[Background] Il faut un début à tout...

Deux heures du matin, nuit noire. Pourquoi suis-je réveillée? … Un bruit, oui, je crois que c'est ça. Ou alors, une secousse…

* BAM. BAM. BAM. *

On tembourine à la porte.

- Aeris? Aeris, lève-toi ! Y'a un truc pas normal. Aeris ! AERIS !
- Lynn? Lynn, c'est toi? Entre, ne reste pas dehors !

Lynn pénètre alors dans mon appartement de la tour d'Ivoire. Un simple une pièce, où le lit est près de la porte, et ce depuis les nouvelles réglementations d'Atlantis : Le lit près de la porte en cas d'alerte, un sac toujours près avec des affaires en cas de fuite précipitée.

- Alors, qu'est-ce qui se passe?
- L'Oracle avait vu juste… Je crois que nous sombrons !
- Tu veux dire… Comment-ça nous sombrons?
- Exactement comme dans la prophétie ! Ca a commencé par un typhon, il y a environ une heure… Et depuis le niveau de l'eau n'arrête pas de monter ! Il faut se dépêcher Aeris ! Une barque nous attend près de l'Hôtel de Ville.

Neptune, nous sombrons ! Il y a dix ans, alors que je n'en avais que sept, l'Oracle d'Atlantis avait prévu cette catastrophe… La déchéance de toute une civilisation, la disparition d'un peuple, d'une culture, d'un ensemble de savoirs… La disparition des Atlantes, tout simplement.
Vite, je me dépêche de prendre mon sac, de mettre ma toge et je suis Lynn jusqu'à l'Hôtel de Ville. L'eau a eu le temps de recouvrir le dallage en marbre blanc et déjà les bâtiments commencent à flancher sous le poids des vagues. Ils ne tiendront pas longtemps. Des éclairs illuminent de temps en temps ces scènes de destructions, mais nous faisons tout de même une partie du trajet sous la pluie torrentielle.

- Aeris ! Enfin te voilà ! Merci, Lynn.
- Maman ! Je… j'ai peur…

Elle me serre contre elle, dernière étreinte d'une mère qui sait qu'elle ne reverra jamais son enfant.

- Grimpe sur la barque Aeris. Avant qu'il ne soit trop tard !
- Mais, et toi?
- Ne t'en fais pas… Grimpe !

Je monte dans l'embarcation. Dans la panique, on m'écrase le pied, mais j'ai à peine le temps de hurler que déjà nous sommes partis. Lynn et moi sommes côte à côte, dans les bras l'une de l'autre. Je la vois pleurer silencieusement pendant que l'île s'éloigne.

* CRAAAC. *

- La… la barque ! Elle vient de se fracasser sur un récif !
- Nous… Nous sombrons !

Panique, et trou noir.

Le bruit des vagues, le ressac... Où suis-je ? Pourquoi ne puis-je plus bouger ? L'espace d'un moment, je suis complètement désorientée, déboussolée. Puis les images me reviennent : l'énorme typhon, l'eau qui recouvre tout... Toute cette eau qui fait chavirer la barque... Lynn, Maman... Lynn ? Lynn !

- Lynn ! Ly-ynn ! Réponds, tu es là ?

Mais il ne suffit pas d'hurler au creux des rochers, elle ne répond pas. Alors je cours partout, effrayée, pour chercher un indice, une trace du passage, de la présence de mon amie. Mais rien. Que des cailloux et de la flotte à perte de vue.

- Oh !

Impossible de réprimer ce tout petit espoir à la vision du morceau de tissu bleu qui appartenait à la toge de mon amie. Ce bleu, le bleu de ses yeux, le bleu du ciel d'Atlantis, un bleu royal, impérial, représentant tout à la fois azur des cieux et pureté de l'océan. Prise de folie, je me mets alors à espérer en me rapprochant du bout d'étoffe. Ici, je crois voir des traces de pas, là un message gravé dans le sable...

- Des empreintes !

Vraies, cette fois, qui serpentent jusqu'aux dunes entourant la grève. De petits pieds nus, une jeune femme certainement. Lynn ? Je m'élance alors, trébuchant sur le sol instable et inégal, me rattrapant aux quelques brins d'herbes égarés par-ci par-là, tombant même dans ma précipitation. Après plusieurs minutes de marche, éreintée, j'apperçois un pied reposant par terre. Puis deux, et enfin tout le corps de mon amie. Ses cheveux roux encore humides masquent ses yeux que je devine fermés. Ses mains sont froides, son pouls ne bat plus.

- Lynn ? LYNN ! Réveille-toi ! Lynn, par Neptune, je t'en supplie ! Allez, arrête ta plaisanterie, c'est tout sauf drôle hein. Je sais que tu me fais marcher ! LYYYYNN !

En larme, je m'écroule. Lynn était le dernier rempart contre l'inconnu. Désormais seule et sans attache, je frissonne dans le froid de l'hiver qui débute.

- Lynn... Ne me laisse pas...

Ma voix s'éteint et je me blottis contre son corps. Seule.

Je ne veux pas savoir combien de temps j'ai dormi. Longtemps sans doute, puisque le corps de Lynn a laissé place à un monticule de sable qui peu à peu s'éparpille au gré des alizés. J'ai perdu Lynn, ma famille, mes amis, mes attaches. Alors je me lève … Et je marche. J'ai tellement pleuré que les larmes ne veulent plus venir, et seules mes pensées inondent mes pas, en une lente litanie. Incapable d'exprimer mes sentiments, je chante. Je chante Lynn, ma mère, mon Île. Je chante les chants anciens, ceux qui te reviennent à la mémoire une fois que tu n'as plus rien.
Je marche sur la grève, sans but, sans vie, et tout ce qui me raccroche à cette terre est la mélodie sans mot qui s'échappe de mes lèvres. Des notes, une infinité de notes, comme pour me porter et m'aider à avancer.

…

Voilà des jours que je vagabonde sans rencontrer âme qui vive. La peau nue de mes pieds est déchirée, mes lèvres sont desséchés, ma toge blanche est en lambeaux et mes cheveux blonds, sales sont emmêlés et volent au vent. Même mes yeux semblent morts. Leur bleu autrefois limpide est terne.
J'ai cessé de chanter, puisque la seule personne capable de m'écouter, moi, n'en a plus la force. Je ne suis plus rien, j'en ai même oublié pourquoi je marchais. Les mois, les années sont derrière. Mon passé a disparu, érodé par le sable et les embruns qui m'entourent. Je n'ai plus de nom, plus d'histoire, plus de vie. Je ne suis qu'une coquille vide qui marche, marche, marche, un pas après l'autre, lentement, régulièrement, avec efforts et application. Je ne suis plus.

…

Je dois chercher à me nourrir. Mon esprit embrumé ne peut désormais plus me transmettre que ces deux syllabes : manger. Manger.
Boire, c'est facile, il pleut souvent ici. Alors il me suffit de lever la tête, d'ouvrir la bouche, et d'attendre. Parfois, des bouts de souvenirs me reviennent, comme des années perdues ou un âge d'or rêvé. Comme si mon cerveau exténué me balançait des bribes de la vie d'une autre, des morceaux de cris, de joie, de rires. Ce n'est pas moi tout ça. Je ne suis pas cette adolescente qui parle d'amour et de paix. J'ai l'impression d'avoir des centaines d'années, peut-être plus. De toute façon qu'importe, je vivrai plus longtemps que cela quoi qu'il arrive.
Tout ce qui compte, maintenant, c'est de trouver à manger. Ou de continuer à avancer. Jusqu'à la mort.

- Lynn …

Comme surgi des profondeurs d'un passé révolu, ce murmure passe la barrière de mes lèvres sans que je l'aie voulu. Lynn … Je dois vivre pour elle.

Je vivrai, Lynn. Je vivrai.

Vivre …

Mais comment vivre quand le reste ne suit plus ?
Je ne suis plus une enfant, jamais je ne retrouverai ma candeur perdue. Et si c'est ça être femme, je préfère rester dans cet insipide et salvateur intermède. Je suis ce que l'on voit. Une silhouette, une coquille vide qui marche. Une enveloppe désabusée, recouverte de sable et de sel. Un roc mouvant et de plus en plus translucide au fur et à mesure de la disparition de mon énergie. Lynn, tu es morte en vain, je ne saurai pas me maintenir en vie te sachant désormais dans l'autre monde.
J'ai tellement faim que des traits lumineux éclatent sous mes paupières closes. De la lumière. L'apocalypse. La destruction. Là où tout a commencé. J'ai l'impression d'avoir énormément vieilli depuis ce jour, mais tout me revient avec une limpidité terrifiante. Tout s'était passé trop vite alors. Je n'avais pas eu le temps de tout comprendre, mais maintenant je peux revoir la scène, l'agonie sur le visage des gens, les murs qui s'écroulent et les gravas emportés par l'océan qui monte inexorablement. Ma ville, ma vie. Tout est anéanti en une vague. La prophétie …
Incapable de supporter ces visions plus longtemps, je m'écroule, inconsciente.

Et ça me revient. Les pupilles dilatées et les yeux écarquillés de ma mère. L'horreur et la détresse qu'on peut y lire. Comme si maman avait été un livre dans lequel était consignée toute la misère d'un monde sur le point de s'effondrer. Nous avons détruit une civilisation, une histoire, des idées. Selon l'oracle, à trop se développer, trop vite, on s'est pris pour des dieux. Il avait raison. Nous en avons payé le prix fort. En ce jour maudit, cinq mille ans de culture ont été anéantis par une vague gigantesque. Les divinités se sont vengées.

- Maman …

Je hurle dans mon sommeil, et mes cris résonnent dans la nuit noire, sur cette plage vide. Je gémis, sans pouvoir m'en empêcher. Mais peut-être que je ne le veux simplement pas. Parce que, parfois, ça fait du bien.

…

- Mademoiselle ? Mademoiselle ? Réveillez-vous bon sang. Je sais que vous pouvez le faire !

Je sens qu'on me secoue l'épaule, qu'on me tapote la joue. Une grande main fraîche et rugueuse dont l'odeur me rappelle celle de mes grands-parents. Peu à peu, alors, je sors de ma léthargie pour voir le visage inquiet d'un vieil homme. Il a une barbe grisonnante, éparse, comme s'il s'était rasé à la serpe. De profondes rides encadrent deux yeux gris acier, très doux, perdus sur un territoire d'une rudesse sans faille. Le temps ne l'a pas épargné. Peut-être a-t-il cinquante ans, peut-être en a-t-il mille. Impossible de le savoir.

- A manger … S'il vous plaît.

Et je sombre à nouveau dans un trou noir, vide de toute conscience. Là où mes souvenirs ne viendront plus me chercher. Liberté bienfaisante.

» SOTW#3 [Shakrat Vainqueur]