Sadie
Lizeth.Lizeth passa précipitamment la porte défoncée de la maison. Les portes avaient tendances à se faire rares ces temps-ci, il fallait en prendre soin.
Tout était calme et froid à l’intérieur. Sans un bruit. Comme toujours lorsque Lévi s’absentait. Lizeth rassembla les maigres provisions qu’elle avait ramenées et se dirigea vers la cuisine. Enfin cuisine, le chauffe-eau au milieu du salon et l’étagère presque vide posée à coté. Le feu se consumait toujours et répandait sa maigre chaleur sur le tapis au sol. Lizeth jeta un regard inquiet au tapis. Elle était la. Elle ne bougeait jamais, peu importe le nombre d’heure que durait votre absence. Elle restait là, immobile. Dans la position exacte ou vous l’aviez laissée. Immuable, Sadie attendait.
Lizeth regarda sa fille un instant encore puis secouant doucement la tête se mit à ranger ses courses. Les bouts de ses doigts glacés qui dépassaient de ses mitaines semblaient ne jamais vouloir se réchauffer. Elle savait bien quoi faire pour remédier à cela, mais la peur la tenaillait. Si seulement Lévi était là. Lévi saurait quoi faire, il saurait comment faire. Il n’avait pas peur lui. Pas peur. La petite la regardait à présent. Elle sentait la peur. Lizeth s’affola. Que voyait vraiment cette enfant ? Que voyaient ces yeux immenses ? Immenses et vides. Que pouvait-elle voir à travers le voile ébène de ces yeux et les constellations sur son visage ? Lizeth sentait son angoisse revenir, comme un poids sur son estomac. Comme une envie de vomir. Et le froid aussi. L’hiver dehors qui gelait tout, le feu ici qui ne réchauffait rien, et la petite et ses yeux immobiles. La chaleur hors d’elle. N’en pouvant plus, Lizeth s’avança vers sa fille et la prit dans ses bras, fourrant ses doigts gelés contre la peau brulante de l’enfant.
Lévi.Il avançait tant bien que mal sur la lande gelée. Les pieds couverts d’engelures, les lèvres éclatées par le froid. Le souffle court, il ne sombrait pas sous le poids des deux lièvres faméliques qu’il avait attrapé. Il n’avait rien vendu à la foire. Rien de ce qu’il proposait n’avait plus de valeur. Ni les figurines qu’il sculptait, ni les restes de livres qu’il avait trouvé dans les anciens palais abandonnés. Qui savait encore lire de nos jours ? Qui se préoccupait encore d’autre chose que de sa propre survie ? Lévi avait prévu et avait vu la fin d’un monde. L’adolescent qu’il avait été avait vu les marchés s’effondrer et les familles jetées à la rue. Il avait vu les gouvernements s’élever puis sombrer. Il avait vu les hommes changer. Il avait vu les hommes chasser les hommes. Par peur et pour survivre. Il avait vu la psychose envahir les esprits. Que pouvaient faire quelques taches sur un corps ? Elles pouvaient faire renaitre l’horreur des génocides.
Alors Lévi avait vendu tout ce qu’il possédait tant que cela avait encore un peu de valeur, et il était parti. Il avait pris la route revendant des produits de première nécessité dans un monde en guerre contre lui même, ou chacun devenait suspect. Il avait avancé dans les terres gelées pour chasser le gibier qu’il revendrait. Jusqu'à ce que l’argent ne valent plus rien non plus, à part pour quelques-uns encore assez riches pour quitter ce pays pourri. Le troc avait repris sa place. Jusqu’à ce que le gibier soit de plus en plus rare et que les gens se méfient. Et si vous essayiez de nous refourguer un morceau de ces tachés ? Ces humains salis ?
Alors Lévi était parti chercher d’autres choses à vendre, des choses qu’il pourrait fabriquer lui même. Puis la Milice était arrivée. Présente partout, menant campagne sur campagne, tout le monde y passait. Les campagnes de protection de la population. Des campagnes d’éradication.
La psychose avait grandi, gangrenant les esprits et les corps. Et Lévi était marqué. Longtemps avant que les taches ne deviennent des signes distinctifs il avait vu. Il avait vu celle qui se cachait à la lisière de ses cheveux, sur sa nuque. Il avait laissé poussé ses cheveux et quand venaient les campagnes de protection il s’en sortait toujours. Jusqu’au jour ou, malgré le froid qui tuait la terre et mordait les hommes, la Milice avait imposé le rasage du crane pour les hommes. Lévi, après quarante années d’esquives fructueuses, avait fui le sud pour le nord, toujours plus froid et hostile, afin d’échapper aux enclos sombres et glacés ou finissaient inévitablement ceux qui étaient marqués. Ceux qui parvenaient à rester en vie.
En route il y avait eu Lizeth. Lizeth qui avait toujours su et n’avait rien dit. Lizeth qui l’aimait malgrès sa peur. Jusqu'à ce que Sadie vienne au monde. Dès cet instant, lorqu’elle avait posé le regard sur sa fille, il avait compris que la peur ne la quitterait plus. Lizeth resterait prisonnière de cette psychose collective.
Cael.La première fois qu’il vit la petite, elle devait avoir moins d’une semaine. Lévi était venu le chercher une nuit, affolé, répétant encore et encore que Lizeth était devenu folle et qu’il n’arrivait pas à la calmer. Depuis qu’ils étaient arrivés, tout les deux venant du sud, le vieux médecin s’était pris d’affection pour eux. Aussi le suivit-il malgré l’heure tardive et son âge avancé.
A peine arrivèrent-ils en vu de la maison du couple que les cris de Lizeth déchirèrent la nuit. Les cris et les pleurs.
- Elle est comme ça depuis longtemps ? demanda le vieil homme en voyant Lévi hésité à aller plus avant.
- Depuis la naissance de la petite. Sadie.
- L’accouchement s’est bien passé ? Elle est en bonne santé ?
- Au début… au début nous avons cru qu’elle était malade. Mais rien ne change. Elle est marquée Doc.
Cael le regarda avec circonspection. Même si la petite était marquée, cela ne changerait pas grand chose, pas dans un endroit aussi reculé des terrains de jeux habituels des hommes de la Milice. Il faisait trop froid pour eux par ici et les gens du coin ne les portaient pas vraiment dans leurs cœurs ; pas plus qu’ils n’oubliaient le monde qu’ils avaient vu disparaître à cause de ces hommes. Alors à moins que la gamine ne porte une tâche en plein visage et d’une taille trop importante pour être dissimulée… les gens d’ici étaient plus tolérants. Dans ce cas pourquoi Lizeth réagissait-elle ainsi ? Surtout sachant que Lévi était marqué lui aussi.
Cael suivit l’homme à l’intérieur. Le froid le surprit et il serra ses bras autour de son manteau rapiécé. La maison ne contenait que deux pièces : une salle à vivre faisant également office de cuisine, et une chambre. Dans la chambre Lizeth pleurait et implorait. Lévi lui jeta un regard désespéré, et l’incita à entrer d’un geste de la main. Il faisait sombre et Cael distinguait mal la silhouette prostrée de Lizeth sur le lit.
- Lévi, amène de la lumière.
Il continua de s’approcher tandis que Lévi s’affairait à coté.
- Lizeth c’est moi Cael. Pourquoi pleures-tu ?
- Elle a le mal docteur. Elle a le mal, hoqueta Lizeth entre deux sanglots. Elle brule.
- Qui brule ?
- Sadie. Sadie brule. J’ai peur Cael. Ils disent qu’ils sont fous. Ma fille a le mal, elle est contaminée.
Lévi arriva alors avec des bougies qu’il posa sur la table de chevet près de sa compagne. Puis malgré ses supplications il ouvrit les fenêtres au pale soleil du dehors. Alors Cael vit Sadie. Et il vit les constellations. Sur son visage, son cou, ses épaules et ses bras. Marquée.
Lizeth.Lizeth serra la petite contre elle en tremblant. Son corps d’enfant brulait d’un feu sans cesse renouvelé. Depuis le jour de sa naissance. La tête de l’enfant dodelina un instant contre l’épaule de sa mère. Elle passa ses petits bras autour du cou maternel et sourit en silence. Lizeth considéra ces petits membres fragiles avec effroi. Pourquoi étaient-ils si beaux ? Et pourquoi lui faisaient-ils tellement peur ?
Elle reposa l’enfant à terre.
- Reste la, je vais faire à manger.
Comme si Sadie allait bouger, se dit-elle. La petite du haut de ses cinq ans ne marchait pas. Elle se contentait de rester là ou on la posait et d’attendre et regardant de ses grands yeux d’ébène. Elle parlait, parfois. Lizeth ne comprenait pas ce que la petite racontait. Elle comprenait les mots, mais pas leur sens. Sadie parlait et l’on ne comprenait pas. Pourquoi parlait-elle du monde qui avait été et qui n’était désormais plus ? Pourquoi parlait-elle de ce monde qu’elle n’avait pas connu ? Que savait-elle des autres mondes qu’elle évoquait parfois quand sa bouche s’ouvrait soudain ? Lévi lui comprenait, et écoutait. Il écoutait religieusement les paroles de cette étrange enfant bicolore.
Le peu de personne qui avait vu Sadie n’avait rien dit, un regard de compassion effrayé pour Lizeth. Le peu de personne qui avait vu et entendu Sadie avait murmuré à la mère de l’enfant qu’elle était folle, comme tous les marqués. Lévi était marqué, et sain d’esprit. Pourtant il l’écoutait religieusement comme si la folie dont on la disait victime était en fait une parole divine. Et chaque fois que ces yeux à elle se posaient sur la petite, son cœur s’emballait et la peur l’assaillait. Sans fin. De plus en plus forte. De plus en plus pressante. La peur incontrôlable qui ne la quittait plus ces deux dernières années, quand Sadie s’était mise à parler de plus en plus souvent. Une peur qui exorbitait ses yeux et vrillait son esprit affaibli. La conduisant doucement à la lisère d’une folie bégayante. Elle ne voyait dans les paroles de sa fille que des balbutiements sans queue ni tête sur des sujets qu’elle n’était pas censé connaître. Elle ne voyait que la folie qu’on lui imposait.
Lizeth se retourna vers sa fille. Qu’allait-elle faire d’elle ? Quelle serait sa vie ?
Cael.Avant de partir pour le nord pour chercher un quelconque pardon à ses actes passés, bien avant cela, Cael, Cael le médecin avait aidé ceux qui deviendraient les têtes pensantes de la Milice. Il avait été intrigué par les marqués, par leur beauté obsédante et terrifiante, par leur ressemblance avec les hommes normaux. Sous les tâches qui les parsemaient et derrière les voiles sur leurs yeux, n’étaient-ils pas en tous points semblables à nous ? Et pourtant, pourtant, d’ou leur venait ce regard obscur et inquiétant? On ne regardait pas un marqué dans le blanc des yeux, tout était sombre sous leurs paupières.
Et puis il y avait ces taches sur leurs corps. Les hommes, les vrais, étaient lisses. Lisses et propres. Comme devraient être tous les hommes. Mais sur leurs épaules à eux, il y avait des constellations. Une, deux ou trois, elles s’étalaient sur leur dos, leurs bras…
Sadie ne portait pas de constellation. Elle portait toutes les constellations. Du ciel et de la terre, sur son corps et son visage d’enfant.
Lévi.Quand la petite était née, il n’avait rien dit. S’il s’était attendu à ce qu’elle soit marquée, il ne s’attendait pas à ça. Ni à la réaction de Lizeth. Son visage s’était figé et une fois sa femme calmée, il s’était mis à tourner en rond en se tordant les mains. Chaque jour qui passait il surveillait Lizeth du coin de l’œil, craignant les réactions qu’elle pourrait avoir envers Sadie. Puis avec le temps elle s’était calmée. Elle semblait même accepter les étranges yeux de la petite. Ses yeux ne le dérangeaient pas lui. Il les trouvait très beaux, intrigants. Il se noyait volontiers dedans.
Lorsqu’il travaillait encore dans le sud il avait entendu parlé des marqués qui portaient les cartes sur leur corps et dont les yeux étaient ombrés. On disait qu’ils étaient fous, que leurs paroles n’avaient pas de sens, qu’ils faisaient peur. Les rumeurs circulaient, nourrissaient la psychose collective. On disait qu’on leur arrachait la peau pour lire les cartes sous le ciel nocturne. On disait qu’ils n’étaient pas humains, que c’était de leur faute. Si le monde connu s’était écroulé. Cael, lui avait dit un jour, qu’ils n’étaient peut-être qu’une évolution imprévue.
Lizeth.Seigneur, sauvez moi de ces yeux…
Sadie.Lizeth a peur de moi. Je sens sa peur qui la grignote dedans. Est-ce que je fais peur ? Peut-être qu’elle a peur parce qu’elle ne voit pas tout. Elle ne voit pas que Lévi ne reviendra pas. Lui il n’avait pas peur. Il ne reviendra pas. Je l’ai lu. En taches ébènes. Sur ma main.
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