Le pêché mignon de Mike Solomon était de se réveiller à 6h29, soit quelques secondes avant que ne se déclenche à plein volume sa chaîne hi-fi et que tout l’espace de son loft parisien ne soit envahi par Rage Against the Machine - l’album éponyme, plein de sève et de candeur. Il se sentait alors pleinement maître de son destin. Il s’éjectait hors du lit et s’observait avec délectation dans le miroir de sa penderie, ses muscles travaillés, ses veines saillantes parcourant ses avant-bras et sa virilité matinale. Une douche glacée et deux pilules l’électrisaient un peu plus. « Ca va être une extra bonne matinée pour Mantis. » Il le répétait en boucle et frottait ses mains l’une contre l’autre avec énergie. Mantis, la mante, c'était le surnom que Mike Solomon s’était donné à lui-même, et comme il avait tendance à être suivi dans ses toquades par une petite cour d’admirateurs qui rêvaient de se faire adopter pour tuer le père, c'était sous ce nom de scène qu’il était connu. Pourquoi la mante ? Car Mike était un trancheur de têtes. L’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur, celui qui pratiquait son art avec tant de style et de crudité qu’il était devenu en l’espace d’une secousse financière l’homme le plus haï d’Europe. Et cela ne l’embarrassait pas plus que les hurlements revendicatifs du communiste Zach de la Rocka ; non, évidemment, cela l’exaltait. Mieux que ça : Mike Solomon savait qu’il était un méchant, un démon, un des bras armés de l’ultra-capitalisme, et il embrassait avec volupté le destin qu’il s’était choisit. Parfois, lorsqu’un mélange exotique de son fournisseur préféré, le jeune Diego - haha, ça ne s’inventait pas ! -, le plongeait dans un état d’extatique introspection, il se demandait s’il était devenu une caricature ou si la caricature s’était formée autour de lui. Généralement, c’était le moment où il s’emparait de sa réplique airsoft d’une carabine M16 pour canarder les fesses d’une escort mulâtresse ou son shiba, Justice, et ces considérations s’évaporaient par ses narines dans un rire luciférien. Dans sa chambre, Mantis enchaînait calmement les postures du tang lang quan, le style de la mante religieuse, puis s’abattait avec maîtrise sur un mannequin récupéré lors du morcellement de cette maison de couture italienne - Mina... Nina-quelque chose... Il s’habillait. Chemise Denis Colomb, cachemire et lin gris, costume deux pièces Isaia, laine grise avec revers crantés, baskets montantes Playtime de Berluti, la petite touche d’espièglerie américaine qui venait rappeler à ses victimes de la Vieille Europe qu’il était temps pour le plan Marshall de faire un retour sur investissement. Justice venait quémander à manger. Le foie gras aux truffes semblait passablement périmé. La chienne pouvait l’avoir. « Maréchal Mantis, ça va être une extra bonne matinée. Pour vous et pour la France ! »
Ce matin, c’était Rabault. Une magnifique épopée française. Un fleuron technologique de l’avionique. Son très extravagant PDG, Joan Rabault, avait été porté disparu en mer pendant l’été lors d’une traversée en solitaire tout à fait superfétatoire de l’Atlantique. Son héritier, le jeune Quentin Rabault-Duhêtre, avait alors eu le bon goût de liquider ses parts au plus vite pour partir fêter la mort de son père pendant deux cents ans dans un ghetto pour millionnaires de Dubaï ou Singapour. L’entreprise était tout à fait fonctionnelle en l’état mais c’aurait été un très mauvais signal aux indolents gauchistes de France que de ne pas offrir une leçon de réorganisation en tant que nouvel actionnaire majoritaire. Mantis avait alors été mandaté par la Terrasse Meyer Holding pour son expertise du dépeçage. Et il était tombé sur cette pépite : le père de Joan Rabault lui-même avait été nommé directeur financier adjoint par son fils et s’acheminait dans la douleur du deuil à travers la dernière année qui le séparait de la retraite. Quel malheur ce serait pour Édouard Rabault, orphelin de son capitaine de fils, trahi par un petit-fils vénal, que d’être contraint à son tour de quitter à la pointe du sabre le navire ! Mantis suçait sa langue dans un état de cruelle félicité et aiguisait ses avant-bras dans l’avion qui l’amenait à Toulouse.
Joan Rabault avait l’air d’un parfait abruti sur son esquif aux voiles rouges striées de bleu. Il avait dû sûrement confondre le gouvernail avec le siège éjectable lors de son périple fatal. Les couloirs étaient envahis de portraits du PDG, autant de petites icônes où son absence de goût vestimentaire était révérée parmi d’autres attributs divins comme une proximité factice avec ses employés, qu’il tenait sous son bras protecteur dans deux photos sur trois. La secrétaire du doyen des Rabault semblait tenter de perdre Mantis dans ce labyrinthe aux odeurs de naphtaline. Ce faisant, elle lui racontait avec une réelle affliction combien le sort s’acharnait sur le pauvre Édouard, déjà que sa femme, Cora, s’était enfuie il y a de ça trois ans avec son amant deux fois plus jeune en République Tchèque, ça l’a beaucoup déprimé, alors maintenant la disparition de Joan, le pauvre a été anéanti, vous comprenez ? Mantis comprenait absolument. Pas une compréhension pleine d’une empathie navrante et vulgaire, non, une compréhension bien plus intense, bien plus tangible, d’un tragique sublime et savoureux qui faisait tressaillir ses nerfs en ondes carrées, comme s’il devenait un fantastique instrument de musique branché sur un sextilliard de volts. Son sang pulsait craché par une sulfateuse à travers son corps et il se sentait si excité qu’il aurait pu plaquer cette quinqua foutue comme un sac de frappe contre le mur et la fourrer jusqu’à la faire exploser. Mais le terrier d’Édouard apparut.
Le vieux n’était pas encore arrivé. Ça lui laissait du temps pour bricoler une petite mise en scène. Dexter avait beaucoup inspiré Mantis à ses débuts, mais il trouvait que toute la valeur ajoutée de son travail résidait dans un renouvellement perpétuel de son style et il ne pouvait se satisfaire d’un modus operandi rôdé mais répétitif : il était un artiste, pas un manutentionnaire. Sur le bureau trônaient, austères, une maquette de bateau et le cadre d’une photographie de Joan barrée de noir. La facilité aurait été d’enchâsser les deux éléments juste derrière la porte, peut-être de tremper l’assemblage avec le ballon d’eau de la fontaine pour évoquer avec malice les évènements et d’attendre l’arrivé du vieux assis dans son fauteuil, les baskets effrontément posées sur le bureau, et ses affaires entassées en vrac dans des cartons. À son entrée, un théâtral « coucou, Édouard Rabault, moi c’est Mantis et toi t’es viré ». Non, ce ne serait pas rendre hommage au sublime de la situation... Les pupilles du prédateur se dilatèrent. Le mur de droite était proprement recouvert de cadres garnis de centaines de papillons aux couleurs aguicheuses. Oh Ed, tu m’avais caché que t’étais lépidoptériste !
Dans l’avion du retour, Mantis avait dû se rendre trois fois aux toilettes pour se masturber. Généralement, la simple considération que sa semence se répandait sournoisement depuis le ciel sur les visages de milliers d’innocentes enfants suffisait à le combler mais il était dans un tel état d’excitation après le succès de son escapade toulousaine que ces enfantillages n’y pouvaient rien. Sur son site préféré, il se commanda un assortiment royal : Miranda et Divine, négresses de luxe, Caprice et Zelda, rousses aussi blanches que les autres étaient noires, et Mei-Anne, la caution asiatique au visage poupin. Il fallait aussi appeler Diego.
« Alors aucune de vous n’a vu Battle Royale ?! Pfff, laissez tomber ! Non, pas vous. » Alors qu’il guidait de ses mains celles de Zelda sur la crosse de la carabine en direction de la poitrine de Miranda, allongée à l’autre bout de la pièce, Mantis repensait avec volupté au regard décomposé d’Édouard Rabault, qui avait suivi le chemin tracé par un Petit Poucet malicieux avec des papillons soigneusement écrasés à intervalles réguliers dans les couloirs jusqu’à son bureau. Le pauvre vieux semblait avoir pris quarante années supplémentaires en travers du visage. Il n’arrivait pas à articuler quoi que ce soit. « Hé, Ed, old pal, t’as pas l’air bien ! Tu devrais prendre du repos. » Apparemment, sa réputation avait précédé la mante, parce que le doyen était parti en infarctus presque sur le champ. Au grand soulagement du coupeur de tête, les jours d’Édouard étaient hors de danger ; la meilleure partie de la décapitation, c’était tout de même de voir le corps raccourci courir dans tous les sens. Mantis partit en grands spasmes d’un orgasme surpuissant, les muscles de ses faux tendus à l’extrême. Il inspira un air gorgé de sucre cristal. « Maintenant foutez le camp. »
Au sortir de la douche, Mantis se prit les pattes dans quelque chose qui n’avait rien à faire à l’entrée de son salon. C’était un carton. Un carton muni de poignées, comme ceux qu’il utilisait pour faciliter ses départs anticipés. À l’intérieur, un cadre. Dans le cadre, des papillons. Les couleurs du plus gros, au centre, rouge grenat et bleu marine, lui évoquait quelque chose. Quoi ? L’esprit embruiné, ses souvenirs défilaient dans un insupportable ralenti. Oui ! Les voiles du bateau perdu en mer ! L’esquif du PDG Rabault. Sous l’animal empalé, pas de taxonomie latine compliquée mais un prénom : Joan. Qu’est-ce que c’était que ce délire ? Il y avait trois autres papillons. Deux avaient leurs ailes collées l’une à l’autre, dans une étreinte mortuaire, un grand citron et un autre plus petit, dont la trame de pourpre et de noir évoquait de la dentelle. Inscrits en-dessous, deux autres prénoms : Alexandr et Cora. Un dernier insecte, d’un vert brillant, était baptisé Quentin. Mike Solomon transpirait à grosses gouttes malgré l’eau glacée qu’il n’avait pas fini d’éponger. Un grand espace était laissé vide en bas du cadre mais un dernier nom y figurait. Mantis. Une odeur étouffante de chloroforme envahissait le loft. La dernière image qui s’imprima sous les paupières de la mante fut celle d’une gigantesque aiguille.