Prenons le texte que nous intitulerons, à défaut, "Plip plop". Tout le reste, finalement, est dans ces mots. Reste à savoir ce qui fait plip, ce qui fait plop, et quel son c'est plip et plop, s'ils sont en rythme, s'ils sont stridents ou dysharmoniques.
Je remarque, à titre introductif, que ce ce texte se compose de trois paragraphes de tailles décroissantes, ce qui signale une écriture en sprint, jusqu'à l'essouflement de la dernière phrase, et l'ultime force de poser une question, qui n'est rien qu'une invitation du sprint à se poursuivre malgré soi. Je remarque un style habité par l'effort de la tension, c'est-à-dire l'intensité. Tu ne souhaites pas particulièrement écrire, mais être inspiré, et retravailler l'inspiration à tête froide. D'où la brièveté des textes. Tu n'écris pas, tu décharges. Rassure-toi, personne n'écrit, sinon il écrit mal.
De ce style que l'on nommera intensif, je voudrais retenir trois choses (outre qu'il revêt, somme toute, la forme relativement classique dudit monologue intérieur) : il y a un style du corps, un style de la pensée, un style du délire.
Le premier paragraphe tout entier, c'est un style du corps. Le lieu commun de la souffrance, pour l'opinion générale, c'est que ça vient du cerveau, de l'âme (on ne comptera pas le nombre de métaphores qui se rapportent à ces images mentales de la souffrance). Tu as bien sûr remarqué comme le corps, comme motif philosophique ou littéraire, semble banni : hormis le 16ème siècle, on l'on parle encore du corps avec une réelle lucidité (Rabelais, Cervantès, Montaigne aussi), il faut attendre le Marquis de Sade pour qu'une pensée et une écriture du corps soit réinvestie dans des textes. La faute au corps expiatoire et pécheur de la religion, au fantasme grec de perfection du corps, au désir et au plaisir qui semble le mouvoir dans tous ses excès, au malheur qui peut l'abîmer dans l'obscène, l'ordurier, le violent. Le corps est refoulé du style et de la pensée jusqu'au surréalisme en littérature, et jusqu'à la moitié du 20ème en littérature. Bref, pas de corps.
Je remarque, de facto, que ton premier paragraphe se dirige vers ce style du corps, et qu'il en émane une pensée (que tu le veuilles ou non), avec des principes sous-jacents et des conséquences en puissance.
Et puis, comme en opposition, vient le 2ème paragraphe, qui semble décrire une le même mal-être, mais depuis le domaine de la pensée. Là où tu écrivais les mains, les muscles, les coups ou la nuque, tu écrivais maintenant la logique, l'esprit...
Nous sommes en présence d'un truc caractéristique de la philosophie : le dualisme du corps et de l'esprit. Qui est qui ? Voila ce que demande la philo depuis Platon jusqu'à nos plus récentes recherches en sciences cognitives. Personne ne sait. Surtout pas les psychanalystes, encore qu'il y ait des malins ! Un problème philosophique, tu le sais comme moi, c'est classiquement trois choses : deux termes à la fois en relation et en opposition, une contradiction donc, et une conciliation des contraires du coup pour résoudre le problème en le quittant, simplement (parce qu'on ne résout jamais les problèmes, on ne fait que les rouvrir).
Ces deux premiers paragraphes, quelle est leur relation ? A vue de nez, il y en a une, c'est sûr. Laquelle, c'est autre chose. Mais il n'y a pas "pas de relation", c'est certain ça. Les textes, sur des modulations différentes (le corps et l'esprit, tu t'en souviens c'est juste au-dessus), écrivent des moments de souffrances et de colères. Du coup, question : qu'est-ce qui se relie, en terme de souffrance et de colère, dans ces deux paragraphes ? Immédiatement, deuxième question corrélative : qu'est-ce qui les différencie ? Et enfin, pour compliquer : comment rendre compte de la mutation de la souffrance et de la colère du corps en esprit, sans renier ni les différences ni les relations ? Que signifie cette mutation, quels sont ces principes, ses conséquences en puissance, mais je me répète, tu sais déjà tout ça.
- Citation :
- Pourquoi suis-je là, pourquoi... Les autres ? Oui en effets, leur plaisir est source de joie logiquement : tout est logique... Tout simplement parce que tout doit l'être, tout simplement parce qu'il est logique que l'homme ne soit
Je ne peux m'empêcher de finir ces quelques digressions sur un commentaire précis.
Alors que tu semble entamer une interrogation sur l'identité (en l'occurence, celle du narrateur), le "pourquoi suis-je", tu ne peux t'empêcher de rajouter "là" et "les autres". Du coup, tu ne cherches pas ton identité, tu cherches un lieu, et l'identité des autres pour la faire tienne. Encore une fois, si l'on peut dire, on ne te prendra pas à parler de toi. C'est un motif de la philosophie contemporaine : la honte/haine d'être un soi, post-Auschwitz par excellence, que l'on retrouve, pour n'en citer qu'un par hasard, dans l'oeuvre de Beckett avec une force sans pareil. Note bien que chercher un lieu plutôt qu'une définition de son identité, c'est malin. Nous autres hommes sommes sans doute plus des lieux que des individus. Il n'y a, en somme, que trois position possibles : "je est moi", "je est un autre", "je est plein d'autres" (c'est la philosophie de Beckett : l'impersonnalité).
"Tout est logique", mais il y a plusieurs logiques, et la plupart sont formées de travers. En tout état de cause, il n'existe pas de système entièrement logique (cf. Second théorème d'incompatibilité du système, de Gödel, dans les années 30), ni en mathématique, ni en physique, et alors tu te doutes bien qu'en affaires humaines au sens le plus large, la logique est introuvable. Du coup, il n'y a pas à la rechercher pour s'y conformer, puisqu'il y a autant de logiques que d'actes que tu réalises. Une logique s'induit, s'insinue, elle ne se découvre pas, elle n'est pas là toute prête à l'avance comme un plat de pâtes à réchauffer.
Alors évidemment, l'illogique a lieu de temps en temps, surtout pour ceux qui la ressentent intensément. Oh, il ne se traduit pas par des mots, mais par du corps, des souffrances du corps, dont toute "logique" est pour le coup absente. Tu parles sans cesse, dans ces lignes de "tout", du "tout" (de la totalité, quoi, désignée ou prise en soi). Note au passage que prendre quelque chose en soi, n'existe pas, c'est un fantasme. Ce tout que tu invoques comme si tout (précisément) reposait dessus, ce tout là non plus à des chances d'être une idée vide. Mon maître me disait souvent, à sa manière, "le tout, tu sais, c'est quand même beaucoup". Il voulait dire que s'il y a un tout, ce qui n'est qu'une hypothèse, ce tout ne peut faire l'objet d'aucune expérience matérielle, concrète. Au tout, on a jamais qu'un tout petit accès, à une petite partie. En même temps, tu connais bien quelqu'un qui fait des expériences concrètes avec le tout : cela s'appelle l'inspiration ou le délire mystique, au sens noble (la formule noble de ce sens, cest : Un = Un). Le tout, c'est beaucoup parce que c'est Un. C'est une unité, étant une totalité. Il enveloppe et contient l'ensemble de ce qui est et de ce qu'il y a. Le tout, c'est l'Un qui rassemble les multiples éparpillés. Mais comme nous l'avions dit de manière introductive, il n'y a pas l'Un. Un = fantasme intensif, c'est-à-dire jouissif et douloureux.
"Il est logique que l'homme ne soit". J'ose espérer que la phrase n'a pas de coquille, et que le point manquant manque bien à dessein (ce serait moins compliqué, sinon). Je remarque immédiatement deux choses : la phrase ne finit pas, et ne finissant pas, elle ne finit pas sur une négation annoncée, fût-elle absente. Autant dire que ça finit mal ! Il serait question d'une logique existentielle du négatif, de l'absence, en d'autres termes de ce qui n'a pas lieu (par exemple, la pensée). Je dirais personnellement de l'indétermination, mais c'est mon jargon personnel. Il y a un "avoir-lieu" du "non-lieu". Des effets sans cause. Comme le dit Lynch, dans le Inland Empire : "Actions are consequences. But, there is magic !" Et "magic", c'est que quelque chose a lieu, ayant pour origine ce qui n'a pas eu lieu (en psychanalyse, Freud appelle aussi cela "névrose"). Que la phrase ne puisse pas finir par un point, c'est évident : si l'on osait la détermination de l'homme, on perdrait cet indétermination, au profit de l'identité (l'identité est un gain, un profit, une construction spéculative et rêveuse : elle s'effondre facilement, se fêle d'abord, puis craque ; ce processus de destitution de l'identité, Marx appelle cela une révolution, Freud une psychose, et Deleuze la liberté et l'éthique).Or, s'il n'y a pas de détermination de l'homme, c'est que l'homme est indéterminé : c'est l'une des trois indéterminations.
Et puis tout finit par une question. "Que fais-je-là ?" Je dirais que "là" (encore ce lieu qui revient plutôt que l'identité), tu rassembles tes dernières forces, au bord du gouffre, pour hurler une question qui restera à jamais sans vraie réponse. La question, cela peut revêtir la forme d'une agression, d'une caresse, d'un appel à l'aide. Même le non-sens, le plus destructeur des concepts (et des expériences) n'abolit pas la question, puisque reste la question même du non-sens, sinon la question de la question.
Et cette question de la question, c'est la question existentialiste par excellence (Sartre, Merleau-Ponty...). Au final, à la fin de tout, faut-il encore que cela finisse par une question ? Au bout de tous les malheurs, dispose-t-on d'une force éternelle qui nous enserre autour de la question ?
Mais à l'inverse, demande-toi : qu'est-ce qu'une vie sans question ?
Esprits dérangés dans leur travail =)