La reconquête du margraviat de Kampalle. Une sale affaire, où une bande d’allanthropes surexcités contrôle une zone très largement humaine et contente de son sort. Les armées du Culte sont arrivées en utilisant la méthode habituelle : envoi préalable de prélats pour distiller les idées de l’Unique, puis intervention des troupes. Pour celles-ci la reconquête de la zone s’est effectuée avec une certaine rapidité, mais une grande partie des chefs s’était réfugiée avec ses troupes dans les hauts-plateaux qui jouxtaient les plaines fertiles. Depuis lors, les troupes sur place, mal entraînées à manœuvrer dans des vallées étroites se faisaient battre à plate couture.
Pour éviter de trop passer pour des imbéciles, et pour étouffer dans l’œuf toute velléité d’imitation de la part des autres provinces nouvellement conquises, le Conseil des Ministres avait décidé, malgré les difficultés logistiques que cela engendrerait, d’avancer la relève et de remplacer les pauvres soldats pressurés et démoralisés par un contingent de Rhéan.
Rhéan, l’une des première provinces à s’être rebellée, était également connue pour ses hauts-plateaux, froids et inhospitaliers, dont les brumes continuelles créaient des formes étranges et causaient parfois des hallucinations aux étrangers et aux locaux. La province était également connue pour son alcool à la recette jalousement et aux effets dévastateurs que seuls les plus entraînés arrivaient à encaisser. Par voie de conséquence, les Rhéanites étaient connus pour leur résistance à l’alcool, mais aussi pour leur tendance à considérer, même en service dans l’armée ou ailleurs, que « bof, une petite lampée n’est pas si grave, et puis tiens refile m’en une autre ». Pour les officiers des contingents rhéanites on en arrivait parfois à la quadrature du cercle. Tout le monde se souvenait du Jarl Von Mahren du 14ème contingent, qui avait mis le feu aux chariots d’alcool avant se faire massacrer par ses subordonnés mutinés. Sans aller jusqu’à ces extrémités, tous les Jarls avaient cherché des techniques : la solution la plus en vogue à l’heure actuelle consistait en l’accueil de jeunes primats des Enfants de l’Unique.
Ceux-ci, avant d’être lâchés dans la nature pour accomplir leur œuvre, passaient quelques années auprès de l’armée du Culte pour apprendre à commander et à diriger. Les contingents rhéanites avaient en réalité juste triplé le nombre de stagiaires et leur réputation d’enquiquineurs pète-sec prompts à la punition, de préférence publique et humiliante, avait fait rentrer dans le rang pas mal de monde, sauf les plus alcooliques.
Mis à part ces menus désagréments, les troupes de Rhéan étaient recherchées par les ethnarques : bien entraînées, habituées à vivre dans le froid, ne rechignant pas à la sale besogne, elles pouvaient servir de troupes de choc ou de finition si on ne regardait pas trop les dégâts collatéraux. C’était le cas du 714ème contingent, très occupé à se préparer à traquer à Kampalle les derniers opposants à la Reconquête : sous les ordres du Jarl Dragowyn, plus de quatre mille fantassins (la cavalerie s’était montrée inutile par manque de chevaux adaptés) et une dizaine de primats, dont les Rhéanites eux-mêmes De Vaanne et Wolfram Von Salza.
Les trois étaient d’ailleurs en plein conciliabule pour régler les derniers détails de la marche des jours suivants.
- Et je pense donc que nous devrions donner l’avant-garde à l’escadron de Morézan, affirmait De Vaanne en finissant de mimer l’organisation du contingent le long de la route.
- Etrange… murmura le Jarl Dragowyn. Je croyais que tu le détestais et tu lui donnes la place d’honneur ?
- Jarl, Ce n’est pas parce que je méprise cet imbécile de Dévot adorateur de la magie que je dois le faire subir à ses hommes qui se sont bien comportés depuis plusieurs semaines !
- Et puis, ajouta Von Salza hilare, si on devait attendre que De Vaanne apprécie quelqu’un pour le récompenser, on aurait économisé du temps en remise de médailles… ouf !
De Vaanne, placé juste à côté, venait de lui enfoncer son coude dans les côtes. Cette bagarre, habituelle entre les deux amis, fit sourire Dragowyn.
- Au fait les jeunes, le 714ème contingent n’a plus grand-chose à vous apprendre. Vous êtes capables de commander, vous êtes des primats en tout sinon en titre, je crois qu’il ne reste plus qu’à vous faire fournir l’équipement par les artisans dédiés des Enfants ?
- C’est déjà commandé pour moi, répondit Von Salza du tac au tac. Cela fait six mois que je suis passé voir les artisans. Ce marteau de guerre sera magnifique, une vraie œuvre d’art.
- C’est que Monsieur a des relations pour faire ses commandes en avance, Monsieur vient de la Haute, ricana De Vaanne qui n’appartenait qu’à la petite noblesse. Moyennant quoi j’ai vu les croquis et le modèle de base qu’il a essayés pour se donner une idée…
- Vas-y, termine ton insulte, répliqua Von Salza en penchant la tête de côté.
- Je ne trouve pas ça particulièrement logique que ce soit le blondinet fluet qui choisisse le marteau de guerre. Tu as pensé à faire de la musculation depuis six mois ? Beaucoup de musculation ?
- Et toi ? Tu peaufines, tu gribouilles, tu marmonnes depuis encore plus longtemps à propos de ta zweihänder ! A ce train-là elle sera plus gorgée de magie qu’une sorcière rouquine avec tous les sorts que tu comptes y enchâsser, on dirait même que tu comptes te marier avec elle ! Les artisans ne voudront même pas assurer la création d’un objet d’une telle complexité.
Le visage de De Vaanne se ferma instantanément. C’était en effet le problème. Les objets même les mieux forgés ne pouvaient pas contenir sans risques énormes pour le porteur une grande quantité de magie. Et l’objet qu’il avait en tête en demandait beaucoup. Seuls les grands parmi les grands pourraient le faire. Et il n’était même pas sûr qu’ils disposent des matériaux nécessaires.
Une silhouette entrant sans ménagement dans la pièce l’arracha à ses pensées avant que Von Salza ne puisse s’excuser de sa mauvaise blague. Elle s’avança jusqu’à la table, prit un siège et commença à sortir d’une sacoche des paquets qu’elle disposa sur les cartes.
- Bonsoir à tous ! Exodus, répurgateur, pour vous servir. Mes chefs m’ont demandé de vous accompagner pour vous faire profiter de mes lumières en matière de recherche et destruction de petites structures de guérilla. Vous préférez le pâté de lapin aux herbes ou la terrine de chevreuil sauce myrtilles ?