Le recueil « Aux petites choses de la maison » est un tourbillon d’images, une sorte de kaléidoscope. Au demeurant, le titre laissait déjà présager le caractère fragmentaire de cette écriture ainsi que la brièveté des coups de projecteur. Nous sommes-là, je crois, dans l’un de tes leitmotivs, Sebastien : redécouvrir le quotidien dans son irréductible simplicité, au prisme d’une sensibilité qui fait de l’image son principal outil d’expression. Ce qu’il s’agit de montrer, ce n’est pas la réalité pragmatique, la réalité des surfaces, la réalité froide des choses fermées (celle du « trop de réalité » comme la nomme Annie Lebrun), mais au contraire la réalité « perçue » : fragile, palpitante, toujours en mouvement.
On peut faire une lecture « sociale », voire « politique » de ton écriture. Je devine un sourire, laisse-moi m’expliquer. Le mot d’ordre de ton recueil consiste à « faire voir » une certaine réalité : il se situe nettement dans le champ balisé de la description. Schématiquement, il y a deux façons de faire une description : ou bien on mobilise un vocabulaire spécifique et on saupoudre le tout d’adjectifs qualificatifs pour DEFINIR cette réalité (lis du Huysmans, ça saute littéralement aux yeux, dans le champ poétique on peut penser à Baudelaire où chaque mot semble renvoyer à quelque chose très précis), ou bien on recourt à la méthode de l’image par association approximative de mots, et on ne définit plus, on suggère. La première méthode est dite « bourgeoise » par ceux qui n’aiment pas la bourgeoisie, elle tend à ordonner le monde, la seconde est davantage surréalisante. Tu te ranges clairement dans la seconde catégorie.
Ce qu’il y a d’intéressant avec l’image par association approximative, c’est qu’elle recoupe des termes qui ne sont a priori pas faits pour aller ensemble. Il s’agit de rapprocher par la force du langage deux réalités différentes pour faire naître une image inédite : tu sens bien qu’avec cette méthode, on ne définit pas vraiment les choses, ce qui est évoqué ce situe quelque part entre les deux termes mis en contacts, entre deux définitions qui se repoussent l’une l’autre. Une maison au « toi » effondré n’est plus vraiment un objet architectural, mais ce n’est pas encore un être humain pour autant. Un squat pour les faux-fuyants est à la fois un espace et une idée. Les buissons nus dans lesquelles « elle » traîne ses pieds ont la sensualité des choses inanimées.
De fait, c’est un procédé que tu manies bien : tes images sont souvent belles, rarement banales.
Tu joues beaucoup également sur la vitesse d’écriture. Le premier mot de ton recueil est un présentatif qui nous place d’emblée au cœur de la scène, beaucoup d’ellipses (notamment d’ellipses du sujet : il y en a dans presque toutes les strophes), beaucoup d’asyndètes (ton écriture sous-entend volontiers les liens logiques entre les vers ce qui donne une impression de décousu, de fragmentaire à ton écriture, mais lui confère aussi une certaine vivacité), des phrases brèves. Parfois, le flot rapide des images semble emporter ta syntaxe et briser la linéarité de ton poème : on tombe alors dans l’épitrochasme (succession d’éléments très brefs), dans la qualification impertinente (« jour serpent » par exemple transforme le nom « serpent » en adjectif, comme si les deux mots s’étaient entrechoqués « par erreur » et s’étaient modifiés l’un l’autre). Je trouve du reste cet épitrochasme superbe :
« La porte est une reine momifiée
femme qui hésite
moulin-à-vent machine à bruit
à me laisser entrer »
Le plus souvent, il s’agit malgré tout d’un poème très régulier : certes il n’y a pas de schéma prosodique précis, on est dans le vers libre, et les rimes ne sont pas systématiques, mais les vers ont tendance à faire plus ou moins le même nombre de syllabes, et surtout, d’un point de vue mélodique, la quasi-intégralité des vers obéissent à une cadence neutre, ce qui joue beaucoup dans cette impression d’écoulement régulier.
J’explique peut-être en deux mots ce qu’est la cadence neutre. Dans une phrase, tantôt la voix monte, tantôt elle descend. C’est quelque chose que l’on sait, que l’on sent naturellement sans l’apprendre, et qui obéit à des règles de grammaire que l’on applique intuitivement (comme la plupart des règles de grammaire compliquées). Une cadence neutre, c’est quand la voix monte un certain temps, puis descend un temps à peu près égal : équilibre, binarité, régularité et perfection mélodique. Exemple : « Le poids du regard [ici la voix monte] lui fait boire la rivière [la voix descend jusqu’au point] » (5/7, c’est assez régulier). Modifier la cadence, cela revient à créer des effets de rythme et / ou des effets de sens, par exemple ici : « C’est une maison sans queue ni tête [montée] au toi effondré [descente] » (9/5), le déséquilibre est bien plus apparent et mis en évidence typographiquement par le retour à la ligne, c’est une cadence mineure (une « phrase guillotine » disent certaines grammaire, j’aime bien l’expression), on est en plein dans l’effet de chute. Un rapide coup d’œil à ton recueil permet de se rendre compte que le rythme binaire est presque omniprésent (beaucoup d‘énumérations d’ailleurs, beaucoup de poèmes « en liste »), et qu’il est sous-tendu par un nombre assez impressionnant de répétitions volontaires (je précise « volontaire » car la répétition n’est pas toujours une maladresse de style, loin s’en faut).
Cette régularité, je dirais que c’est à la fois bien et pas bien. Il y a un petit côté ronron qui ne va pas très bien je trouve avec le caractère instantané et éphémère des « petites choses » du quotidien que tu veux nous faire sentir. Lorsque je te lis, j’ai le sentiment que tu éprouves une certaine peur, ou répugnance, à aller trop loin dans la dislocation du vers. On a tendance à sentir « les alexandrins cachés derrière les vers libres ». Tu vois ce que je veux dire ? Ce sera moins vrai dans la section "Elle". Je ne dis pas que le décousu c'est le bien et que le vers classique c'est le mal ; mais je dirais que c'est une question de cohérence du texte et de l'idée.
Du reste, je trouve tes poèmes assez irréguliers du point de vue de la puissance poétique, mais ça c’est purement une question de goût, de sensibilité. Par exemple, je tiens ces deux poèmes comme particulièrement réussis :
Les fenêtres Lumineuses immaculées
ont les yeux du dedans
ne parlent que d’elles-mêmes
se croient nues dans l’eau grise d’une écuelle
jouent les saintes lorsque le ciel gratte la saleté
…
Aux murs d’interroger l’écho
c’est le jour serpent qui triomphe et ondule
Seuls les angles hébergent un monde endormi
et aussi ce point de silence
creusé à même la paroi
cavité pour l’engourdissement
point de chute quand la lumière en a trop dit
Fenêtres « Lumineuses immaculées » : que c’est beau ! Le compactage des deux adjectifs sans conjonction et sans signe de ponctuation est très réussi : il y a de la redondance là dedans, bien sûr, mais c’est une redondance qui muscle ton vers, qui lui donne de l’énergie, du piquant.
Les « yeux du dedans » : l’idée en elle-même est très banale, mais c’est la syntaxe que je salue. L’adverbe substantivé « dedans » a quelque chose d’un petit peu naïf et, paradoxalement, cette naïveté recherchée « déniaise » la maladresse du lieu commun et lui offre une nouvelle vie. Le ton du reste de la strophe est très drôle : « se croient », « jouent les saintes », ça fait potins ou cours de récré, on est dans une langue très vivante, très simple, énergique, et qui n’oublie pour autant de ménager une place à la recherche poétique la plus fine à travers des images comme « les fenêtres […] nues dans l’eau grise d’une écuelle », « le soleil [qui] gratte la saleté ». Ces images, dans le contexte, gagnent beaucoup en force de spontanéité.
Pour la strophe suivante, j’ai parlé déjà du très beau « jour serpent » ; le choix des verbes est excellent lui aussi : « qui triomphe et ondule ». Le « point de silence » et la « lumière [qui] en a trop dit » éveillent mon imagination. Tu as peut-être tendance ici à en faire un poil trop : on sent que tu ne peux pas te passer des ces appositions qui circulent dans tout le recueil. « Cavité pour l’engourdissement » par exemple, pour moi ça alourdit beaucoup ton poème et ça n’apporte pas grand-chose.
Toi qui vise la simplicité, je pense que tu aurais encore de quoi épurer, diversifier tes constructions, éradiquer le superflu. Enlever est infiniment plus difficile que d’ajouter, Sade le dit très bien : « Tu multiplies, tu édifies, tu inventes ; moi je détruis, je simplifie ». L’écrivain, plus encore le poète, sont fondamentalement des destructeurs (pas de petits « casseurs » attention, des « destructeurs » de l’esprit).
« Laide sage lourde et suspendue / elle traverse les siècles comme un vieux philosophe » : je trouve la comparaison très drôle.
« Accords mineurs
Entre l’ardoise et l’eau
La mélancolie cogne à la porte du toi
Aux arbres belliqueux cachés sous mes paupières
Se greffe la musique du temps contre-tête
Du temps contre-toit
Nos maisons sont ruisseaux
Nos âmes sont forêts
Accords mineurs
Entre l’ardoise et l’eau »
Ce poème-là est superbe. On est toujours dans cette esthétique de l’association, de l’ « accord » entre l’ardoise et l’eau. La métaphore musicale sur la gamme en mineur est commune mais jolie.
J’aime le verbe « cogner », assez peu littéraire mais bien trouvé. Il me fait penser à cette jolie expression de Renan Luce (musicalement c’est pas du tout mon rayon, mais je pense qu’il faut saluer les trouvailles d’écriture de nos chanteurs français, ne serait-ce que parce qu’elles sont en voie de disparition) : « Et l’image cogne à ma rétine », tiré de L’Iris et la rose. Simple et efficace.
Le jeu de mot « toit » / « toi » est toujours aussi bon, les « arbres belliqueux » je trouve ça un peu racoleur en revanche. Ca fait un peu les arbres c'est trop simple alors je rajoute un adjectif.
« Du temps contre-tête / du temps contre-toit » : voilà ce que j’appelle de la création poétique ; des images surprenantes, inédites, modestes, ludiques et harmonieuses, et qui laissent deviner tout un monde à imaginer. C’est tellement plus fort que tous ces lieux communs bardés d’adjectifs qualificatifs en liste fermée : la beauté est décidément dans la simplicité.
On arrive à la section « Elle ».
On est vraiment ici dans une optique de rétrécissement, de verticalité, de raréfaction de la parole. Le processus de fragmentation est plus fort que jamais, les anacoluthes (rupture de la construction syntaxique de la phrase) se multiplient : la communication devient difficile avec l’Autre, absent.
« Le cœur / bat ma / poitrine », c’est une jolie trouvaille, transformer un verbe intransitif (qui n’introduit pas un COD) par un transitif crée une certaine redondance qui donne de la force et de la naïveté à ton poème. Je ne les relève pas toutes, mais il y a quelques jolies images comme « mes yeux / sont / sables dans / les vôtres ».
La faute d’orthographe est-elle volontaire ici : « la maison pleur tant de naufrages » ? Soit c’est un nom et il y a solécisme, soit c’est un verbe et il y a faute d’orthographe. Le solécisme n’est pas forcément vilain, mais il n’est pas pénétrant non plus.
Bon, je suis obligé de passer rapidement, je peux difficilement tout relever sans faire un texte de dix pages. Je trouve la troisième partie un peu moins bonne que la première, il y a des images saisissantes, comme le « matin […] collé au miel des tartines », et beaucoup d’images qui ne me parlent pas et me font décrocher un peu. De mon point de vue, l’absurde prend le pas sur la recherche de l’image sensible, on perd un peu la naïveté du début, tout devient trop abstrait (paradoxal pour un recueil traitant des « petites choses »), le côté ronron est plus fort que jamais. Moi j’aime bien le discount en revanche, pour rebondir sur votre petit débat, je trouve que c’est l’un des meilleurs poèmes de la troisième partie.
La conclusion, en reprenant le début et en y ajoutant une variation sur le dernier vers, est assez jolie. Le recueil se clôt comme une chanson : sur un refrain.