La
Reine est seule en scène, une table est près
d’elle, au centre. Il n’y a rien d’autre.
La
Reine : Ne m’avait-on pas dit que le mariage est chose
malheureuse ? Comme - ou est-ce au même titre que ? - les autres choses, dont
on ne peut se soustraire. Montaigne l’a dit, l’Homme est le seul être vivant
qui se cache de ses congénères pour assouvir ses besoins naturels. Et pourquoi
pas moi ? Devrais-je sans relâche presser mon ventre de ne point céder à
son envie de Dire ? Quand une femme est enceinte, le Dire se présente de
lui-même, et quand elle aime ? Il est par ailleurs amusant de constater
que ces deux choses sont trop rarement liées. Il n’y a pas de doute… (À ce moment précis, un crucifix tombe du
plafond) Ha, oui, bien sûr… (Elle
reste perplexe un instant, hésitante). Nonobstant, (elle lève craintivement les yeux au plafond), je pense qu’une femme
a le même droit à la parole qu’une idole. Et puis oui, je vais lui
répondre ! (elle sort de scène un
court moment, puis revient avec une plume et trois bouteilles d’encre, bleue,
noire et rouge. Une feuille tombe du plafond.) Comme je le dis souvent,
quand on prend des risques, autant les pousser à l’extrême. (Un tonnerre grondeur raisonne) Ça
devient inquiétant. Allons, mon cher… Pardi ! Cette encre que je vois bleue
n’écrit pas ! Qu’importe, prenons
le noir. Vide ! Que ne l’ai-je trop utilisé. Reste le rouge. (Elle regarde la bouteille, n’ose pas
approcher sa main) Je ne suis pas certaine que… (Elle finit par la saisir, et y trempe sa plume) Pour une fois que
l’on me laisse parler, je ne sais plus quoi dire… (Quelques gouttes tombent sur sa feuille, elle frisonne) Ô jeune
inconnu… Toi qui es beau et fort, et grand, et toi qui m’écris souvent, je te
réponds. Je ne t'ai jamais vu, ni entendu - quels sots mots ! - Tu es pour moi plus. Simplement. Plus tendre, plus aimable, et plus
compréhensif. Tout cela je le sais. (Elle
cesse d’écrire) Mais à qui parlé-je ? (une couronne tombe, elle la ramasse machinalement) A qui d’autre
pourrais-je parler ? (sombre)
Plus question d’être seule, je ne veux plus. (Elle s’installe, enfant, contre un pied de la table) Je ne veux
plus, et pourtant, je brûle de pouvoir te serrer dans mes bras ! Toi mon
merveilleux, pourquoi n’es-tu ici sur l’heure, nous deux celle d’après au
galop ? Je tremble devant la punition de mon roi, mais son pouvoir est
moins fort que celui que tu as sur moi. Je rêve de champs et de fleurs et de
toi, griffant cette robe insigne qui, tant que je l’aurai, te repoussera loin
de moi ! Viens ! Viens près de moi ! Protège-moi, ô mon ange, de
ces démons fatals dont les queues étranges… (Elle se relève d’un bond, se cogne contre la table, la bouteille rouge
se renverse sur elle) (Elle reste
sans bouger) (Anéantie) Est-ce
donc seulement cela ? (elle se lève, titubante, et se cache derrière le
rideau. On l’entend pleurer.) Folle ! Folle que j’ai été,
folle folle… (Elle réapparait
lentement) Pourquoi est-ce si douloureux d’espérer ? Braver les
foudres pour se cogner aux brasiers. Je vais mourir glacée, trop âgée pour m’en
rendre compte. Mais enfin ce n’est pas possible ? Qui est cet amant
inconnu qui me torture de la sorte ? Qui est cet homme qui ne sait en être
un ? Qui allume un feu en campagne, le fait près d’une rivière, et non au
milieu des bois tendres et craquants, nouveaux de peu d’années ! (une feuille tombe du plafond) Je vous
défie, vous qui m’aimez tant, si dans les trois jours vous n’êtes pas à moi
autant que vos feuilles, je ferai brûler toutes traces, vivantes ou non, de
vous sur cette terre ! Je suis Reine, et bien au dessus des règles des Hommes ! Si ce que vous m’offrez tient sur du papier,
continuez d’écrire, mais par pitié, changez de destinataire ! Je vous
supplie d’éteindre ces feux qui me torturent, je vous supplie monsieur, ayez
pitié de moi, laissez-moi… Laissez-moi… (Sa
voix se brise d’avoir tant crié) Que puis-je faire ? Si j’écris je me
perds, si je me tais je suis perdue, si j’écris au Roi, je le perds. Il n’est
rien dont j’ai moins envie que cela, mais comment l’aimer sans son être ?
L’aimer, l’aimer… Et pourquoi l’aimer ? N’y-a-t-il pas aussi des belles
amitiés qui existent. Celles que l’on peut lire, non plus sur des lettres, mais
dans des livres, penchés sous d’avides étudiants. Les livres… Qui est cet
inconnu pour moi ? Une série de mots dont le cœur est lointain, et le
corps intangible. Que l’on fasse place à Messire de la Lettre ! Vais-je
durant tous mes feux pleurer sur cette encre, posée là par hasard, par quelques
voyous, amusés de mes larmes, et jouissant de mes cris ? (elle semble ne plus trouver ses mots) Tu
n’es pas. (Une corde tombe du plafond,
avant de retomber précipitamment) Tu n’es pas, car je ne peux te sentir, et
pourtant tu pèses avec violence sur moi. (Elle
s’enroule dans le rideau) Que lui répondre ? Une âme, si pure
soit-elle, ne convaincra jamais un rocher de s’écarter. Et Dieu sait si… bien
les choses, qu’il nous a donné des bras pour les pierres ! Alors
arrache-moi de ceux du Roi avant de m’écrire encore.
J’ai l’impression de ne jamais réussir à franchir le pas… (Le rideau se ferme à moitié, emportant la reine avec elle) Qu’il
est doux de se laisser aller, portée par l’inéluctable. (Les rideaux se ferment complètement, seule sa main reste visible au
travers, on l’entend gémir) (Puis les
rideaux s’ouvrent à nouveau, elle s’allonge sur la table et se presse le visage)
(Elle ne dit rien) (Plus rien)
(Une horloge bat sa cadence, pendant un certain temps) Aujourd’hui il m’est facile de
dépasser le temps, car je n’en suis pas encore. (Les sons cessent, comme la lumière) Je ne sais ce qui me prit, ce
ne devait pas être moi. (Elle met sa
perruque et son riche parfum) Du Roi, je suis sauvée… Mais quel étrange
royaume que celui où les sentiments, connus ou inconnus, sont inscrits dans les
lettres, mais loin, loin au dehors des mots…
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Envoyé aujourd'hui avec une dizaine d'heures de retard. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de comptabiliser une quelconque pénalité.