Le fer au fond de l'eau (Rôle Play en Ter Aelis - Ruelles de Galvorn)

Smirtnoff ne sourit pas à cette pensée.
Il se tient debout quelque part sur les docks, une grande rue dégagée devant, des entrepôts vides d’un côté, des murs de briques de l’autre, habitations d’un genre industriel propre à cette partie du port. L’aube est venue, fidèle au post. Elle a embrassé le ciel sur la joue qui s’est mis à rougir, violet puis orange, enfin, la demi-heure écoulée le soleil découpe la ville de grandes masses pulpeuses et froides, dépose de l’or sur les métaux pendant quelques instants, s’étire, s’allonge, se couche, respire.
Le vampire est à l’ombre, posté dans une des multiples découpes noires que la lumière marque de sa présence. Il reste ce qui se trouve de plus noir sur la place, cependant. Immobile quelques instants, il finit par remuer enfin et se débarrasse de sa veste trop lourde. Pour une fois sa chemise était noire. Il détache de sa ceinture les deux fourreaux de ses armes, trop encombrants, les abandonne au même endroit après avoir dégainé les lames jumelles qu’il garde en main fermement. Il est seul pour le moment. Il secoue les épaules, soupire, se décontracte du mieux possible. Sa respiration se cogne à la fraîcheur matinale, des petits nuages transparents. Espèce de sale humain.
Il relève la tête pour voir arriver son adversaire, qu’il a senti avant. Gregovi s’arrête à bonne distance, arrêté par une zone en lumière. Il demeure dans l’espace ombré d’en face. Contrairement à Smirtnoff il doit prendre quelques précautions pour affronter le petit jour, des lunettes solaires, une casquette blanche, un polo blanc à col roulé, léger sur son pantalon sombre et ses chaussures. Il a l’air d’un jockey, ou d’un golfeur de cette façon, sauf qu’il a troqué les gants blancs pour ses mains de cuir noir, élégantes et remplacé son stick par le fourreau de son sabre occidental.
Il s’appuie sur une jambe et d’une main sur la hanche, droit et sévère malgré son allure de petit snob :
-Bonjour jeune homme !
Smirtnoff ricane de la situation, de ce visage juvénile qui semble l’être depuis la nuit des temps et qui l’interpelle comme un enfant alors que sa face à lui paraît ses 33 ans chiffonnés.
-Salut papy.
Mine de rien, les lunettes allaient le désavantager. Elles lui masqueraient les intentions motrices de Gregovi, il aurait pu se permettre de faire de même, kèlkon.
-En forme ?

Smirtnoff se passe de commentaire. De son côté obscur Gregovi tire son sabre hors de son fourreau. Objet redoutable. Grincement huilé.

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Un bruit de métal sur l’asphalte. Les frottements lourds des pas résonnèrent sur sa droite et Cassiopée l’aperçut en premier. Smirtnoff était là, il avait rejeté au-delà de lui les attributs gênants et se dressait au milieu de la route, une arme dans chaque poing. Devant lui se tenait Gregovi froid et grinçant. Ils se faisaient face aussi acides et déterminés l’un que l’autre.
Cassiopée se glissa, ombre légère sans éclat, sans lueur, jusqu’à l’angle de la ruelle. De là, elle pouvait surveiller Gregovi tout en ayant Smirtnoff à proximité.
Elle aussi était déterminée. Gregovi n’aurait pas la vie de Smirtnoff.

Smirtnoff, sur un souvenir des convenances, exécute une poussiéreuse révérence. Gregovi y répond avec souplesse, lève le sabre, sourit s'élance. Quelques grands pas légers, trottinant, puis, atteignant sa vitesse de croisière vampire sa silhouette blanche s'étire dans l'espace, comme un trait de pinceau qui épuise sa peinture et avant qu'on ait pu voir quoi que ce soit il a attaqué Smirtnoff par trois fois, trois coups ripostés et tous les deux se trouvent postés à des places totalement différentes, dans des positions différentes et les armes en avant.

Gregovi s'arrête pour s'étirer langoureusement, histoire de s'échauffer. Il sourit à Smirtnoff qui se trouve à sa place dans le soleil d'en face. Dès le mouvement suivant, ce dernier croise les lames devant lui, en position de défense. Gregovi s'élance encore une fois, le seul à attaquer réellement. A nouveau son image se fragmente, comme émiettée par un nœud du temps. Une fois sur Smirtnoff son sabre est invisible à l'oeil, sauf lorsqu'il se retrouve paré par une lame jumelle. Dans ce cas il lève son poing libre et fend l'air avec, près de la face du demi-vampire qui a pu l'éviter d'un grand déhanché, se retourne dans l'air pour retomber sur un appui convenable et éviter les coups suivants, quelques coups de pieds formidables qu'il n'esquive pas aussi bien et il roule à terre, se relève, recule et les voilà sous le soleil tous les deux.
Un temps d'une seconde sans un geste. Gregovi tourne le poignet et sa sabre s'illumine, accroche un éclat de soleil à lancer à la face de Smirtnoff, aveuglé pour quelques secondes. Sur ce un grand tournant du coude et un coup horizontal, d'une force incroyable, abat le plat du sabre sur la tempe aux cheveux noirs et l'envoie bouler à quelques mètres, accompagnée dans les airs par une fine giclée de sang là où la férocité du coup a forcé la peau à s'ouvrir.
Il roule sur le sol et soulève un peu de poussière, crissement sur les cailloux fins.
Smirtnoff met le temps à se relever.

Smirtnoff ne sait rien de la présence de Cassiopée. Dans la mêlée il n'a pas eu le temps de déceler sa présence. Gregovi quant à lui l'a sans doute localiser, mais il n'a pas l'air de s'en formaliser. Resté à sa place après avoir balancé un coup de plat de l'épée dans la gueule il observe, dissimulé derrière ses lunettes, on ne sait où et il sourit amicalement. Il attend que son adversaire se relève, patiemment. La dizaine de secondes qu'il faut ce dernier pour reprendre position debout sont longues. Mais Smirtnoff ne titube pas longtemps. Il essuie d'un coup de manche le sang qui a coulé sur sa figure et qui pourrait gêner sa visibilité, sans plus, car la blessure n'a pas de profondeur.
Il reprend ses armes et renifle, campé sur ses deux jambes, grogne comme de rien:
-Eh bin viens, t'attends quoi?
-J'attendais que tu reprennes ton souffle.

Smirtnoff attaque, cette fois. Cet élan est de courte durée, même si il engage un nouvel affrontement rapide au corps à corps, entre les mailles des secondes. Gregovi esquive habilement, en se renversant comme une panthère, sinueux presque liquide lorsque leurs mouvements dépassent une certaine limite de vitesse d'enchaînement. Smirtnoff rebondit, retrouve le sol accroupi, riposte, esquive et se contorsionne. Mais il est bien moins souple que l'autre. Ses manœuvres corporelles pour éviter la lame et les coups lui prennent du temps et après une douzaine d'attaques consécutives il a pris trop de secondes de retard pour esquiver la suivante et se mange un poing entre les côtes, la poignée du sabre dans le plexus, un genoux dans la tempe (dans la tempe, pas dans la face)(summum de l'agilité de Gregovi qui tape dans la gueule avec un genoux), suffisement pour le sonner encore une fois et Gregovi termine la valse en l'attrapant par le col à la barbare, écrase Smirtnoff tête à l'envers dans le mur de briques qui se trouvait là et qui devait sans doute l'inspirer.
Un joli bruit, de la poussière, encore. Les briques et la joint qui s'effondrent. Le mur n'était tout de même pas bien épais.
Smirtnoff reste étalé sur le dos un moment, un peu plié, un bras en dessous, l'autre pas. Ses vêtements noirs commencent à s'éclaircir, à force de caresser le sol.

Gregovi secoue ses mains et ses pieds, décontracté pour un jogging:
-Je trouve que tu as régressé pendant ces 3 dernières années. Tu ne te bats plus jamais?

Une bourrasque avait soulevé la poussière de la rue, asséché l'air pour un instant. Un éclat lumineux ensuite, Smirtnoff a pu l'observer à travers ses paupières closes, tandis qu'il reprend conscience sur le sol, se hisse le ventre pour tourner la tête vers la scène. Il aperçoit Cassiopée derrière son manteau d'aurore, l'éclat du soleil pointé sur son ennemi.
Les lunettes de Gregovi sont tombées au sol, ce dernier a fait quelques pas en arrière, les mains sur le visage. Après un cri de douleur il se tait, écarte sa main de ses yeux d'un geste précautionneux sans les ouvrir, la face froncée et montrant les dents douloureusement.
-Chienne!
Le temps qu'il dresse le sabre et localise Cassiopée dans l'espace, à l'aide de son organe auditif, Smirtnoff s'est relevé et, avec hargne, tranche l'air, la veste, le cubitus, le radius et la chair du poignet de son adversaire.
La main gantée serrée sur le sabre parcourt le ciel avec une giclée de sang rouge, avant de tomber sur le sable, inerte et sans lâcher sa prise. -clang-
Gregovi reste le bras en l'air, un moignon tendu vers l'aube. Il reste coi une seconde, un poids manquant à l'appel. Puis de sa main gauche il attrape les deux lames de Smirtnoff, plaquées l'une contre l'autre, les yeux plissés toujours et souriant vers lui précisément:
-Haha!
Le sang cesse de palpiter et fait chemin inverse, ondulant dans l'air comme une panoplie de serpents liquides et la main se reforme, nue et fraîche, au bout de son bras séparé de son gant et de son arme.
Smirtnoff observe ce phénomène avec force impression, et force appréhension lorsque cette main, après avoir pris son élan et une position droite et doigts rangés réapparaît de l'autre côté de son corps (à vrai dire, hors de sa vue), sortie quelque part de la gauche de son dos.
Gregovi le soulève un peu de cette façon, la main recouverte à présent d'un gant rouge et humide ouvre les doigts. Puis il en ressort en faisant chemin inverse, proprement, et laisse Smirtnoff s'écrouler par terre, se replier sur lui-même comme un élastique.
Une façon de tuer parmi les plus méprisantes dans le monde vampirique et réservée aux anciens à l'égard des jeunes générations de la même race.
Toujours amputé de sa vue il grogne à Cassiopée:
-Essaie donc de combattre pour ton compagnon!

Cassiopée, le visage fermé à toute émotion, contemplait le démon qui lui faisait fasse. Smirtnoff était étendu, le corps étendu et son sang se déversait sans fin en un filet mouvant et fumant.
Gregovi se dressait à présent devant elle, le visage déformé par la haine, les yeux plissés, fermés pour éviter son dard. Sa main droite, sanguinolente, luisait d’un éclat visqueux et brun.

-Essaie donc de combattre pour ton compagnon!

Mais le corps entier de Cassiopée se chargeait d’une énergie jamais égalée.
Gregovi avait appelé les forces malfaisantes pour tuer Smirtnoff. La rage de la dame des étoiles, sa peine s’alimentaient de son feu intérieur, elles appelaient la vengeance des cieux.

Dans le ciel, où brillaient encore quelques étoiles, une constellation située à l’opposé de la grande ourse éclaira le ciel d’un W aveuglant. Le trône de la reine s’imposait au ciel. Mais Gregovi ne le voyait pas. Il fermait les yeux et menaçait la reine de sa voix de dandy mécontent.

Cassiopée avait appelé Tsih la bleue, le fouet. Et Tsih brillait au centre de la constellation. Tsih tournait sur elle-même, toujours plus vite. Sa rotation devint si rapide que son fouet déchargeait la matière incandescente qui se déversait en lame dans les cieux.

Une large faucille s’étendit derrière les toits tournoyant et balayant les rais du soleil levant.
Gregovi ne vit pas Tsih le fouet le happer et lui arracher ses assises. Il n’avait pas eu le temps de lever son arme sanglante…

Le Fouet est passé, tranchant les jambes du vampire au-dessus des genoux. Un sang foncé s’étale dans les airs à la suite de l’éclat d’étoile, un angle plat vers le ciel. Le temps que Gregovi commence à chuter, la traînée noire ralenti, se fige dans le temps et recule, la mer qui repart à marée basse en version accélérée, des vaguelettes et agglutinements de gouttes qui roulent en arrière et les jambes reviennent à leur propriétaire et la chute s’inverse, Gregovi est de nouveau debout, bien campé sur le sol. Il regarde Cassiopée, planté à quelques mètres face à elle on dirait qu’il peut la voir précisément, à travers ses paupières closes.
D’un coup il s’anime de nouveau, plus rapide qu’un courant d’air il saisit du sol son sabre tombé là-bas, décroche sa première main coupée par Smirtnoff et, serrant l’arme de sa main gauche encore gantée il s’élance sur Cassiopée.
Une aura de soleil encore une fois dans son chemin, le vampire sert les dents et gronde avec effort et d’un grand coup vertical, sa lame de nuit tranche la lumière du midi. Dans la force de son geste et à cette vitesse, la précision est indispensable. Chaque détail est mesuré, et Cassiopée n’a eu que deux secondes pour lancer sur elle un manteau de rosée qui s’accroche à la lame en approche, s’amoncelle d’un seul côté, le poids futile et cette gorgée d’eau voit sa masse démultipliée dévie le métal, collée à lui par succion.
La lame est donc passée à côté de la tête de Cassiopée, le temps que Gregovi récupère son équilibre il se trouve nez à nez avec elle, le bras barré devant lui, trop près pour retourner le sabre contre sa cible. Néanmoins il ne manque pas de méchants réflexes ; c’est son coude qui s’éloigne et se lève pour revenir frapper la nymphe en pleine tempe.

Smirtnoff ne bouge pas. Resté recroquevillé où il était, pas loin d’une position fœtale et enveloppé aussi d’un liquide rougeâtre, il est déconnecté du monde actuel. Le sang qui venait lui baigner la joue perd son éclat et la neige le recouvre, une neige grise bleutée de nuit et tiède, il ouvre les yeux lentement dans un désert givré, une étendue incolore, parcourue par un vent furieux qui ne l’atteint pas, une sorte de rêve. Il se redresse, s’appuie sur une main où ses doigts s’enfoncent dans la surface humide ou sèche, duveteuse. Il regarde, yeux plissés, autour de lui l’horizon obscur.
Il est debout, aucun effort, aucune sensation de froid ou de chaud, ses chaussures lui indiquent à peine l’emplacement du sol. Mais, comme dans un rêve, aucune de ces anomalies ne l’interpelle, sa présence en ce lieu l’indiffère, sa présence, elle-même, ne trouble aucune respiration.

Un coup violent en pleine tête envoie Cassiopée se vautrer dans l’eau. La rue couverte de l’humidité matinale l’accueille avec fracas. Le contact du suintement nocturne sur sa joue réveille son humeur violente et avant que Gregovi ne dirige son bras vengeur sur son corps sans protection, Cassiopée libère le souffle glacial de la haine qui transforme le passage en un terrain glissant et luisant. Pris dans son élan uniquement dirigé vers sa proie, Gregovi s’en va glissant.

Il se rattrape sur ses mains, le sabre claqué au sol et parcourt une dizaine de centimètres de cette façon. Sa main droite laisse sur la glace une traînée d’un rouge fluorescent, il se retrouve très près de la dame, penché en avant. Aucun de ses pouvoirs de mort ou de régénération ne lui permettrait de dégeler l’eau qu’il aurait pu lui-même sceller par le froid. Se redressant et vacillant encore une fois il peste contre Cassiopée. Éloignés à nouveau l’un de l’autre il l’observe se relever, majestueuse dans une dentelle de brume, baignée d’une aura vaporeuse, bleue, limpide, enluminée.

Le soleil, doucement, se lève sur l’horizon, réchauffant lentement les pavés et les pierres de ses rayons dorés et Cassiopée s’empare de la douceur, de la chaleur qui monte à l’horizon.
Elle s’emplit du soleil, et son âme rougeoie sous l’incandescence des rayons. Une force nouvelle l’habite. Une fièvre vengeresse l’occupe entièrement. Sa brillance s’accentue en échos à l’aube qui grimpe dans le ciel de Galvorn.

Alors, lentement, elle s’approche du monstre régénéré qui cherche à lui nuire jusqu’à l’envelopper de son éclat et de sa brûlure.

Debout dans la neige, le noir à l’horizon, aucun bruit ne traverse ce lieu dépourvu de limites. Tournant sur lui-même un point orange au loin attire son œil, Smirtnoff s’arrête pour observer. Dans la noirceur stérile se dessine les contours d’une ville, noire comme le reste et crachant de la fumée, silhouette industrielle, fantôme menaçant, familier, pourtant. La ville d’Hiver, le lieu de sa naissance. Lieu de vie commun aux hommes et à une puissante famille de vampires nord-orientaux, qui fut longtemps fermée aux autres créatures. La vision ne lui est pas désagréable, c’est un lieu connu avant d’être laid.
Smirtnoff fait un pas dans cette direction avec espoir de revoir son frère aîné, Dolohev, qui avait refait surface avec force dans son esprit depuis ces dernières heures.
La route lui est barrée. Une silhouette s’est dressée sur son chemin, celle des gardiens des Sceaux, une cape sombre reliant les épaules au sol où elle se plisse doucement, un capuchon à fourrure et rien de plus. Smirtnoff s’arrête.
La silhouette sort de son ventre de tissu des mains de la même matière et de la même absence de couleur, graciles et fluides. Elles remontent d’un geste envoûteur, un peu mystique, pour plonger avec grâce sous le capuchon, dans ce vide facial où l’horizon de gris semble vaciller, s’agrandir encore. Ce dernier se déforme violement lorsque le capuchon, replié sur la nuque, découvre le visage blafard de Gregovitch, yeux intactes et bien ouverts, le visage tiré par le reproche. Ce dernier est difficilement déchiffrable, il semble perché dans des hauteurs inatteignables, démesurément grand. Smirtnoff est subitement replacé à vue d’enfant, son bras tendu ne pourrait pas toucher un genou du gardien. La peur instinctive l’envahissant il tourne les talons et se met à courir, vulnérable, misérable, ses jambes frêles accrochent à peine la surface neigeuse. Comme sur la lune, ses pas le décollent du sol, son poids est insignifiant, ses jambes le lanceraient bientôt vers l’arrière, la pire des menaces dans son dos.
Il trébuche en apesanteur mais le noir s’effrite, ses morceaux ricochent sur ses coudes, entre ses doigts, contre son front, contre ses yeux ouverts. Le décor mue tout d’un coup, sa peau noire s’arrache sur la couleur du coucher de soleil. Spectacle chaud et éblouissant.
Smirtnoff se réceptionne dans l’herbe, mains nues.
-Aranev.


La température monte furieusement et la glace alentour craque et prépare une soupe sablonneuse. Aux pieds de Gregovi l’eau ne dégèle pas aussi vite. Il attend que la patinoire se craquelle pour se remettre en mouvement, mais il est forcé de patienter dans la chaleur montante. Chaque degré supplémentaire lui fait l’effet d’un été accumulé, être de glace, il supporte avec difficulté. Son visage lisse est rapidement recouvert de sueur.
D’un geste ralenti il lève son sabre à bout de bras, pointé sur Cassiopée. Parallèlement il ouvre les yeux, vers elle également, avec précaution car les pupilles sont blanches. Il cligne des yeux, et la chaleur montante férocement il les referme. Mais son sabre demeure en place. La lame pointée bleuit, refroidit, se concentre dans sa froideur pour lutter contre les degrés de la nymphe. Des cristaux de glace croisent leurs épines contre l’acier avec force, se serrent les coudes, Gregovi ralenti le réchauffement des lieux. Il est une loi qui dit que l’univers se refroidit, et que toute chose tend à perdre sa chaleur en fin de comptes. Le soleil, lui aussi, finirait par s’éteindre, oui mais. Le temps fait partie de l’équation. Et ici c’est le vampire qui manque de temps pour résister au brasier. Bientôt l’air se met à onduler comme de l’eau tout autour de lui. A grandes gouttes l’eau dégouline de son menton, lui-même commence à haleter avec effroi. Il fait quelques pas dans la boue vers la nymphe, sourcils froncés, cheveux collés au front, l’effort est surhumain, la fournaise est son propre enfer. La glace du sabre est en train de reculer sur la garde, repoussé par la fusion du métal qui se fissure, déchiré de cicatrices d’un blanc étincelant. Cependant Gregovi avance toujours, à pas pesant mais calculés. Il plisse le visage et signale, d’un ton appuyé :
-Il est en train de mourir. Tu t’en moques ?
Quelques pas encore. Ses oreilles bourdonnent comme dans un four. Le bout du sabre se trouve à une vingtaine de centimètres de Cassiopée, et il luit avec la puissance d’un phare céleste. D’un coup Gregovi le lâche, incapable de le tenir plus longtemps. L’arme atteint le sol en retrouvant toute sa frigidité, il éclate comme du verre en milliers de morceaux sur la terre, une poudre d’étoiles jetée dans le ciel de nuit.

Une voix familière. Un lieu familier, la côte, la falaise, la végétation douce, ces rochers, le feu du jour qui s’en va.
Le soleil disparaîtra sur la mer d’ici quelques instants, en contre-jour devant lui se tient quelqu’un, noir sur rouge. Revenu dans son corps d’adulte Smirtnoff se précipite pour rattraper cette silhouette qui tombe doucement dans le vide. Il enlace une forme de vêtements, quelque chose qui ne vit. Sans pouvoir déterminer si cette voix appartenait à son père ou à son frère, le fantôme, de toute façon, lui a échappé. Au pied de la falaise où il se penche, où ses bras se débattent, les draps de tissu s’éparpillent dans l’espace, des coiffes savantes de femmes. Il aurait voulu hurler quelque chose, un « oui », un « non », pour exorciser cette absurdité inexplicable de la vie mais sa voix n’est que silence, ses poumons sont fermeture.
Il n’y a rien, là en bas où il n’a jamais posé les yeux, qu’un vide monumental, un trou béant dans l’océan. Encore une fois, encore, il n’a pas pu le retenir, il ne l’a même pas vu faire, il n’a pas regardé en bas, rien, rien pour dessiner la mort, rien qu’une présence suivie d’un vide. Rien qu’un bruit de petites pierres qui ricochent restés gravés dans sa mémoire comme un point d’interrogation. Il se retourne subitement à ce bruit qui résonne dans sa tête et tout autour, Gregovi en face de lui, l’objet incongru qui semble tiré du moment présent empreint de calme et de violence, vient le frapper du plat de la main au milieu du torse. Le geste est net, provoque dans sa poitrine une pression démesurée tandis qu’il tombe, à son tour, dans le vide qui l’habite et au plus sa chute s’intensifie, plus la douleur transperce sa poitrine.

Du sang et du sable dans la bouche, un fer à repasser coincé entre deux côtes. Smirtnoff toussote, sans remuer beaucoup, avec le fond d'air qui restait dans son poumon écrasé, entre quatre de ses côtes brisées avec tout ce qui se trouvait sur la route du poing de Gregovi. Ô Ter Aelis, te revoilà. Ça fait un tout petit peu mal.
-... (aïe)

Ouvert, un œil. Plus rien ne regarde au travers et derrière, sous le globe, la chair noire que le feu pétrifie et des cendres, s’étendent derrière la demi face blafarde, elle n’est plus qu’un masque nacré posé sur une explosion de cire.
Les joues sont dévorées, le masque disparaît.
Le corps de Gregovi se cambre, à présent dépourvu de sa tête et toute cette partie manquante s’étendant dans l’atmosphère comme le dernier râle d’un geyser devenu poussière, il demeure en suspension à cet endroit, en silence.
Une giclée de sang tout droit sortie de l’aorte vient cogner les cendres froides, propulsée par un puissant sursaut du cœur. Elles s’éparpillent un peu plus.
Enfin retombant le sang tire avec lui une partie de la poussière et l’ensemble perd de sa tension, s’allège, les genoux plient et, enfin le corps s’effondre.
Étrangeté que la mort.

Appel de violence. Cri dans le ciel. Grendelor se retourna dans son sommeil. Feu. Sang. Combat. Elle ouvre brusquement les yeux, haletante. La maison est silencieuse. Urgence. Rage. Ces sentiments ne lui appartiennent pas, pourtant ils sont en elle et la poussent hors du lit, haletante. Elle s'habille en hâte et se laisse guider par cette voix qui souffle qu'elle doit se dépêcher. Yeux fermés, le transport se fait instinctivement. Ces esprits, elle les connait. Pourtant, ils sont tellement différents. Douceur fait place à la haine. Froideur fait place à l'enfant.

La scène qui s'offre à elle semble sortir d'un cauchemar. Un seul regard lui suffit pour la faire se précipiter près du vampire agonisant. Le cadavre d'un autre se décompose devant Cassiopée, reine drapée dans les étoiles. Folie. Encore une fois. Un faible râle s'échappe de Smirtnoff. Gargouillis plutôt. La guérisseuse pose une main fraîche sur son front et entre en douceur dans son corps meurtri. Douleur intense qui la plie en deux. Luttant contre la nausée, Grendelor retourne délicatement le vampire, bloquant l'influx nerveux afin qu'il ne sente rien. Le traine hors d'atteinte du soleil, chemin rouge vif sur les pierres. Ses yeux redeviennent vitreux, retour dans le coma bienheureux. La jeune femme l'installe sur ses genoux, s'adosse contre un mur glacial.

Le mouvement n'a pas arrangé les choses mais le laisser à la merci des rayons de l'astre solaire n'aurait pas facilité sa tâche. Elle s'enfonce plus profondément, ne fait plus qu'un avec les fibres de son être. Entreprend le long travail de tissage. Arrêter les hémorragies. Ressouder les côtes. Vider les poumons du liquide visqueux qui les emplit. Soutenir le rythme cardiaque. Maintenir la perfusion. Elle est partout et nul part. Les dégâts sont profonds et le temps perd son sens. Heureusement, ce n'est pas un humain et ses facultés de vampire soutiennent la magie à l'œuvre.

Les minutes, les heures passent, rouges comme le sang qui imprègne leur vêtements. Sa respiration est maintenant normale. Après une dernière vérification, la guérisseuse rouvre les yeux et pousse un soupir. Fatigue et soulagement. La tête de Smirtnoff calée sur ses genoux, elle attend son réveil.

Il n'a pas bougé de tout ce temps, pas dégluti, à peine respiré. Une sorte de coma, sa pensée perdue on ne sait où entre deux molécules d’hémoglobine et un fragment de calcium égaré. Son cœur s’est remis à battre dès l’instant où il a retrouvé sa forme initiale, s’était remis à irriguer son corps à coups de spasmes indécis. A présent tout est calme.

Contraction de la poitrine, il se réveille brutalement, tousse comme un chien de la salive et du sang coagulé puis tente de se relever. Il roule sur le côté, la joue sur un genoux de Grendelor, lance un bras en avant, s’accroche quelque part, remue, rampe et parvient en position assise en avant, sur genoux, il avance un peu à quatre pattes puis s’assied sur ses talons, pas bien loin, appuyé sur ses mains. N’a pas trop l’air de savoir où il se trouve ni ce qu’il s’est passé récemment, il regarde vaguement les lieux d’un œil trouble. La pierre que Cassiopée a posée dans sa main s’est échappée quelque part sur le sol, scintillante parmi les gravats et le sable.
Smirtnoff reste égaré quelques secondes où il est, la respiration rapide, l’équilibre précaire. La sueur sur son front descend le long de son nez en emportant de la saleté, il pose les yeux sur le cadavre de Gregovi, musculature béante et une éclaboussure immense sur le sol où fut sa tête, le sabre noir en pièces. Il se tourne vers Grendelor en ayant suivi les gravats et la scène retrouve toute sa clarté. Il la détaille quelques secondes, la scène ou Grendelor, dans l’ombre de son front sans que ça n’ait l’air d’un merci ou d’autre chose.
Puis il revient sur Gregovi, longuement, comme si c’était difficile d’y croire. Il détourne les yeux encore, avec une sorte de pudeur, enfin, il se laisse glisser sur le sol, presque à plat ventre et passe une main sur son visage avec un grand soupire, encore tremblant de tout ceci, de ce morceau de passé qui s’évapore, un fantôme de plus.

Grendelor a suivi des yeux le réveil du vampire. Hésitations et tremblements. Son esprit n'est pas encore totalement revenu, tout comme ses forces. Elle ne fait pas un geste pour le retenir ni pour l'aider. Elle l'analyse et l'épie, guettant les problèmes. Il n'est encore qu'un corps, un amas de chair, de sang, de muscles et de tendons. Elle cherche la faille, l'endroit qu'elle a oublié dans sa réparation. Tout va bien.

Avec un soupir de soulagement, elle laisse son regard quitter Smirtnoff, allongé par terre, encore une fois. Elle passe sur Cassiopée. La nymphe surveille elle aussi le vampire, avec un regard plus doux que le sien toutefois. Tout va bien aussi de ce côté là. Grendelor détourne le regard, laissant la bulle se recréer entre ces deux êtres si dissemblables et si proches.

Appuyée contre le mur, la guérisseuse profite de sa fraicheur qui délasse ses muscles crispés par le travail. Le soleil est maintenant haut dans le ciel d'un bleu électrique. Son regard s'y perd et ses paupières se ferment. Un sommeil de plomb s'empare de la jeune femme.

L'écho d'une voix qui se perd.

Le vampire demeure longtemps ainsi.

Enfin il remue, découvre son visage blafard et mouillé, sale comme un vieux tapis de porte et au moins aussi non-accueillant. Son iris est sombre cependant, un tendre ombrage sous lequel il revoit Cassiopée, son teint de crème de mer, son trait fin, une femme, une amie.
La bouche entrouverte pour inspirer, un mouvement du buste, une mèche noire qui se décolle de sa joue, il la regarde stupidement, pensivement. Lève une main pour lui toucher le visage:
-Eh bin...

Le bleu ciel un bref instant. La poudre de Gregovi.
-Eh bin ça c'est fait.

Il fait mine de se lever, retombe, volontairement ou pas et rattrape la chose on se réceptionnant moitié sur la dame d'étoiles, moitié sur les genoux, dans l'élan, il lui assène un méchant baiser, collant et tiède, la bouche et la joue et le nez dans la même embrassade suave, maladroite:
-çaaaâ... aussi...