Ça n'est pas ma mère !!Une cour de récréation un midi.
Les gamins couraient et hurlaient comme à leur habitude. Vraiment, comment pourrait-il supporter ça encore trois mois. C'était son deuxième mardi. Lui, Gilles Jaskly, professeur émérite de lettres classiques à l'Université, en était arrivé à surveiller des moutards dans l'école primaire d'un sordide chef-lieu de canton provincial. Voilà ce qui arrivait quand on voulait à tout prix faire bonne figure devant « sa vie sociale ». Quand sa fille aînée lui avait demandé de la remplacer quelques semaines en tant qu'instituteur dans son école, il avait répondu un peu vite. Sans doute parce qu'il s'était laissé emporté par la grande nouvelle. Il serait grand-père d'ici quelques mois. Le reste ne comptait plus tant il était ému. Elle tenait bien de sa mère cette petite. Elle l'avait bien eu surtout. Du coup le voilà qui se retrouvait à surveiller les recoins de cette cour de récréation, à l'affût du moindre coup pendable que préparait ces mioches. Forcément tout le monde était ravi d'accueillir un professeur de sa trempe à l'école Notre-Dame de Saint Pétaouchnok.
Ça n'est pas ma mère !!Enfin, il se disait que ça pouvait être une expérience intéressante que de revenir « aux sources » de l'éducation. C'était comme de mettre les mains dans le cambouis. Et puis si il réussissait à instiguer le goût de la lecture et des études à ces chères petites têtes blondes peut être aurait-il la joie d'en voir un ou deux sur les bancs de sa fac. En attendant...
Ça n'est pas ma mère !!- Oh il se passe quoi là dedans encore ?
- Oh ! Le professeur qui mérite !
- Emérite ... Alors il se passe quoi ? Pourquoi vous êtes dans ces toilettes au lieu de jouer dehors ?
- On parlait monsieur.
- Et vous pouvez pas le faire dehors ? Et pourquoi il pleure lui ?
- On préfère parler ici msieur. C'est plus facile pour se dire des secrets.
- Des secrets hein... Quoi qu'il en soit vous êtes pas dans un confessionnal vous êtes dans les chio... toilettes. Allez ! Hop ! Tout le monde dehors.
Les gamins partirent nonchalamment, déçus qu'on vienne les déloger de leur havre de tranquillité. Cependant Gilles prit l'un des gamins à part. Celui qui pleurait. Comment s'appelait-il déjà ?
Évidement quand on professe à des centaines d'étudiants dans un amphi on ne s'encombre pas de connaître les prénoms. Mais ici les règles étaient bien différentes, et il devait faire de réels efforts de mémoire pour se rappeler quels marmots étaient dans sa classe.
- Alors ? Pourquoi tu pleures ? C'est à cause des autres ? Ils t'ont fait du mal ?
- Non.
- Qu'est ce qu'il y a alors ?
- C'est à cause des secrets !
- ...
- ...
- Mais encore ?
- Je dois pas le dire.
- Non forcément puisque c'est un secret. N'empêche que si il se passe quelque chose d'anormal ici ça me concerne. Tu me comprends ? Alors dis moi ce qu'il t'arrive. Comme on est toujours dans les toilettes et que c'est le lieu des confidences je te promets de garder ça pour moi.
- D'accord.
- Je t'écoute.
- Ça n'est pas ma mère.
- Comment ça ? Qui ça ?
- Ma mère, ça n'est pas ma vraie mère.
- Tu as été adopté ?! Tu es élevé par quelqu'un d'autre ? Ton père est divorcé ? Veuf ? Il s'est remarié c'est ça ?
- Non... rien de tout ça. C'est juste que celle qui se fait passer pour ma mère... Ça n'est pas ma mère c'est tout.
Et voilà !! Education, écoute, attention... tout ça pour en arriver là. Dans quoi avait-il encore mis les pieds. Qu'est-ce qu'il pourrait bien dire à ce gamin qui croyait lui aussi que sa mère était un vampire ou un quelconque monstre depuis le jour où elle lui avait sans doute empêché de jouer à la console.
- Euh... écoute. Tu sais les parents, ils font ce qu'ils peuvent pour bien vous éduquer. Et même si ce n'est pas ta mère, je suis sûr qu'elle tient à ta famille suffisamment pour ...
- Non vous ne comprenez pas. Ça n'est pas ma mère. Ni la femme de mon père, ni sa copine ni une mère adoptive. Elle ne m'élève pas... elle... Ça n'est pas ma mère.
- C'est comment ton prénom déjà ?
- Sylvain. Je dois rentrer en classe Monsieur. Et vous aussi.
Sylvain. Oui bien sûr. Ce petit était dans sa classe justement. Maintenant qu'il y pensait il se souvenait avoir lu ses rédactions. Il était plus mûr que les autres sous certains aspects. Mais sous d'autres il semblait aussi, comment dire, presque limité, lent parfois.
L'après midi de classe se passa sans encombre. Le soir venu Gilles se mit à la fenêtre de la salle et regarda ses élèves rejoindre leurs parents venus les chercher. Parmi les embrassades, les câlins maternels et les distributions de goûter il chercha le petit Sylvain du regard. Il finit par le voir adossé à la grille de l'école, seul, observant les autres enfants. Dans son attitude il y avait quelque chose de dérangeant. Il émanait de lui un sentiment particulier. De la jalousie, du manque, de l'envie. Oui c'était cela, de l'envie. Sylvain manquait peut être d'amour maternel en fait. Il jalousait celui des autres en les voyant avec leurs mères, tous insouciants d'une chose si naturelle.
Puis Gilles se détourna de la fenêtre. Il effaça le tableau vert, épousseta la craie de sa veste et alla à son bureau pour ranger ses affaires. Quand il quitta l'école cartable à la main, il fut surpris de voir qu'un garçon attendait toujours à la grille. Sylvain, qui d'autre. Il lui fit signe de la main en se forçant à sourire, mais le garçon ne lui rendit son salut que par un vague geste de la main. Une grosse berline noire se gara sur le bord du trottoir. Une jeune femme blonde en sortit et s'approcha de Sylvain. Si jeune, si belle. Ses longs cheveux ondulaient en cadence avec le reste de son corps svelte. Elle avait de l'allure c'est sûr. Bien plus que toutes les rombières de cette bourgade. Elle aurait pu venir d'une grande métropole. Elle aurait pu être ce genre de femme que l'on croisait dans les quartiers chics des capitales. Altière et décidée. Si jeune, si belle.
Sans dire un mot, elle prit le cartable du petit garçon et rentra immédiatement dans la voiture. Sylvain ouvrit lui même la portière de la voiture qui démarra avant même qu'il eut fini de la refermer. Cette jeune femme lui ressemblait beaucoup. Trop pour ne pas être de sa famille. Sans doute avait elle eu Sylvain bien trop jeune, peut être sans vraiment le désirer réellement. Qu'une fille inexpérimentée et surtout non préparée à la maternité ne puisse s'occuper « normalement » de son rejeton, était devenu une attitude courante dans la société de Gilles. Finalement c'était peut être ça qui dérangeait le garçon.
Ça n'est pas ma mère !!Amélie, qui en était à son huitième mois, s'affala sur le canapé plus qu'elle ne s'y assit. La pauvre petite était devenue énorme. Mais tellement resplendissante. Gilles s'était installé chez elle et son gendre pour ces quelques mois de remplacement. Il aimait y trouver la quiétude d'un foyer plein de vie; ce qui lui faisait défaut dans son grand appartement haussmannien, très confortable certes, mais totalement dénué de vie depuis qu'il y vivait seul. Il chassa le souvenir d'un divorce consommé depuis longtemps pour revenir à d'autres considérations.
- Dis moi ma très chère fille, tu connais le petit Sylvain? Je veux dire, y a t-il quelque chose de particulier avec ce gosse ?
- Sylvain ? Moui, il est un peu « bizarre ». Je crois qu'il est en conflit avec sa mère. Le peu de fois où il en a parlé ça n'était jamais de façon classique. Mais bon, il doit surtout avoir un frein à la construction de sa personnalité. Ça passera avec l'âge..
- Ou ça empirera à l'adolescence !
- Tout empire à l'adolescence, regarde moi !!
- Tu n'es pas la plus indisciplinée de mes filles ma chérie.
- C'est un grand honneur que vous me faites là cher papa. Au fait comment vont mes innombrables frères et soeurs disséminés au travers le monde ?
Gilles esquiva la provocation de son unique fille « légitime ». Elle était la seule issue d'un mariage. Elle avait deux demi-soeurs avec qui elle s'entendait très bien, mais également un demi-frère dont personne n'avait plus eu de nouvelles depuis bien longtemps. De toute façon de la part d'un amerloque on ne pouvait pas trop en demander. Qu'il reste dans son pays. Gilles avait déjà bien à faire avec ces filles adorées.
Il se retrouva à lire les devoirs du fameux Sylvain. Une rédaction portant sur les dimanches en famille attira tout particulièrement son attention. Il était clair que ce gamin était dérangé. Peut être devrait-il en parler à l'administration. C'est ce qui se faisait d'habitude non ? Les enfants en difficulté devaient être particulièrement suivis.
Le devoir d'un gamin de cet âge là ne devait pas ressembler à ça.
- Citation :
« Le dimanche toute la famille déjeune ensemble. Mon père boit du café au lait, moi et ma petite soeur on boit du chocolat. La femme qui vit avec nous boit du jus d'orange. Elle ne nous parle pas et elle lit des magazines. L'après midi du dimanche je joue au foot dans un club où on m'a inscrit mais je n'aime pas ça. Alors je reste sur le banc de touche et j'attends l'heure où je peux rentrer chez moi. Ma petite soeur reste avec mon père et la femme à la maison. C'est sa mère. Mais Ça n'est pas le mienne. »