Et puis, elle est morte. Je savais qu’on pouvait mourir d’amour ; je ne savais pas qu’on pouvait mourir pour moi. Quand je l’ai appris, j’assistais au prélude de la Traviata à l’opéra Garnier. Mes voisins m’ont lancé un regard désapprobateur quand j’ai lu le message de ma mère. C’est vrai quoi : souffrez en silence ! Il n’y a que Violetta qui ait décemment le droit de mourir ce soir.
Cela m’a encore plus marqué que le décès de ma petite amie. Les spectateurs laissent tout couler : le temps, les mots, le sang…ils vivent par procuration. Personne n’a jamais eu l’idée de monter sur scène pour hurler à un comédien de se méfier des conspirateurs. Pour interrompre la tragédie. Sous un beau prétexte : c’est de la fiction. Et alors ? Faire la guerre, c’est souvent se battre pour des idées fausses : on nous fait croire que le peuple d’en face est mauvais, qu’il a tout commencé, qu’on ne fait que se défendre. Bref, on se bat pour du faux, pour de la fiction donc. Ca ne les empêche pas, tous ces messieurs, d’aller mourir. Et avec honneur encore. Mais à l’Opéra non…ça interromprait l’art. Et moi, avec mon bip grossier, j’ai émaillé la grâce d’un arpège ; peu importe si les deux sons annonçaient la mort: le mien n’était pas conventionnel. Ah putain, qu’est-ce que j’ai pu penser comme conneries à ce moment là : mais j’y croyais, au truc de la fiction et de l’Opéra. Ben ouais, bien sûr, c’est la même…Lol.
Alors je suis sorti précipitamment, dégoûté plutôt que bouleversé. Dans le hall, le type de l’accueil m’a lui aussi reluqué. C’était insupportable. Arrivé à la sortie, j’ai rapidement déchaîné mon vélo pour partir ; le garçon l’a vu et m’a d’autant plus méprisé. « En plus d’être grossier, il est pauvre ». Cette réflexion se transcrivait dans sa façon de me tourner le dos pour s’occuper de ses visons et autres admirables manteaux, convenables eux. J’ai pensé « gros con », n’ayant rien d’autre, et me suis mis à pédaler. J’avais l’impression de fouler du pied tous ces imbéciles à chaque coup de pédale. Bref, je pensais encore à de la merde. De toutes façons j’étais pas en vélo, j’étais à pieds ; et je revenais pas de l’Opéra mais de l’hôpital ; c’est un truc de malade tous les mythos que je peux m’inventer.
C’est seulement en dévalant la rue de Rivoli que j’ai fondu en larmes et là j’ai arrêté de déconner deux secondes. A la mort d’un autre, on pleure toujours un peu sur soi : le décès ne coule qu’en filigrane de nos chagrins personnels. Car c’est avant tout ma petite amie, un pan de mon histoire qui se détache pour me laisser plus creux. Je crois que c’est pour ça que la douleur s’efface au fil des années : l’autre n’est pas moins mort, c’est nous qui sommes plus vivants. Le véritable enterrement, c’est de jeter sur le trou béant laissé par l’autre des pelletées de vie glanées de-ci de-là. Les seuls chagrins éternellement intenses, ce sont ceux qui creusent…ce sont les morts corrosives et acides qui brûlent tous les linceuls dont on pourrait tenter de les recouvrir.
Et ces morts qui accusent, ce sont les suicides.
Tiens : rupture esthétique. Je ne parle plus comme au début.
Enfin ces phrases sont tout de même ridicules, je sais bien…mais je crois que je me cache derrière un masque de grandiloquence afin d’éviter de me remettre en question. A défaut d’idées, j’adopte des rengaines : elle ont quelque chose de solide et de rassurant ; et puis elles contiennent une part de vérité. C’est pas trop grave…de toutes façons être encore lucide dans un instant pareil aurait eu quelque chose d’effrayant.
J’étais sans certitudes, pas même sur l’attitude à adopter : c’est dire si rien ne venait naturellement. Alors j’ai décidé de rentrer chez moi, coucher dans la chambre d’un english bookshop –je cite- au 37 rue de la Bûcherie en face de Notre-Dame.
C’est en m’allongeant dans mon lit trop petit pour moi que tout a commencé. Je ne sais pas pourquoi mais depuis la mort de ma petite amie, depuis la mort d’Elise…Je me sens habité par quelque chose, quelqu’un d’autre. Comme si je n’étais que l’hôte de ma propre conscience et que celle-ci s’était amusée à ramener un invité. Je saurais pas expliquer ce qui a déclenché sa venue...mais je le sens…je le ressens physiquement. Il y a quelqu’un d’autre qui occupe l’espace laissé vide. Quelqu’un en moi. Quelqu’un comme moi. Un double…
Malgré toutes ces angoisses, j’ai pu dormir. Je me rappelle avoir pensé qu’il était risible de se coucher en un instant pareil, avec des soucis comme ça et un deuil pareil dans la tête mais bon. Tu veux que je fasse quoi ? J’éteignis la petite lampe de chevet.
Tiens. Une autre rupture esthétique.
Trois jours plus tard, l’enterrement était consommé. J’avais beaucoup pleuré, toujours sur moi ; putain, on dirait que j’ai envie de pisser plus qu’autre chose, c’est vraiment n’importe quoi comme phrase de deuil. De toutes façons je fais tout pour plus y penser : faire son deuil, c’est un peu demander au mort de nous laisser vivre.
D’ailleurs, l’intrusion de ce double, de cette « chose » - quel nom lui donner ? - dans ma vie avait tout bouleversé. Moi qui étais plein d’idées reçues, qui disait : le suicide c’est ça…je ne sais plus rien dire.
Le nouveau venu, lui, prenait le relais.
Il me suffisait d’émettre un jugement, un avis même sur l’évènement le plus insignifiant qui soit, pour que j’entende sa voix. Son plus grand jeu était de me critiquer sans cesse, en usant systématiquement de grandes phrases éloquentes. Il passait son temps à tout remettre en cause. A se moquer. Il ne m’avait pas lâché depuis trois jours, comme un chien suivant son maître. Sauf que je n’étais plus tout à fait sûr de qui tenait la laisse.
Tout autour de moi des rayons bourrés à craquer de livres s’entassaient les uns sur les autres. Il y avait toutes sortes de reliures, depuis les grands ouvrages couleur grenat sentant le cuir jusqu’aux petites pièces de théâtre décharnées et déchiquetées dont émanait une odeur de champignon. Mes préférés, ceci dit, étaient les vieux magazines des années cinquante qui dégageaient une légère odeur de colle et de doigts moites, et je pouvais passer des heures à contempler des réclames de pâte à dentifrice ou de bas résille. L’ensemble se mélangeait pêle-mêle dans le plus grand capharnaüm. Des piles de livres dégoulinaient sur un petit piano d’étude et venaient parfois rebondir sur la couverture vermeille de mon lit de camp qu’on avait tassé contre l’instrument. Et dans tout ça il y avait des lattes de plancher, du plafond, et de la poutre en un même bois de chêne sombre grâce auquel l’ombre s’accroupissait d’autant mieux dans les coins de la pièce, scrutant la lampe et riant, pensant à son triomphe prochain. Lui, le cynique, était accroupi dans l’ombre. Il aimait bien être là.
« Je voudrais regarder un film …, dit-il.
-Oui, répondis-je. Moi aussi. »
Je me levais de mon lit, trop content de pouvoir m’éloigner de lui, pour aller chercher le projo’. Il devait être à la caisse, aussi j’ai descendu des escaliers en colimaçon très raides pour aller jusqu’au rez-de-chaussée. C’était un peu la même histoire qu’en haut, à ceci près que l’espace était plus élancé qu’au premier. Et puis il y avait des petites armoires aux vitrines presque jaunes - normalement c’est le papier qui devient jaune, mais bon - qui protégeaient des livres rares ; dans un recoin, on pouvait même voir une grille qui défendait l’accès aux visiteurs de passage à une réserve d’ouvrages sans doute précieux. Surtout, en se rendant vers l’entrée, on marchait à côté d’un petit puits cerclé d’une barrière en fer noir où les clients jetaient des pièces. Au-dessus de la caisse de l’entrée, une énorme horloge surgissait d’un mur pour se planter là, parfaitement impromptue, donnant l’heure à qui souhaitait la prendre.
C’est un peu tout ça, Shakespeare&co : une vieille boutique de littérature anglaise surgissant des murs de Paris pour rester en dehors du temps, aussi impromptue qu’immobile. C’est le non-lieu de Paris, minuscule dans la grandeur, étranger à son époque et à l’épilepsie consumériste, étranger dans sa ville. Et pourtant ancrée en elle. Si l’on s’agenouillait près du puits, on pouvait lire une inscription en anglais :
“Don’t be inhospitable to strangers, Ne soyez pas inhospitalier avec les étrangers,
Lest they be angels in disguise” Par peur qu’ils ne soient des anges déguisés
Elle résumait bien non pas l’esthétique chaotique mais plutôt l’idée même du lieu : quelque chose d’accueillant, de profondément chaleureux, de tout entier tourné vers la littérature et ses principaux acteurs, soient les lecteurs et les écrivains. Quand je suis arrivé à Paris je n’avais aucune idée d’où j’allais loger et j’avais en tête la ville des années vingt telle que la décrivait Hemingway, où l’on trouve pléthore de petits studios crasseux et de bistrots minables pour dormir mal et manger gras…ce qui dans l’idée, comme tous les garçons de vingt ans, me plaisait énormément. Seulement même les mauvais bistrots étaient devenus chers à cause des loyers, et les plus petites chambres de bonne étaient déjà jalousement occupées par les étudiants locaux. Je ne pouvais dépenser qu’une dizaine d’euros par jour ; ça me suffisait largement pour manger et m’amuser, mais pour dormir ? C’est là que j’ai rencontré Sylvia Whitman, la propriétaire de Shakespeare&co ; nous parlions bouquins devant la devanture de sa boutique quand j’ai reçu un petit livre de poche sur la tête. C’était admirablement bien visé, mais il était destiné à Sylvia et non pas à moi. En levant la tête, j’ai aperçu un vieil homme en pyjama avec une étrange barbichette qui hurlait depuis la fenêtre du premier étage: « Qu’est-ce qu’il faut faire ici pour qu’un homme puisse avoir un peu d’attention ! ». Voyant que la jeune femme, après l’avoir regardé amusée, lui tournait la tête pour reprendre notre petite conversation, il se retourna pour saisir un autre livre-projectile et il eut un rire triomphal en lisant le titre : « Haha ! L’idiot, de Dostoïevski ! »
Fort heureusement pour moi, Sylvia fit signe à l’admirable doyen qu’elle montait tout de suite. Elle se tourna vers moi et me dit avec un sourire : « Voulez-vous venir voir mon père ? ». J’acceptais, évidemment. C’est ainsi que j’ai rencontré George Whitman, plongé dans des amoncellements improbables de bouquins en surnombre, affairé à faire chauffer du thé sur une petite cuisinière à l’état inquiétant.
« Sylvia, dit-il avec une voix un peu aigue mais remarquablement posée. Sylvia, qu’est-ce que c’est que cette histoire de festival de littérature dans la boutique ?
- Papa, répondit-elle, il faut bien faire rentrer un peu d’argent…et puis, cela fera vivre la boutique. Des tas de gens vont venir.
Le vieillard la regarda un peu inquiet et eut une réplique absolument imprévisible :
- Mais qui va nourrir tous ces gens ? »
Un petit rire se perdit alors sur la bouche de sa fille. Il ne m’en fallait pas plus pour comprendre qu’elle l’aimait infiniment. Elle embrassa son vieux père en lui promettant que tout irait pour le mieux, discuta encore de quelques détails puis me fit faire le tour du magasin. L’esquisse terminée, je ne pus m’empêcher de lui dépeindre ma propre situation pour lui demander conseil.
« Et bien, dormez ici ! » me dit-elle immédiatement comme si la bonté était une évidence.
Je balbutiais quelques mots courtois, désarçonné par l’offre, acceptant à moitié.
« Oh mais soyez à l’aise, vous ne seriez pas le premier ! » Ajouta-t-elle précipitamment. Ce qui, bien entendu, avait le don de me mettre encore plus mal à l’aise.
« Cela fait une cinquantaine d’années que nous accueillons des écrivains ou des anglais un peu fauchés dans la boutique…Tout ce que nous exigeons d’eux, c’est qu’ils fassent un peu de caisse une à deux heures par jour, sauf s’ils n’en ont pas envie bien sûr. »
Je n’arrivai pas à y croire, il devait y avoir un piège…
« Néanmoins… » Ah ! On en vient au loyer pensais-je… « Néanmoins, reprit-elle, vous serez contraint et forcé de lire un livre par jour, sans quoi vous ne pourrez pas rester ».
J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’une blague, vraiment. Cette dernière remarque me mit d’humeur exécrable et elle le remarqua. Il lui fallut quelques minutes pour me convaincre de la réalité de la chose et rendre la vérité vraisemblable.
« On appelle ces invités des tumbleweeds. Vous savez, ce sont ces petites bottes de paille qu’on voit sautiller d’un trottoir à l’autre dans les westerns américains. Et bien vous êtes nos tumbleweeds : on ne vous aperçoit qu’une ou deux secondes à l’occasion de quelques séquences et, lorsque cela vous plaît, le vent vous emporte ailleurs…mais c’est vous qui donnez tout le charme au lieu ».
Et depuis, j’ai pris racine. Pour rien au monde je ne préfèrerai les lits aseptisés d’un studio aux matelas mouchetés d’encre de Shakespeare&co. Je n’aurais pas pu trouver meilleur hôte. Ces pensées en tête, je sortis de la boutique pour éteindre les lumières de la devanture. Elle donnait directement sur Notre-Dame et on entendait la Seine, esclave entre deux digues, agiter ses chaînes contre les colonnes des ponts de pierres. Je me suis penché un instant sur le bastingage en pierre. Il pleuvait et on avait l’impression que le vent ponçait le fleuve dont les vaguelettes formaient autant de copeaux de bois. Le sel qui en émanait venait lécher les effluves d’alcool et de viande grillée qui s’échappaient de la rue de la Huchette voisine, pour se mélanger enfin à cette odeur de champignon, de rance et d’écorce d’orange que dégageait la boutique. J’aurai mis l’air dans ma bouche pour le goûter si j’avais su comment le mordre
Ensuite je n’avais plus d’inspiration alors je suis remonté. Je n’avais rien pu trouver d’autre que le vieux dvd d’une représentation filmée de Phèdre au théâtre de poche. Les livres faisant de gros bourrelets sur les murs, nous n’avions pas pu projeter l’image face à nous ; il avait fallu orienter le projecteur de sorte qu’il illumine le plafond et nous étions là, allongés côte à côte, ma veste de costume servant de drap, nos vêtements respirant la cigarette et le laisser-aller, à regarder Phèdre mourir inlassablement, avec l’obstination d’une comédienne : elle tombait mollement sur le sol noir de la scène et sa robe blanche laissait entrevoir le frémissement de son sein bousculé.
C’est en remarquant la peine dessinée sur son visage que je me suis demandé tout haut: « Pourquoi laisser Phèdre mourir ? ». Il y eut un temps de silence, pendant lequel la tragédie suivait son cours. Puis il me répondit : « Parce qu’elle se sent jugée ».
Ah ouais. Je l’avais oublié celui-la. Enfin bref, sa réponse…moyen franchement. Je restais pensif, insatisfait. Elle était jugée, oui, mais pas condamnée : après tout, qu’a-t-elle fait ? Rien. Phèdre aimait Hippolyte, le fils de son époux Thésée, oui. En soit, le sentiment est laid et inconfortable mais honnêtement, criminel ? Non, puisque Phèdre tait sa flamme – putaaaain j’en ai marre de ces images de merde – (rupture esthétique là by the way) durant des années et se réfugie même derrière un voile de froideur. Malgré les absences de son époux, malgré ses infidélités, elle ne laisse rien transparaître. Quand enfin elle le croit mort, elle se décide à avouer – sans rien imposer – la nature de ses sentiments à Hippolyte ; elle n’espère rien, sait que tout est voué à l’échec. Mais ici encore, où est le crime ? La réalité est indécente, oui ; mais c’est le mensonge qui est immoral. Par malchance, Thésée revient. Phèdre se réfugie dans sa chambre, ne cherchant pas à déjouer la fatalité, ne demandant même pas à Hippolyte de cacher son secret. Elle attend. Se laisse consumer. Mais voilà qu’Oenone, sa servante, prend sa défense et ourdit – il sort d’où ce mot ? - un complot : elle fait croire à Thésée qu’Hippolyte a violé Phèdre.
Je ne peux m’empêcher de laisser s’échapper un « Quelle injustice ! Quelle injustice ! » ; bon d’accord, là je mytho : j’ai juste pensé salope et je me suis imaginé en train de la violer : buen ! Laissons les vers à Racine, moi je ne suis qu’un tumbleweed. Et puis qui pense en alexandrins ? J’avoue en être incapable. Toujours est-il que Thésée, brûlé par une flamme qu’il croit incestueuse, condamne son fils à mort ; et les dieux qui l’écoutent lâchent sur Hippolyte un monstre auquel il n’échappe pas. L’atroce nouvelle parvient à Phèdre qui décide dans l’instant de rompre le mensonge en avouant tout à Thésée. Mais elle refuse de survivre à Hippolyte et, tout en faisant éclater la vérité, laisse filtrer un poison dans ses veines.
Quel est son crime ? Je veux voir Phèdre immaculée (rupture esthétiiiiiiiiiiiiiique, bordel de merde). Je ne sais pas si la fatalité existe mais je sais qu’elle peut être injuste : c’est une raison suffisante pour la renier et la combattre. Hippolyte et Phèdre, les deux âmes pures de cette pièce, sont les seuls à mourir et les deux seuls innocents ; il n’y a d’exception qu’Oenone, qui se sachant coupable préfère se jeter d’une falaise. Pourquoi faut-il laisser Phèdre mourir ?
Il m’a entendu penser et me regarde avec un sarcasme sur les lèvres.
Personne ne sait mieux m’angoisser que lui. Je préfère encore me taire ; enfin, si c’est possible de se taire face à ce genre d’êtres. Encore une fois, la scène se répète en boucle : Phèdre fait son monologue.
« Le fer aurait déjà tranché ma destinée,
Mais je laissai gémir la vertu soupçonnée »
Tout d’un coup, il tape violemment du poing sur le projecteur et fait sauter l’image. L’ombre accroupie dans le coin de la chambre prend une détente formidable et envahit toute la pièce ; et avec l’ombre, lui aussi s’est levé pour me crier dessus.
« Et toi, pourquoi tu lui as survécu à ta femme ? Qu’est-ce que t’attends pour crever ?
Je suis pris d’une terreur sourde qui se plonge dans le tumulte du silence environnant. Il est là devant moi et m’accuse, répète ses questions en hurlant. Puis se tait. Et avec lui, tout s’estompe. Dans cette noirceur et ces abysses, je ne peux pas le voir et suis obligé de le sentir.
- Dégage ! Dégage ! Sors d’ici ! Mais je sais que je hurle sans espoir.
Il rit.
- Moi aussi je vais te juger ! Tu entends ? Te juger ! Tu ne supportes pas ça, hein ? Ca brûle ? Tu sais ? Ta femme n’est pas morte ! Pas morte ! Non…Non…elle n’est pas morte…elle s’est tuée ! Par ta faute ! Tu voulais aimer deux femmes, tu en as aimé une à moitié. Et tu l’as asphyxiée comme une plante!
-Tais-toi ! Murmurais-je faiblement.
Je détestais ses grands élans, ses phrases sans vérité…mais qui me blessaient tout de même. Ses putains de ruptures esthétiques.
-Ah...Ca te brûle, hein ? Indifférent !
-Tu mens ! Répondis-je en criant à mon tour. Tu mens…Et tu n’en sais rien. J’ai souffert en l’apprenant.
- Ne fais pas semblant. Pas avec moi. Tu n’as pas versé une larme.
- Si ; en revenant de l’opéra.
- De l’hôpital, putain de mythomane. Tu n’étais pas triste. Tu étais flatté. Flatté qu’elle crève pour toi ! Tu gémissais de plaisir ! D’orgueil ! »
Paralysé par mon manque d’éloquence, collé à mon matelas par la glue noire et opaque du silence, je restais sans un mot. C’était idiot, c’était stupide, mais je devais me raccrocher à ce que je pouvais et pensais pour moi-même : « Je lui ai organisé un bel enterrement ».
Il m’entendit penser et se remit à hurler.
« Un bel enterrement ! Mais tu sais ce que c’est qu’un enterrement ? C’est un rassemblement de faux amis chassieux, puceux, transis par la mort d’un autre et l’idée d’être encore en vie. Y’a même des gamins qu’auraient bien voulu toucher le corps « pour voir » ! Hein ! Et tous ils se pressent pour tâter du cercueil, montrer qu’ils sont encore plus en vie que les autres, toucher des yeux et pointer du doigt ceux qui ne pleurent pas. Bouh ! Criminel, salaud, monstre, sans-cœur, étranger ! Faut chialer. Hein ! Elles sont toutes là les marionnettes, amalgamées autour de ce gros trou dans la terre pour jeter un linceul d’oubli sur le cercueil, pressées d’en finir avec ce passé qui s’accroche à eux comme les fils du qu’en dira-t-on qui dicte leurs mouvements. Je vais te dire, moi ! Ils coaguleront autour de ta fosse comme du sang autour d’une plaie, pour la cicatriser et éviter qu’on y repense. Pas pour toi. La masse sanglante reste là, elle chante un moment, fait semblant d’y penser pendant quelques secondes, et une fois que la croûte s’est formée, la foule repart s’enfouir dans les méandres de la vie. Un bel enterrement ? Oui, tu l’as enfouie dans du marbre. Mais tu l’as enfouie tout de même ; et elle creuse…Elle creuse, tu l’entends ?
-Silence !
Usant de toutes mes forces, je me lève pour l’étrangler. Mais il insaisissable et je ne le vois pas dans le noir. Mes bras s’agitent dans le vide comme ceux d’un pantin désarticulé et mortel, cherchant à écraser les paroles prêtes à me mordre qui sont terrées dans sa gorge. Désespéré, je prends un livre et le jette. Je jette des dizaines de livres partout autour de moi. Mais rien ne l’atteint. Rien ne l’atteint car rien ne peut m’atteindre.
L’enfer c’est les autres, bon d’accord ; mais l’autre, c’est moi. La schizophrénie. Trois jours qu’il ne me quitte plus ! Toujours là, à juger mes moindres pensées !
« Tu as peur que je te juge, hein ? Lâche… »
Je ne le supporte pas !
« Jugé ! Jugé ! Tu vas être jugé ! »
Qu’il se taise, par pitié…
« Elle creuse ! Tu l’entends ? Elle creuse ! C’est dans ta tête, qu’elle creuse…Et moi, je suis ton fossoyeur.
-Silence !
-Et je t’attends…Je t’attends, oui. Le jugement est un précipice ; et au fond, la tombe ; et dedans, moi. Et ta femme. Jugé ! Jugé ! Je vais te juger ! »
-SILENCE !
-Elle creuse…tu la sens fouiller ton cerveau, remuer tes remords ? »
C’est insupportable…Je ne tiendrai pas…Dans la hâte, je prends un autre volume à la main ; mais maintenant, je sais bien à qui j’ai affaire et on ne joue plus…Si je ne peux l’atteindre, je peux toujours me frapper. Je frappe le volume sur mon crâne.
Sa voix s’est éteinte, comme étouffée par le bruit sourd du choc.
Je n’ai que quelques secondes. Il attend que je me reprenne pour surgir mais je ne lui laisserai pas le temps. A côté de la pièce, il y a une petite cabane en bois juste assez grande pour s’y asseoir. Je m’y plonge et allume la lumière puis ferme le rideau derrière moi. Je l’entends pousser un cri rageur et aigu. Puis un autre…Puis un autre…
Et puis, plus rien. Je suis seul.
Cette dernière idée me fait sourire.
Seul ? Je ne serai jamais seul. L’égocentrisme du schizophrène, ce n’est pas de se croire au centre des autres ; c’est de se croire au centre de lui-même.
C’est un perpétuel écartelé.
Fin des ruptures esthétiques.
Au bout de quelques minutes, je finis par reprendre pleinement conscience de mes gestes. Pour ne rien brusquer, je ballade simplement mes yeux un peu partout autour de moi. J’ai toujours aimé cette cabane. Coupée du reste de la pièce par un petite rideau d’étoffe noire, on ne peut s’y lever ou s’y étirer : il n’y a de la place que pour être assis sur la chaise en fer blanc. Devant moi, une machine à écrire type années soixante est posée sur une planche en bois. Tout ce que j’ai pu écrire depuis mon arrivée à Paris, je l’ai fais sur cette machine. Absolument tout, sans concession. Partout autour de moi des lambeaux de pensée, souvent des mots d’amour, sont cloués aux planches ; fichés là par des tumbleweeds ou des couples de passage dans la boutique, cela revient au même. Une liasse de jolies choses qui nous tombent parfois dessus à force d’avoir été accrochées trop longtemps ; on se croirait dans une vitrine à papillons. C’est ici que je peux me réconcilier avec les autres, et nulle part ailleurs. Toutes ces petites pensées étouffent les miennes, me poussant à la contemplation plutôt qu’à la réflexion : il y a trop de choses à voir pour étudier chacune d’entre elle. Et c’est parce que je ne pense pas à moi qu’il ne peut pas entrer ici.
Mes doigts se posent sur les touches de la machine. Je tapote un peu dans le vide, comme un pianiste qui fait ses gammes. Chaque pression de doigt soulève une tige en métal qui s’enfonce profondément dans la bouche de la machine, cet énorme demi-cercle qui me sourie presque. Plus je tape, plus j’écris, plus la machine respire : le cliquetis, c’est son râle, la poussière d’encre, son alcool ; je l’enivre. Je sais bien que c’est dangereux, car écrire requiert de faire le vide. Pire, c’est se souvenir des autres. Et l’autre…c’est lui.
Mais la machine continue de claquer ; pour compenser, je ne ferais que réécrire ces petites bribes poétiques figées sur leurs bouts de papier. J’attrape le ruban encreur et l’encastre dans sa position. Tout est prêt.
Par quoi commencer ? Je crois que je vais prendre cette formule écrite à l’encre bleue, sans doute par une femme : « L’autre ? Une ribambelle de jouissances ». Je la trouve mignonne…et j’ai justement besoin de choses, de petites pensées satisfaites et émues qui ne réclament pas de suite. Je commence à taper.
Mais mes doigts ne s’arrêtent pas. Ils reprennent, corrigent, m’imposent d’aller à la ligne et écrivent tout autre chose…Soudain, ils s’arrêtent de gesticuler en tous sens. Lentement, je lis ce que j’ai écris.
Autrui ? Une ribambelle de jouissances avec, en filigrane, la promesse d’un jugement.
Il ne m’aura pas quitté longtemps. Mes doigts sont accrochés aux touches qu’ils continuent de clapoter frénétiquement, infatigables. Ma petite lumière grésille et jette sur ces doigts un jour monstrueux, inhumain. Parfois, la lampe s’éteint tout à fait, et je n’entends plus alors que le cliquetis de mes doigts. Quand soudain l’ombre se déchire, j’ai l’impression de voir des tentacules tranchés de leur corps s’agiter d’un dernier spasme, nerveusement et sans contrôle. Heureusement, ils n’écrivent plus rien d’intelligible : ils ne font plus que cracher de l’encre et flotter stupidement sur les touches. Pourtant de cette phrase que je n’ai jamais conçue et que je ne peux m’empêcher de relire émane une odeur d’inhumanité. Et malgré cela, malgré tout, je ne peux m’empêcher de la trouver vraie. Monstrueusement vraie. Le schizophrène est son propre Faust. Si autrui avait un nom, ce serait Méphisto : à la fois diable et pourtant seul donateur possible de la vie éternelle, de l’accomplissement de nos désirs et de la satisfaction de nos appétits.
Je raconte encore de la merde (ah ? Nouvelle rupture esthétique, dommage). Il faut que j’arrête de penser…que je lise les idées des autres. Au hasard, je jette mon dévolu sur un petit papier souillé de café sur lequel on peut lire : « Seul et isolé, notre cœur peut continuer de battre ; mais l’autre accélère tout. L’amour, c’est le spasme de l’âme ».
C’est mignon…Mais j’entends mes doigts s’agiter de façon plus ordonnée, orchestrée même ; et au bout de quelques secondes se fait entendre le petit son aigu caractéristique d’un retour à la ligne. Puis un autre. Deux suivent…Et plus rien. Sauf le cliquetis, de nouveau incohérent. Je n’ai pas tout de suite osé baisser les yeux. Je les gardais rivés sur le papier. Mais c’était trop tentant. Lentement, je baissais la nuque tout en continuant à regarder droit devant moi. Pour finalement voir un petit paragraphe rédigé avec points et majuscules sur la feuille de la machine.
Le spasme de l’âme ? Oui, ta femme était un spasme, elle a gonflé tes veines de façon soudaine et abrupte, t'a inondé d'un instant de joie. Mais l'instant d'après, voilà ta peau qui se dégonfle, la veine qui s'enfouit de nouveau dans les méandres de ta chair, perdue à jamais. Jusqu'au prochain spasme. Il n'y avait de régulier en elle que le plaisir que tu éprouvais à la voir s’agenouiller devant toi. Tu n’avais qu’à demander. Un mot de toi, un souffle, l’indice d’une envie prenant forme lui suffisait pour tenter n’importe quoi, surtout l’improbable. Et toi, tu lui demandais de n’être qu’un spasme. Un spasme, oui...saisissant de douleur.
Tout me corps se froisse ; ma pomme d’adam prend un goût métallique et je me mets à mordre mes lèvres. Mes lèvres humides de bave et de larmes qui murmurent « pourquoi… ». Ses attaques sont si violentes...Il me prive de mes pensées en gestes. Il faut que je m’explique…j’en ai besoin…Miraculeusement, mes doigts finissent par m’obéir un peu et je me mets lentement à écrire.
« Les gestes, ce sont ces spasmes sans conscience, des pulsations sans impulsion humaine ; on les fait sans s’en rendre compte. De la motion, oui, mais de la motion sans émotion. Alors certes, on contrôle ses gestes, on les sent même…Mais on ne les ressent pas. Il y a des existences qui sont entièrement faites de gestes, entièrement articulées par des habitudes. C’est de la vie épileptique. L’épileptique ne fait pas de mouvement : il bouge. Palpite. Mais sans la moindre conscience de ces gestes.
Et puis il y a les mouvements, ces élans de l’âme. Comprendre le mouvement, ce n’est pas voir une femme marcher ; c’est regarder un crucifié frémir. Pour lui, le déplacement du moindre orteil se traduit par une infinie souffrance. La chute d’un grain de sable – symbole de l’insignifiance – devient un mouvement monstrueux s’il s’immisce dans ses plaies pour brûler sa chair. Pour lui, le monde s’arrête à ce clou qui l’immobilise. Tout son être, toute sa totalité, sa subjective totalité, s’arrête dans deux centimètres…contre…ce…clou.
Les mouvements sont conscients, les gestes inconscients. Le crucifié veut mourir d’un geste, pas d’un mouvement. Être enfin inconséquent pour fouler du pied sa propre condition.
Voilà ce qu’est ma schizophrénie : le triomphe de la pensée en mouvements et la mort de la pensée en gestes. Autrement dit : plus rien de ce que je peux penser n’est inconscient et inconséquent, léger et sans importance. Je ne peux me dire « je suis heureux » en fermant un livre ou « ceci est joli » et m’en contenter, car immédiatement l’autre – ou plutôt mon double – me renvoie l’écho de ma pensée, il me juge, se moque. C’est le jugement perpétuel. Comme ce crucifié, la moindre pensée – fût-ce un insignifiant grain de sable – devient un mouvement conscient de tout mon être : elle anticipe le jugement, le craint, et par conséquent se planifie, se remet en cause, tente d’être irréprochable. Et cela rend la vie simple impossible. Car nous sommes tous peuplés de pensées satisfaites qui ne réclament rien d’autre qu’elles-mêmes : c’est le cas lorsqu’on fait appel à ses sensations, à ses impressions, sans pour autant transcrire cela par une phrase ou une moue. Dans l’espace d’une seule journée, on rencontre une quantité immense de choses qu’on trouve jolies ou laides, appréciables ou désagréables, estimables ou méprisables : un trottoir par exemple, ou encore une légère brise. Rares, parmi ces millions des petites choses, sont celles vis à vis desquelles on tente de justifier notre jugement. Pourquoi est-ce beau ? Laid ? S’il fallait tout justifier, de notre respiration à nos sensations, l’inconséquence serait impossible et avec elle, la vie deviendrait insoutenable. Insoutenable…Bienvenue dans mon univers. »
Et le point à peine déposé, tout fout le camp. La machine bave A NOUVEAU des phrases plus monstrueuses les unes que les autres. Hypnotisé, je les lis toutes…Toutes...Toutes ces sentences, tous ces jugements systématiques sur mon attitude de merde, ma vie de merde, mes pensées de merde. Mes pensées satisfaites, mes petites pensées mort-nées réservées pour moi-même n’existent plus : tout passe au crible. Dans la plus franche monstruosité. Ca ne peut pas continuer. Je me frappe la tête contre la machine. A plusieurs reprises. Ca ne suffit pas. Alors je serre mes mains jusqu’à écraser mes doigts contre la machine, contre sa grosse bouche en fer. Qu’elle les bouffe ! Ils sont tout trépignants, mes doigts, tressaillants, avides de me juger. J’entends les os craquer…J’aurai continué jusqu’à en faire un cadavre, un amoncellement de débris squelettiques. Mais il faut croire que j’étais allé assez loin dans la douleur pour qu’il me laisse un instant.
Je pleure, désespéré. J’ai le ventre en sueur, les yeux vides, et mon front comme mes mains sont traversés par de fines rigoles de sang. Tout à coup, une petite feuille se décroche du plafond de la cabane. Elle tombe lentement, tournant follement dans les airs, puis tout d’un coup se pose sur ma main inerte et s’imbibe de sang. Rapidement, je décolle la feuille avant que la petite phrase marquée dessus ne devienne illisible. Entre les gouttes, on pouvait encore lire péniblement cette phrase de Musset, tirée de Fantasio :
« Quelle solitude que tous ces corps humains ! »
Fou de rage, je jette la feuille en hurlant comme un ado « Menteur ! Menteur ! La solitude…Si seulement…Menteur ! ». C’était puéril et immature, kitsch ; mais c’était aussi sincère. Des larmes sans classe, sans mise en scène, sincèrement pitoyables.
Je sais ce qu’il me reste à faire. Frénétiquement, j’arrache de ma main droite encore valide tous les petits papiers des planches à l’intérieur de la cabane et dépose leurs lambeaux sur la machine à écrire. De nouveau, j’entends sa voix qui résonne en moi ; il pouvait tout désormais et allait se le permettre car j’étais désarmé. A une exception près.
Je sortis de ma poche un petit briquet d’argent. Au moment même où IL ouvrit le rideau, je foutu le feu au petit tas de papier. Il me regarda horrifié. Pendant plusieurs longues minutes, j’ai plongé mon regard dans le sien. Le temps que le feu se propage sur le bois sec et poussiéreux…Je ne le lâchais pas du regard, malgré les odeurs de caoutchouc, de fer rouillé, et bientôt de chair qui vinrent nous rejoindre. Mêlée aux craquements du feu, sa bouche s’ouvrit enfin pour dire : « Voici ta sentence ». Puis, lentement, à mesure que les flammes grimpaient le long de mon torse pour faire bouillir ma chair, à mesure que les cloques de ma peau éclataient en un bruit sec mais immonde…Il disparut. Totalement.
J’étais enfin libre. Peu m’importait la « sentence » puisque je me l’infligeai moi-même ; ce que je fuyais, c’était le jugement. Je comprends enfin Phèdre : innocente, oui. Mais perdue au regard des autres. Je comprends enfin qu’elle se suicide bien que ses mains soient pures ; sa conscience est immaculée…mais le jugement des autres la souille. Je comprends…Dans les flammes, je comprends…Je comprends…Ceci :
Il faut laisser Phèdre mourir.