sont venus, ils ont fait un truc de dingue à notre planète et ils se sont installés à la surface. On ne sait pas grand-chose d'eux, à part qu'ils sont beaucoup plus avancés que nous en mécanique, en science particulaire et en tout un tas de domaines technologiques inconnus et qui nous semblent magiques. Ils sont aussi plus forts, plus rapides, plus nombreux, plus tout ce que tu veux. Certains les appellent d'ailleurs les "plus", mais la plupart les appelle les "glabreux". Encore aujourd'hui, on ne connaît presque rien de leurs motivations, juste quelques rapports à propos du métal bleu. Ultra léger et d'une résistance absolue, le métal bleu est partout. Ses veines géantes de centaines de miles s'entrecroisent dans toute la croûte planétaire, formant une toile géante qui nous entoure désormais comme une cage. C'est quand même dingue de voir que ce truc est devenu notre principal centre d'intérêt. On connaît son existence depuis l'antiquité, mais avant la guerre c'était juste une curiosité. Un métal si solide qu'on ne peut rien en faire : il ne fond pas, ne casse pas, n'est usinable d'aucune manière et on ne peut même pas l'extraire. Mais aujourd'hui, c'est à la fois une bénédiction et une malédiction. Quand les envahisseurs ont détruit le noyau planétaire, c'est le métal bleu qui a maintenu la surface en un seul bloc malgré les innombrables fissures qui la parcourent. C'est encore lui qui nous protège contre le flux particulaire du soleil depuis la disparition du champ boussolique en même temps que le noyau. Et on pense que c'est la raison pour laquelle les envahisseurs n'ont pas détruit toute notre planète. Malheureusement, c'est aussi la raison de leur venue. On a envoyé beaucoup de gars dans les fissures, équipés de scaphandres et de bonbonnes d'air, pour qu'ils prennent des images nitrates de la surface. Beaucoup ne sont jamais revenu, et les autres, brûlés par le soleil malgré tout le fer et le cuivre sensé les protéger, n'ont survécu que le temps de nous raconter ce qu'ils avaient vu. Des mines géantes, creusées et exploitées par des béhémoths mécaniques. Et le métal bleu, à l'état liquide, des rivières incandescentes qui s'engouffraient dans les soutes de leurs vaisseaux. Personne ne voulait les croire, on a dit que la lumière les avait rendu fou. Puis on a vu les images : le nitrate ne ment pas. Quand il n'y aura plus assez de métal bleu, la croûte planétaire ne résistera plus à la force axifuge et on mourra. À moins qu'ils ne nous massacrent avant. Ou que l'atmosphère qui s'échappe par les fissures ne devienne trop ténue. Ou encore que le refroidissement climatique ne nous gèle tous.
***
Le sifflement des hélices est de plus en plus faible, de moins en moins aigu. Je vois les pales apparaître par intermittence dans les disques flous et mon appareil tremble, sur le point de décrocher. Je n'ai pas le choix, je pousse la vap pour redonner de la vitesse. L'aiguille du manomètre se met à descendre plus vite et passe sous les cinq atmosphères.
Une hélice peut tourner à partir d'une demi atmosphère, vu que c'est la pression de l'air extérieur. Plus l'air se raréfie au cours des années, plus nos chaudières sont efficaces. Mais en dessous de trois atmosphères on a plus assez de puissance motrice pour se maintenir en l'air.
Ça va bientôt être mon cas, et la base n'est toujours pas en vue. J'ai le doigt posé sur le timbre d'éjection, j'espère que la charge de ballistite sous mon siège réagira si je dois en avoir besoin. Le pavillon du poste à pyrites s'éveille soudain à la vie : « Stormbee Deux à Leader Stormbee, répondez Leader Stormbee. » Je dois abaisser mon masque respiratoire pour répondre. « Ici Leader Stormbee, je vous reçois, lieutenant. - On s'inquiétait pour vous, capitaine Diggs. Statut ? - Critique. Je suis bingo pression, à quatre point cinq atmosphères Je ne pense pas pouvoir atteindre la base. » Un silence, puis Stormbee Deux reprend : « Ça va être compliqué. Indiquez-nous votre position. - Négatif, Je n'ai plus de lampe céramique. - Bon, on se déploie et on ouvre les yeux. On va vous trouver Leader. » Après quelques minutes, j'aperçois un point dans le ciel, qui se concrétise en s'approchant par la forme biplane caractéristique d'un Destrier 88, suivie par un nuage de vapeur indiquant un régime plein vap. À peine ai-je le temps de distinguer les bandes jaunes et noires sur le tissu des ailes que le pavillon s'exprime de nouveau d'une voix féminine : « Ici Stormbee Trois, je l'ai trouvé ! Direction contre-rotative plus quinze degrés. - Bien joué, allume ta lampe et on te rejoint. » la félicite Stormbee Deux. « Leader à Trois, merci beaucoup, mais c'est pas encore parfait de mon côté. - On peut essayer une levrette ? - Ça peut marcher. - Ici Stormbee Quatre, j'ai dû louper un truc là. » Stormbee Deux et Trois éclatent de rire. « Quatre, ici Leader. Une levrette c'est un soutien vapeur, quand tu te mets au-dessus et derrière un coéquipier pour profiter de la portance supplémentaire de la vapeur qui monte. - Je comprends mieux. - Et c'est très efficace quand on a la chaudière bouillante comme Trois. » ajoute Deux. « Ici Trois, je tire autant de coups que vous lieutenant, et je touche plus souvent ma cible. » Nouveaux éclats de rires pendant lesquels toute l'escadrille finit par me rejoindre.
Je suis à trois point un atmosphères lorsque je touche le sol. La chute de pression d'une chaudière non alimentée est exponentielle lorsqu'elle est utilisée, je n'aurais pas parcouru un demi-mile de plus. Et je me serais crashé au moins cinq miles avant d'atteindre la piste sans le soutien vapeur. Je les remercie via le poste à pyrites, je serai moins gentil en session de débriefing.
« Vous étiez passé où, bordel ? » Mes trois pilotes ont des yeux de rapaces, prêts à fondre sur leurs proies. C'est ce qui fait d'eux d'excellents pilotes. Enfin, la majeure partie du temps. Là, ils ont plutôt tendance à détourner le regard. Le lieutenant Jordan Banes, alias Stormbee Deux, n'en mène pas large. Il était responsable de l'escadrille en mon absence. « Capitaine, on a fait aussi vite qu'on a pu. On a décollé dès qu'on a vu le signal. - Vous voulez dire que vous avez allumés vos chaudières dès que vous avez vu le signal ? - Non, capitaine. » intervient Iza "Stormbee Trois" Ramsay : « Les chaudières étaient préchauffées comme le prévoit le protocole de veille. - Et vous avez quand même mis vingt-huit minutes à décoller ! Vous croyez que je n'ai pas consulté le registre ? » Un silence étonné me répond. « Euh… - Oui, cadet Knowles ? Quelque chose à dire ? - Oui, euh… En fait on était en l'air moins de cinq minutes. On nous a dit qu'il y avait eu un crash alors on a laissé les cartes en plan et … - Quoi ! Mais j'ai envoyé le signal lumineux bien avant ça ! - La plateforme ne nous a rien relayé, capitaine. » dit Banes.
« Vous êtes sensé ouvrir les yeux quand vous êtes de garde. Pourquoi mon escadrille n'a-t-elle pas eu mon signal ? » L'observateur me regarde les yeux grands ouverts de terreur, prêt à se pisser dessus. Les contrôleurs et observateurs n'ont pas l'habitude qu'un pilote monte sur la plateforme, et le jeune en face de moi est facilement impressionnable. J'avoue que j'en joue un peu, c'est marrant de le voir bredouiller. « J… j'vous assurejétaisàmonposteetjvousaipasvu... - J'étais juste là-bas ! » Dis-je en pointant du doigt vers Karlein et la portion de ciel où j'ai abattu le Huitzil. C'est là que je réalise mon erreur. La fissure d'où est sortie le chasseur ennemi, la colonne de lumière qui diffuse dans l'air... et mon signal pile sur le chemin. Non mais quel crétin ! Stupide erreur de cadet ! Le gars n'avait aucune chance de voir ma lampe céramique. Il est d'ailleurs sur le point de le signaler devant tous les contrôleurs qui nous observent. Je dois agir vite pour ne pas perdre la face. Je m'approche de lui pour lui parler plus bas : « Bon, je suis toujours vivant et vous êtes au début de votre carrière. Je ne vais donc pas vous pénaliser en ajoutant cet incident embarrassant à votre dossier… à condition que je n'aie pas à me plaindre de vous par la suite. C'est bien compris ? - Ou… oui capitaine. » Voilà, il a compris le message. Ou alors il a trop la trouille pour dire quelque chose. Dans tous les cas l'honneur est sauf.
Après être descendu de la plateforme, je rejoins mes gars pour la suite du débriefing : « Bon, on peut reprendre calmement. - Oui, racontez-nous comment vous avez abattu ce glabreu ? » lance Iza. J'adore me faire mousser, mais pas que ça en aie l'air. Je simule donc la modestie : « Ce n'est pas important, le principal c'est d'avoir un ennemi de moins. - Mais ça pourrait être instructif, pensez au gamin ! » insiste Banes, complice de mon numéro. Le cadet Kaidan Knowles se renfrogne : « Eh ! Moi je vous appelle pas "les vieux" ! - On est tous tes supérieurs, gamin. » lui répond le lieutenant. « Alors tu nous appelles comme ça te chante mais tu nous écoutes. C'est compris ? - Oui lieutenant. » Après cette démonstration d'autorité, j'ai du mal à amorcer mon récit. Heureusement, Iza se dévoue à son tour à la cause de l'autoglorification : « Alors, ce duel aérien, ça vient ? - J'allais y venir justement. Tu vois, Kaidan, quand tu pilotes, il faut garder à l'esprit certains trucs. Et le truc le plus important… - C'est de ne jamais laisser le capitaine Diggs raconter ses exploits ! » lance une voix tonitruante dans mon dos. Je me retourne et me mets au garde-à-vous. J'ai reconnu la voix du général Magleton. « Repos, capitaine. Je voulais voir comment ça se passait. Votre cadet s'intègre bien ? Knowles je crois ? - Oui, Sir. Cadet Knowles, voici Sir John Albus Andronius Benedict Magleton. - Vous pouvez m'appeler "Sir John Albus Andronius Benedict" pour faire plus court. » précise le général. Ce à quoi le cadet répond : « C'est un honneur de servir sous vos ordres, Sir John Albrum Ancron… euh… - Je vous fais marcher, mon garçon. Tout le monde m'appelle Johnny sur cette base. » On rit de bon cœur, le gamin parce qu'il est soulagé que son erreur ne provoque pas la colère du général, et nous autres, ben, parce que le général est un général. Chez les soldats, le sens de l'humour est le même que celui des ordres. « Ceci dit, si je vous impressionne trop, j'accepte "général Magleton" tant que vous n'êtes pas sorti de vos classes. » Magleton se tourne vers moi : « Mais je ne suis pas venu uniquement pour plaisanter. Diggs, j'attends votre rapport de mission, mais j'ai d'ores et déjà pris des mesures. Cet appareil ennemi était sans doute un éclaireur. Stormbee partira donc en patrouille demain à 0600, en conjonction avec Sky Slicer. Vous serez en schéma de relais deux deux avec Eaglawk et Mosquito. - À vos ordres, Johnny. »
***
Le cataclysme a changé beaucoup de choses pour nous. Il y a eu le changement du sens de pesanteur bien sûr, puisque la force axifuge a remplacé la gravité. Mais notre société et notre culture ont été totalement chamboulées elles-aussi. Du temps de la surface, jamais un noble n'aurait adressé directement la parole à un roturier. Les lords ne nous parlaient pas, ils proclamaient à notre attention, s'adressaient d'une voix forte à un point imaginaire dix pieds au dessus de la foule. Et on ne leur parlait pas non plus, on marmonnait vers leurs pieds. À l'époque, on s'était déjà réfugié dans les tunnels sous la surface, seule protection contre le bombardement constant des glabreux. Les nobles pouvaient encore profiter de leur statut, leurs tunnels étaient spacieux quand les nôtres étaient bas de plafond, leurs cavernes étaient des palais avec de grands halls d'entrée à trois étages quand nous vivions dans des caves à peine étayées. Puis les choses se sont inversées. Littéralement. Les plafonds hauts ne sont pas un avantage dans ces conditions. Quand il a fallu déménager en vitesse, ils n'ont pas plus pu emmener leurs beaux châteaux que nous nos caves. Et le fossé s'est encore comblé quand tout le monde a dû mettre la main à la pâte. On a emporté le strict nécessaire, le passage par les cheminées volcaniques a été assez difficile comme ça. Les bibliothèques ont été laissées sur place, à part les ouvrages techniques qui pouvaient être utiles. On a perdu des chefs-d’œuvres, même si le "Guide Exhaustif du Protocole de la Noblesse" de Sir Arthus Dominus Grey en trente-cinq volumes ne manque à personne. Au final les choses sont devenues plus simples. C'est peut-être une mauvaise chose, les vieux diront "sûrement", mais notre priorité est la survie.
***
Je suis levé depuis plus d'une heure, en fait depuis le décollage en trombe des deux escadrilles Eaglawk et Mosquito à 0400. Après un petit déjeuner assez maigre, Je rejoins mes gars sur le tarmac pour les derniers points de briefing. Le gamin est nerveux. Malgré une cinquantaine d'heures de vol, il n'a jamais rencontré l'ennemi, et aujourd'hui pourrait être son baptême du feu. C'est un rite de passage pour les cadets, et la condition pour devenir pilote à part entière. Iza Ramsay joue avec ses mèches rousses, ses doigts s'enroulant dans ses cheveux forment des boucles. Elle fait partie de "mes gars", je faisais la distinction au début, mais elle a demandé à être traitée comme les autres pilotes. Et elle est meilleure que moi quand j'avais son nombre d'heures de vol, pas besoin de la materner. Le lieutenant Banes est égal à lui-même, toujours calme et sûr de lui. Il paraît sérieux mais il sautera sur la première occasion de sortir une blague osée. C'est sa manière à lui de détendre l'atmosphère. Au combat, il est parfaitement focalisé sur sa cible jusqu'à sa destruction, qu'il confirme par une blague salace. Quant à moi, je reste concentré, mon erreur d'hier m'a rappelé que je n'étais pas le pilote parfait. Mais l'important est de l'être aujourd'hui, devant mes gars. Et ça commence avec le briefing : « Bon, officiellement c'est une mission de patrouille, mais l'ennemi sera très probablement au rendez-vous, alors dites-vous que c'est une recherche et destruction. Nos canons ne sont pas chargés comme d'habitude, deux mitrailles et quatre obus explosifs pour chaque appareil. Les Palefrois 74 des Sky Slicers nous couvriront contre les chasseurs ennemis, s'il y en a. Pour nous c'est la chasse au gros. Les Palefrois décollent avant nous mais vos Destriers doivent être sur la piste le plus tôt possible. Le QG a envoyé le dirigeable Lord Janus pour nous épauler, ses diodes à vide amplifieront nos communications pyritiques, et on sera donc en liaison avec la base et les trois autres escadrilles. On a plus beaucoup de dirigeables alors il faudra veiller sur lui. Attention à la météo, on est à quatre hexas de couverture nuageuse, avec des vents de fissures en rafales et ça ne va pas s'améliorer. Des questions ? » Personne ne dit rien. Personne n'a jamais de questions. Même quand ils devraient en avoir. « Bien, tout le monde a fait les contrôles de son appareil ? - Oui capitaine. » répondent Ramsay et Banes. Je me tourne vers Kaidan : « Cadet Knowles ? - Mon mécanicien m'a assuré que tout est en ordre. - Il faut que tu le fasses toi-même. Tu vois, le mécano… - Il est jaloux parce que tu voles et pas lui, il se tape ta femme pendant que tu es en l'air et si tu as un pépin c'est pas lui qui se crashe ! » me coupent les deux autres. Ce n'est pas la première fois que je sors cette phrase. Le gamin bredouille : « Je vais le faire tout de suite, capitaine. » Avant de partir en courant.
L'épaisse fumée noire du Lord Janus est visible de loin, et masque pratiquement le dirigeable dans un nuage de suie. Les aérostats consomment énormément de houille pour alimenter l'énorme chaudière qui les propulse et alimente leurs circuits particulaires. Mais là ça fait beaucoup de fumée. J'active mon circuit pyritique : « Leader Stormbee à Lord Janus. Quel est votre statut ? - Ici Lord Janus, nous avons subi une attaque de Huitzils, mais les Mosquitos les ont engagé plus loin en sens rotatif. - Des dégâts ? - Quelques diodes brisées et l'une de nos soutes à charbon a pris feu sous les tirs. On travaille dessus. » Mon sang se glace quand j'entends ça : un incendie juste en dessous d'un ballon gonflé à l'hydrogène. « Vous maîtrisez la situation ? - C'est bientôt réglé, on fait sauter les derniers boulons. » Je ne suis pas pompier, mais je pense que la transmission est mal passée. « Je vous reçois mal, Lord Janus. Vous pouvez rép… » Le dirigeable largue soudain une cascade de flammes et remonte brusquement de plusieurs dizaines de pieds. Ils viennent tout simplement de vider la soute. « Oubliez ça Lord Janus. Vos procédures anti-incendie sont radicales. - Ça ne nous sauvera pas si ces Huitzils reviennent. Les Palefrois des Mosquitos nous signalent qu'ils sont presque à sec. - Ici Leader Sky, on va relayer les Mosquitos. » Les six Palefrois qui nous accompagnent virent sur l'aile en synchronisation parfaite, beaucoup plus rapidement que ce qui est possible pour des Destriers.
Ce modèle a été développé pour répondre à la maniabilité des Huitzils selon un principe simple : on s'est débarrassé de tout sauf de la propulsion. Le résultat est un espèce de cylindre que chevauche le pilote, doté d'ailes minuscules et d'ailerons en X, avec une hélice à l'avant et une à l'arrière. L'armement est réduit à un fusil à répétition vapeur au bout de chaque aile. Les canons à mitraille seraient trop lourd et peu adaptés à la mobilité du Palefroi 74. Je me dis souvent qu'ils sont fous d'affronter l'ennemi sans la protection d'un cockpit, mais leur ratio de pertes est meilleur que le nôtre.
En voyant s'éloigner les Sky Slicers, je réalise que le dirigeable n'a plus d'escorte pour le protéger. « Lord Janus, on va vous couvrir le temps qu'ils reviennent. - Négatif, Eaglawk a un visuel au nord, mais ils signalent un bingo charbon imminent. - Ils ont précisé la nature du contact ? - Juste des hostiles. Je vous mets en communication avec eux. » J'entends le grésillement des fiches débranchées et rebranchées, puis une nouvelle voix plus lointaine avec un peu de friture : « Ici Eaglawk Leader, me recevez-vous ? - Quatre sur cinq. On aura pas mieux. Quelle est votre situation ? - On a des bombardiers Kunturs qui se dirigent vers les manufactures de Karlein. Probablement avec une escorte. Mais Eaglawk Quatre est presque sur la réserve vapeur, on doit rentrer à la base. Désolé mais on ne peut pas vous attendre. - On sait où ils vont, on les retrouvera. Essayez de revenir vite, Janus n'est plus couvert. - Bien reçu. Eaglawk, terminé. » Nouveaux grésillements, puis j'entends à nouveau la voix de l'opérateur du Janus. « Machenbourg confirme l'ordre, Stormbee. Défendez Karlein. - Vous allez pouvoir tenir ? - Pas vraiment, mais Karlein est plus important que nous. » La voix de l'opérateur est moins assurée quand il dit ça, et je peux le comprendre. Dans cette guerre, on a appris très tôt la valeur du sacrifice. Karlein produit des Destriers, des Palefrois et beaucoup de munitions entre autres. Le choix est difficile mais clair. « Alors on y va. Bonne chance Janus. » Je commute mon circuit pyritique pour relayer l'ordre à mon escadron : « Ici Leader. Mettez le cap au nord, on doit protéger Karlein. Confirmez. - Ici Trois, bien reçu et en exécution. - Bien reçu et exécution pour Deux. - Quatre, bien reçu et exécution. » Virant sur l'aile, nos quatre engins s'éloignent du dirigeable.
On voit bientôt la faille de Karlein, ainsi que la fumée diffuse des manufactures sans cesse dispersée par les vents imprévisibles. Mais nulle trace des Kunturs. Ils devraient être là pourtant. Les manufactures sont la cible évidente et c'est dans ce secteur que j'ai abattu l'éclaireur hier. Je me rappelle de ce qu'un de mes instructeur disait lors de mes classes : "Si l'ennemi est là où vous l'attendez, il est vraiment trop con. Et les glabreux sont plein de choses toutes plus horribles les unes que les autres, mais pas cons." Un bombardier Kuntur a une autonomie bien plus grande qu'un Huitzil, il pourrait parcourir des centaines de miles. Il faut espérer qu'ils ne se sont pas trop éloignés. « Leader à escadrille, les glabreux ne sont pas au rendez-vous. Dispersion et recherche. Mais restez à portée pyritique. - L'ennemi fait sa timide on dirait. - C'est parce que vous leur faites peur, lieutenant » répond Iza. « Je suis un adversaire terrifiant au combat. - Négatif, Deux. C'est votre charme naturel qui fait ça. - J'utilise toutes les armes dont je dispose. Si ma grosse tête moche peut faire gagner cette guerre alors… - Alors on ne vous donnera pas votre médaille en public, les gens ont assez souffert comme ça. » l'interrompt Kaidan. Je les rappelle à l'ordre : « Concentrez-vous, l'ennemi est dans le secteur. - Je les vois ! » s'écrie soudain le gamin. « Bandit confirmé, en sens rotatif ! - Attends-nous, Quatre, on te rejoint. Deux et Trois, vap à fond, ils ne doivent pas nous échapper. »
On compte vingt-quatre lumières de moteurs à flammes lorsqu'on arrive, ce qui fait six Kunturs dont on aperçoit bientôt le fuselage lisse et les ailes en V, mais pas la moindre trace d'une escorte. Ni du cadet. « Quatre, ici Leader. Où es-tu ? » Pas de réponse. Je crains le pire. « Stormbee Quatre, réponds bon sang ! - Ici Trois, je le vois. À neuf heures en haut. - Il est touché ? - Négatif, trajectoire stable et pas de fumée. Attendez ! Il accélère ! » Je vois en effet la trace de vapeur condensée qui progresse vers le bombardier ennemi de queue. Ce dernier lance plusieurs rayons lumineux qui passent tous bien en dessous du Destrier. Puis l'éclair rouge d'un canon intervient, suivi d'une détonation sourde. Le Kuntur semble perdre des pièces et ralentit. « Youhou ! Je l'ai eu ! - Quatre, ici Leader. Bien joué mais c'était très imprudent. - J'étais dans son angle mort, capitaine. Ils nous les font apprendre par cœur à l'académie. - Je t'avais ordonné d'attendre. Rejoins la formation maintenant. - À vos ordres. » répond le cadet d'une voix agacée. « T'inquiètes pas gamin, On fêtera ça dans les règles au retour. Et pour une première fois c'est pas mal. » intervient Ramsay. Puis elle reprend : « Et n'y voyez aucune allusion sexuelle, Deux ! » Le bombardier lâche de plus en plus de fumée par son fuselage percé, l'obus de Knowles a dû détoner à l'intérieur. Les moteurs à flamme sous l'aile gauche s'arrêtent soudain et le Kuntur fait une embardée qui le précipite vers le plancher des gnourochs. J'attends l'explosion, mais à la place, une sphère de noir absolu se matérialise pendant une demi-seconde, laissant un cratère parfaitement lisse dans le sol. L'air se précipitant dans le vide crée un bang sonore caractéristique. On l'a tous entendu. « C'était quoi ça ? » demande le cadet. Les autres savent. « C'était une Bombe Noire. Les Kunturs doivent en être plein. » suppose le lieutenant. Je change le canal pour contacter le Lord Janus : « Stormbee à Janus, prévenez Machenbourg qu'on a des Kunturs avec Arsenal Noir. - Négatif, on est hors de portée. » La voix n'est pas la même que tout à l'heure, et elle est totalement paniquée. Le crépitement des flammes en fond sonore n'est pas rassurant non plus. « Janus, votre statut ? Vous vous êtes éloignés de Machenbourg ? - On est resté immobile, mais on vient de perdre beaucoup de diodes à vide. Les Huitzils sont revenus, on… Oh merde ! - Janus ! Qu'est-ce qui se passe ? - La chaudière est touchée. Il y a de la vapeur partout. » J'entends les cris de l'équipage derrière l'opérateur. Je n'ai pas d'incertitude sur la suite, je reste donc à l'écoute, incapable de dire quoi que ce soit. Comment voulez-vous réconforter quelqu'un sur le point d'être brûlé vif. « La carène est en feu… l'hydrogène… » La transmission pyritique s'arrête brusquement, mais pas assez vite pour ne pas entendre l'éruption de flammes. « Ici Stormbee Deux, explosion repérée au sud. - On l'a tous vu, lieutenant. Que leurs âmes trouvent le chemin de la surface. » Nous sommes désormais quatre pilotes coupés de tout, et nous seuls pouvons contrer la menace des Bombes Noires. Les bombardiers se sont éloignés alors que nous étions focalisés sur l'échange pyritique. Je déplie ma carte pour déterminer leur cap. Mais avec une luminosité tombée en dessous des vingt torches, la lecture est difficile. J'essaye de repérer à quoi correspondent les éléments du paysage autour de nous pour déterminer notre orientation. Il ne faut pas trop compter sur le gyrocompas avec toutes nos manœuvres passées. C'est là qu'on regrette le plus la disparition du champ boussolique. Visiblement, on se dirige vers la ville de Krömberg, mais elle est à trois cent miles au nord. « Leader à escadrille Stormbee. Écoutez-moi, c'est important. Nos cibles vont vraisemblablement bombarder Krömberg. Vu leur arsenal, c'est une mission d'annihilation. Nous devons donc les arrêter à tout prix, même si nous n'aurons sans doute pas assez de charbon pour atterrir à Machenbourg. » Si nous atterrissons quelque part. Je préfère ne pas partager cette réflexion. « J'ai une question, capitaine ? - Je t'écoute, Quatre. - Si leur cible est Krömberg, pourquoi ils larguent leurs bombes ici ? » Merde, le gamin a raison ! Même à cette distance, on voit distinctement des sphères plus noires que la nuit apparaître sous les lueurs des Kunturs. Ils utilisent leurs armes les plus rares contre des champs de céréales ! Je réfléchis en vitesse. Les agriculteurs se sont donnés du mal à croiser les plantes pour trouver celles qui pousseraient dans la quasi-obscurité, mais s'ils voulaient nous affamer, des bombes incendiaires suffiraient. Il doit y avoir autre chose. « Le plan ne change pas. S'ils ont une bonne raison de faire ça, on a une bonne raison de les en empêcher. On accélère et on les abat. » Après réflexion, j'ajoute : « Lieutenant, en position de queue. Je ne veux pas être surpris par une escorte. - Vous pensez qu'il y en a une ? - À vrai dire je ne comprends pas pourquoi elle ne nous est pas déjà tombée dessus. Soyez vigilants. - À vos ordres. » Trois de nos Destriers poussent la vap, laissant Stormbee Deux en arrière. Il faut maintenant rattraper les Kunturs. Les bombardiers ennemis sont moins rapides que les Huitzils, mais les Destriers ne les dépassent que difficilement. On ne les rejoindra pas avant plusieurs min… Quatre par quatre, les moteurs à flammes s'écartent sur le coté disparaissent dans la nuit. Ils ont fait demi-tour et reviennent vers nous. À nouveau les sphères noires creusent dans le paysage entamé au premier passage. « C'est notre chance. Stormbee, à l'attaque ! » Face à face, contre des cibles peu maniables, c'est un massacre. Iza Ramsay place deux obus dans les entrées d'air des moteurs gauche d'un Kuntur. Le tout en vole renversé. Le bombardier déséquilibré part en vrille rejoindre le sol tandis que Stormbee Trois se retourne à l'endroit. Le gamin touche directement le réservoir de sa cible qui explose en plein vol. Les Bombes Noires ne se déclenchent pas et la flamme persiste longtemps. Heureusement, Knowles a pensé à son masque en verre fumé. Quant à moi, je fonce droit vers le cockpit de ma cible, pile en face. Les rayons de la tourelle dorsale filent au-dessus de moi, elle ne peut pas viser plus bas. Je tire un obus qui explose sur le nez de l'appareil, sans faire plus de dégâts qu'un trou dans le fuselage. J'en tire vite un second qui passe pile dedans et remonte pour éviter le Kuntur de justesse. Un regard en arrière vers l'épaisse fumée noire me confirme la destruction de la cible. On passe entre les deux derniers bombardiers qui nous envoient une multitude de rayons, mais aucun ne trouve sa cible. On découvre alors le site de leur bombardement, un énorme cratère au fond duquel court une veine de métal bleu large comme trois pistes de décollage, elle aussi bien entamée par les bombes. Voilà donc leur cible et pourquoi il leur fallait un tel arsenal ! Je n'ai pas le temps de réfléchir aux conséquences, interrompu par Kaidan qui panique dans son pavillon : « Contact ! Contact ! » L'escorte est arrivée de nulle part. Un Huitzil est déjà sur les six heures du gamin tandis que l'autre me fonce dessus. Je suis dans la même situation qu'hier, quand ma cible a évité ma mitraille. Cette fois j'attends le dernier moment avant de tirer. Il se précipite en plein dans le cône de plomb. Et le traverse. Intact. Il passe en trombe au dessus de moi, me laissant juste le temps d'apercevoir un reflet bleu sur son fuselage. Le temps de me reprendre, il est déjà sur mes arrières à percer mes ailes avec ses rayons. Je l'esquive comme je peux mais j'ai peu d'espoir, les traits de lumière forment une cage étroite autour de mon Destrier. « Leader, ici Deux. J'ai votre bandit en vue mais il bouge trop. Une trajectoire attirante ferait l'affaire. » Une trajectoire attirante implique que je fasse l'appât en volant en ligne droite pour que l'ennemi le fasse aussi. C'est déjà risqué en temps normal, il faudrait que le lieutenant Banes tire avant l'ennemi. Dans ma situation, vu la nature de l'ennemi, c'est la mort assurée. « Négatif, vous ne pourrez pas l'avoir. - Je peux le toucher ! Faites-moi confiance ! - Il est fait en métal bleu. Vous ne pouvez pas le détruire. » Banes garde le silence un instant, puis dit calmement : « Je peux au moins vous sauver. » Je comprends trop tard son intention, et de toutes façons il vient de couper son circuit pyritique. Les rayons s'éloignent et j'en profite pour me dégager en poussant la vap à fond. Le ciel s'éclaire à l'arrière et même si je ne l'entends pas, j'imagine l'agonie du lieutenant dans son appareil en flammes, celle qu'il a préféré ne pas transmettre. C'est la première et dernière fois que je l'ai vu se montrer pudique. Les rayons ne tardent pas à réapparaître derrière moi, signe que le Huitzil est revenu à sa cible initiale. Cependant, ma fuite m'a amené près d'une fissure, j'y vois le moyen de venger Stormbee Deux. Je mets mon verre fumé en place, je fonce directement dans le faisceau lumineux en adoptant une trajectoire descendante et je ferme les yeux. On sait depuis longtemps que les glabreux ne sont pas naturellement habitués à la luminosité à l'intérieur et s'aident d'instruments pour amplifier la lumière. Aujourd'hui, cette technologie pourrait bien se retourner contre eux. Je sens la chaleur brûlante sur ma peau, et la lumière est intense même à travers mes paupières. Puis tout redevient noir. J'ouvre les yeux et j'évite de justesse le plancher des gnourochs. Mon poursuivant n'a pas cette chance, les instruments saturés, il s'écrase et creuse un sillon dans la terre. Après avoir fait demi-tour, je peux voir le Huitzil au sol. Il est intact, même pas éraflé, et le moteur à flammes fonctionne encore au ralenti. Mais la décélération brutale a fait son œuvre sur le pilote.
Alors que je retourne vers mon escadrille, l'autre glabreu fonce sur moi, suivi de près par Iza et Kaidan. Il se contente d'ignorer leurs tirs, mais semble déterminé à venger son ailier. Pas de rayons cette fois-ci, il lance une fusée qui rejoint très vite mon appareil. Un virage serré suffit à l'éviter, c'est du moins ce que j'en conclus quand je n'entends pas d'explosion. D'ailleurs, tout est devenu étrangement silencieux. Il me faut quelques secondes pour m'apercevoir que le sifflement omniprésent de la vapeur s'est tu. Le manomètre de la chaudière indique zéro, et le thermomètre s'est totalement vidé de son mercure. Je jette un œil en arrière pour constater que la chaudière, le foyer et tout l'arrière du Destrier s'est volatilisé. Quelque part, j'ai beaucoup de chance, les histoires de pilotes disparus ou même coupés en deux par une Fusée Noire sont rares, mais horribles. J'actionne le système d'éjection de mon siège et la charge de ballistite me propulse loin de mon demi-Destrier avant l'ouverture du parachute. Je descends trop vite. La toile repliée a été entamée par la sphère noire et il manque du tissu par endroits. Je touche le sol trop fort. Juste le temps de ressentir la violence du choc et tout devient noir.
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Nos scientifiques se cassent la tête sur la technologie noire depuis soixante-dix ans. Depuis qu'elle a fait disparaître l'intérieur de notre planète en fait. On ne comprend pas son fonctionnement ni même ses principes de base, bien qu'il y aie des théories impliquant des tunnels exotiques, du transport instantané ou encore de la matière anti-particulaire. Tout ce qu'on sait, c'est que ça fait une sphère, et que l'intérieur disparaît, au mépris des lois de conservation chimique. Aucun matériau ne semble y résister, elle bloque la lumière et toutes les transmissions pyritiques qui passent par là. Les astronomes, qui ont bien du mal à exercer leur métier en l'absence de ciel à observer, ont tout de même été capables de mesurer les cycles jour/nuit et saisonniers pour conclure que la planète s'était éloignée du soleil. Ils disent que la perte de masse ne peut pas expliquer ce fait. Leur théorie est que, lors de la disparition du noyau planétaire, la moitié de la croûte du coté où il faisait nuit, n'était plus soumise à la force de gravité du soleil. Autrement-dit, une sphère noire est capable d'arrêter les forces. C'est comme si rien ne pouvait exister à l'intérieur, qu'il n'y avait pas d'intérieur. Que c'était juste hors de l'univers.
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À mon réveil, j'entends des voix, mais je ne les comprends pas. J'ouvre les yeux et les referme aussitôt. La luminosité est trop forte. Dans un réflexe, je cherche à me protéger le visage de la main mais je me rends compte qu'elles sont toutes les deux attachées au dos de ma chaise. J'arrive à m'adapter petit à petit à la lumière et, en plissant les paupières, je parviens à voir deux silhouettes en gris. La peau apparente de leur visage et de leurs mains ne laisse aucun doute sur leur espèce, malgré une fine fourrure en dessous de l'appendice respiratoire de l'un d'eux. Une porte s'ouvre et deux autres glabreux entrent. L'un d'eux porte une espèce d'appareil particulaire qu'il pose sur la table devant moi, puis ressort après avoir prononcé quelques mots dans leur langue incompréhensible. L'autre, le plus gros, ne ressort pas et prend une chaise en face de moi. Il appuie sur un timbre de l'appareil et une lumière verte s'allume sur le coté. Puis il s'adresse à moi : « Tu me comprends, babouin ? » Les paroles sortent de la machine entre nous, d'une voix monocorde. Les rires des deux autres m'indiquent que le "babouin" est une insulte, quoi que ça puisse vouloir dire. « Je te comprends, glabreu. » Il s'adresse aux deux autres et l'appareil ne traduit pas ses paroles. La luminosité augmente subitement dans la pièce, puis redescend à un niveau acceptable, mais la douleur de mes yeux persiste pendant un moment. « Bon, voilà les règles. Si tu m'insultes, lumière. Si tu ne réponds pas correctement à mes questions, lumière. Si ta tête de singe sans nez ne me revient pas, lumière. C'est compris ? - Oui monsieur. - Je vois que tu es intelligent. Nom et grade ? - Adrian Diggs, capitaine. - Capitaine ? Ça explique pourquoi ta fourrure est encore propre. D'habitude on doit faire venir un agent d'entretien dès la première question » Nouveaux rires des deux autres. « Reprenons les choses sérieuses. Que peux-tu me dire sur la disposition de vos forces ? - Rien que vous ne sachiez déjà, monsieur. » Il lève la main et fait claquer deux de ses innombrables doigts. La lumière revient, plus longtemps cette fois. Lorsqu'elle s'arrête, je ne vois plus rien, les yeux embués de larmes. « Ne m'oblige pas à répéter ma question. - Je vous ai dit la vérité. Nous ne pouvons pas nous cacher de vous. Vous pouvez voir nos appareils et nos installations à des centaines de miles de distance. Vous cassez nos codes pyritiques les plus sophistiqués en quelques secondes. Vous pouvez me cramer les yeux jusqu'à ce que je devienne aveugle, je m'en fous, on s'est habitué au noir. Mais ne jouez pas avec moi. » Ma vision revient, le questionneur a une main levée, prête à donner l'ordre pour envoyer la lumière. Mais je le regarde droit dans les yeux et il renonce. « Alors dis-moi quelque chose que je ne sais pas. Dis-moi comment tu as abattu deux F-512 en deux jours, dont un avec un blindage d'adamantium ? - Peut-être parce que je suis doué en pilotage ? - Tous les singes sont doués en pilotage. Vous arrivez à faire voler des locomotives du XIXe siècle ! - C'est quoi un siècle ? » Le gros glabreu parle aux deux spectateurs un moment, puis me répond : « Dans votre échelle de temps, ça fait cent-trente deux ans. Et nous, ça fait huit siècles qu'on utilise plus de charbon. Alors, comment l'arriéré fait pour démolir des appareils à dix millions de quantodollars pièce ? - Je ne connais pas les taux de change, mais je ne vais pas pouvoir vous rembourser. J'ai oublié mon porte-monnaie à la base. - Tu sais, je pourrais te cramer les yeux jusqu'à ce que tu deviennes aveugle, il paraît que tu t'en fous et que tu es habitué au noir. Mais j'ai un jeu plus intéressant… » Il sort une espèce de fourchette et manipule le manche. Un arc électrique passe entre les deux pointes. « À partir de maintenant, chaque fois que tu me contrarieras, je te couperais un doigt. Tu ne peux donc me contrarier que six fois, c'est bien compris ? » Je hoche la tête. Pas envie que ses gros boudins roses s'approchent de moi. « Alors réponds moi un truc qui soit utile au patron. - Vous voulez savoir pourquoi on est toujours là après soixante-dix ans ? - Ça pourrait être intéressant, en effet. » Je marque une pause pour réfléchir. Comment lui dire de façon à ne pas perdre un doigt ? « Je pense que c'est parce que vous n'y mettez pas tous vos moyens. - Explique-moi ça ? - Vous avez fait disparaître l'intérieur de notre planète, vous savez utiliser le métal bleu, votre adamantium, et votre technologie nous surpasse tellement qu'on s'étonne tous les jours d'être encore vivants. Et avec tout ça, vous n'arrivez pas à gagner cette guerre. » Les deux barres de poils au dessus de ses yeux se relèvent. « Tu crois qu'on est en guerre ? - Évidemment, vous êtes venus de votre planète et avez envahi la nôtre avec une armée. Ça répond à la définition d'une guerre, je crois. - On est pas une armée. Juste le service de sécurité d'une multiplanétaire. - Multi-quoi ? - Une grosse entreprise, la Seem. Ça veut dire "société d'exo-extraction minière" ou un truc du genre. Et le budget de la section sécurité n'est pas illimité. » J’écarquille les yeux à mon tour. « Vous êtes là juste pour vous faire de l'argent ? Pour récolter du métal qui ne nous sert à rien ? Et vous n'êtes même pas des militaires ? - C'est bien ça. Et comme tu l'as vu, nos moyens sont limités. En fait hier on a explosé le budget et on avait même pas assez d'escortes pour toutes nos escadrilles de B-5252. Et je préfère ne pas penser aux disrupteurs d'espace-temps qu'on a largué en masse. - Et vous bombardiez des veines de métal bleu. Pourquoi vous détruisez ce que vous voulez prendre ? - Parce que gagner beaucoup d'argent ne suffit pas. Il faut le gagner rapidement. La Seem s'est endettée à un niveau que tu n'imagines même pas pour effacer le centre de votre planète. C'était sensé briser la croûte et on aurait ramené les morceaux dans nos usines en orbite terrestre. - Mais ça n'a pas marché, à cause du métal bleu justement. » Sa bouche s'étire sur les cotés. « Tu saisis l'ironie de la situation… On a dû changer de méthode, amener du matériel d'exploitation ici, et on pouvait quand même espérer rentrer dans nos frais comme ça. Mais la Banque Terrienne vient d'augmenter ses taux d'intérêts. Et il vaut mieux ne pas se mettre la BT à dos. - Alors vous êtes revenu à la première méthode. - Tu as tout compris. - Vous savez, vous auriez pu avoir ce que vous vouliez pour beaucoup moins cher et sans nous démolir notre planète. Le métal bleu n'a pas d'utilité pour nous. On vous l'aurait vendu pour pas cher si vous aviez demandé. - Demander poliment c'est pas le genre du patron. Sinon il ne serait pas patron. » Il manipule à nouveau l'appareil de traduction et la lumière verte s'éteint. Puis il se lève et quitte la pièce, me laissant seul avec mes gardiens.
================================================Vous pouvez retrouver la mise en son de ce texte par Mic ici : https://ter-aelis.1fr1.net/t10302-lecture-les-boules-et-les-spheres-nouvelle-de-gaba-lue-et-mise-en-son-par-mic
Dernière édition par gaba le Mer 19 Nov - 23:10, édité 3 fois | |
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