Sonate pour une musicienne [Guerre des confréries]

Le voyage s'était avéré bien étrange, pour Sharah'In. Juchée sur un dragon, elle avait parcouru la distance qui séparait les Thermes à... ici, dans un état second. Il lui était difficile de qualifier ou même de décrire son voyage, si ce n'était par une étrange sensation de liberté, et un peu de chute libre aussi.

Par contre, elle pouvait parfaitement retracer le cours de ses pensées en ces instants. Elle se demandait surtout comment elle avait pu en arriver là. Enlevée par ceux qu'elle avait combattu quelques jours plus tôt, ils lui avaient parlé d'apprendre les uns des autres, de son don pour la musique et ses effets, comme si ce n'était que la Connaissance qui leur importait. Percluse des douleurs et lassitudes de son précédent combat, elle n'avait pas voulue se montrer réticente à leur "invitation". Après tout, elle pourrait toujours se rebeller au cas où cela ne lui conviendrait pas, et au cas où ses rares exigences ne seraient pas satisfaites.

Car oui, elle avait émis une exigence particulière. Là haut, dans les sommets où elle venait d'arriver, il faisait un froid de loup. Un froid à lui geler les doigts et à l'empêcher de jouer. Mais surtout, un froid à lui glacer l'humeur. Elle détestait par dessus tout les températures basses et le faisait volontiers sentir à son entourage plus ou moins proche.

Devant Sharah'In, s'étendait maintenant des sommets gelés. Un paysage blanc, lumineux, semblant dormir d'un profond sommeil, et surtout dans un profond silence...

Ils avaient atterri derrière les Palais, au refuge d'Oshi, là ou les Dragons déposent leur compagnon avant de s'envoler vers leur tanière. Au sol on les attendaient, une escorte d'hommes encapuchonnés, des Invocateurs, avaient dressés un cercle autour d'eux. Quand les bêtes étendirent leurs ailes dans un grondement orageux, il y eut un frémissement dans les robes et les capuchons ; même habitués, un Sang frissonne toujours face au cri du Destin. Seul le Prince restait immobile, dressé droit et impassible sur une dragonne au regard de braise. Posant sa main sur l'encolure, il caressa ses écailles avant de faire un bond pour rejoindre le groupes. On prit soin sans procès de l'invitée en l'encadrant et en la bousculant légèrement pour qu'elle avance un peu plus vite. Sanz se tourna vers Cassiopée et lui murmura :

Qu'on l'installe dans une chambre, et qu'on tienne garde de son état, elle doit rester en bonne santé. Je vous retrouverai dans deux jours, j'ai quelque affaire a Galvorn. Il semblerait qu'un journaliste serait en train de faire quelque enquêtes autour des confréries établies dans la région. Je suppose qu'il viendra d'autres éminentes personnalités et que je ne sera pas seul. Cela pourra toujours être...intéressant.

Accrochant à sa ceinture deux dagues qu'un des serviteurs lui avait présenté dans un couffin de soi, il siffla deux fois. Un arc en ciel sembla poindre a l'horizon avant de former un phoenix d'essence qui s'inclina devant son maître. Il jeta un dernier regard vers Cassiopée:

Le Destin va trop vite parfois.

- Le Destin va trop vite parfois.

Les derniers mots prononcés par Sanz laissaient Cassiopée méditative. Ils avaient, en effet, encore beaucoup à apprendre pour savoir naviguer vers le Destin, savoir le plier ou le délier sans devenir une simple pierre qui roule. Mais elle ne perdait pas espoir. Ils avaient déjà tant parcouru, tant découvert et s’étaient tant battus pour cela. Parmi ses espérances, le savoir de Sharah’In prenait toute sa place.

Sharah’In avait été menée vers la tour d’habitation, où une vaste chambre avait été mise à sa disposition. La Dame des étoiles avait choisi de la placer dans la chambre du Sermon. Elle avait été nommée ainsi car un mur entier était tapissé d’une immense tenture sur lequel était brodé la Scène illustre de l’Ange vengeur cerné des vents du Sermon. Sur le tableau, les vents semblaient valser autour de l’Ange, l’enveloppant de mots jusqu’alors inconnus, et l’Ange au visage illuminé hurlait sa haine en tentant de les repousser.
Alors que Cassiopée veillait à ce qu’un grand feu brûle dans la cheminée, quelques serviteurs allumaient des petits braseros aux quatre coins de la pièce, qui baignèrent l’espace de reflets dorés et chauds.
La protectrice du Sang fit installer deux fauteuils près de l’âtre et convia Sharah’In à s’y installer.
Sans se précipiter, avec le calme qui la caractérisait, elle aborda alors le sujet qui lui tenait à cœur :

- Je sais que vous pouvez penser que nous sommes vos geôliers, mais je voudrais que vous considériez qu’il n’en est rien. Vous pouvez quitter nos murs si vous le désirez, mais nos deux confréries y perdraient un Destin commun qu’il est indispensable d’envisager.

Poursuivant, sans laisser à Sharah’In le soin de répondre à son offre, elle plongea tranquillement dans son regard, allumant ici et la curiosité.

La Confrérie du Sang, au travers des liens qu’elle a créé, est conçue comme une toile sur laquelle chaque mot, chaque larme ou sourire s’inscrit pour composer un tableau autrement plus fantastique que l’œuvre sublime qui occupe cette chambre. Pourtant, j’ai choisi pour vous de vous loger ici car je souhaite que votre sensibilité se plonge dans la scène qui y est tissée.
Elle représente un moment historique qui marqua nos deux confréries et je voudrais vous entendre exprimer les voix de votre instrument si sensible aux hommes à son sujet.

La pièce avait été préparé pour elle. Braseros, cheminée, la douce chaleur du feu commençait à se répandre dans l'espace comme une vague. L'espace d'un instant, Sharah'In laissa les mots de Cassiopée glisser sur elle pour profiter de cette douce caresse. Puis, s'installant dans le fauteuil, elle écouta ce que la jeune femme avait à lui dire.

- La Confrérie du Sang, au travers des liens qu’elle a créé, est conçue comme une toile sur laquelle chaque mot, chaque larme ou sourire s’inscrit pour composer un tableau autrement plus fantastique que l’œuvre sublime qui occupe cette chambre. Pourtant, j’ai choisi pour vous de vous loger ici car je souhaite que votre sensibilité se plonge dans la scène qui y est tissée.
Elle représente un moment historique qui marqua nos deux confréries et je voudrais vous entendre exprimer les voix de votre instrument si sensible aux hommes à son sujet.

La jeune femme tourna la tête vers ladite tapisserie, la détaillant à la lumière flottante des braseros. Un Ange se tenait en son centre, semblant hurler une rage sans nom face à des vents tourmenteurs. La lumière du feu semblait faire danser les vents autour de l'Ange, l'emprisonnant peu à peu. Un sourire flotta sur le visage de la jeune femme avant de se reporter à Cassiopée. Que voulait-elle ? Une symphonie à l'image de ce qu'elle voyait sur cette œuvre ? Sharah'In n'était pas convaincue que ce qu'elle allait lui présenter soit totalement à son goût...

Sans mot dire, la jeune femme se cala bien dans le fauteuil, Anamorphose contre elle. Plongeant les yeux dans le feu apaisant, elle gratta quelques notes, histoire de tester l'acoustique de la pièce. Satisfaite, elle entama un morceau, doucement. Les notes semblaient ronronner en échos avec les craquements du bois sous l'effet de la chaleur. La mélodie s'enroula autour des langues de feu, les charmant, leur murmurant un bien étrange langage. Sharah'In parlait au feu, lui chantant des merveilles pleines de chaleur. En quelques secondes, les langues de feu sortirent de l'âtre, envahirent la pièce, léchant de leur douce caresse les jambes des deux femmes, sans pour autant les brûler.

La mélodie prit un tour nouveau, brusquement. Du feu amical, ne restait qu'un vague souvenir et une douce sensation de bien être. L'ardeur de l'enfer les enveloppait désormais, dans toute sa puissance et sa violence.
Quelques notes dans les aiguës semblèrent crier, à l'instar de l'ange de la tapisserie. Le hurlement se prolongea, tantôt de douleur, tantôt d'extase, à mesure que les flammes gagnaient de la place. Sharah'In, les
yeux mi-clos, plongés dans la lumière des flammes, semblait absente, comme anesthésiée de ce qui l'entourait. Le bas de son pantalon commençait pourtant à roussir sous l'effet de la chaleur, et sa peau à sentir la morsure du feu.

Une accélération, un nouveau tournant, les flammes prirent encore de l'ampleur, tourbillonnant autour des deux femmes, semblant vouloir tout à la fois : les posséder, les anéantir, et qui sait quoi d'autre encore. La musicienne ne doutait pas que Cassiopée ressentait aussi cette petite douleur lancinante au fond d'elle, cette douleur des flammes, mais d'autre chose aussi. Sharah'In avait suscité un certain nombre d'émotions, au fond de son être, elle sentait la culpabilité, l'envie, l'inquiétude, comme autant de compagnons invisibles se réveillant pour tirailler notre être.

La musique continua, enveloppante à l'instar des flammes qui formaient un véritable brasier infernal. La tête rejetée en arrière, Sharah'In se laissa aller en proie aux flammes. Elle ne voyait plus rien, juste absorbée par sa musique, par ce qu'elle avait créé. Elle en avait oublié Cassiopée, ne se souciant guère de l'impact qu'aurait sa musique pour elle. A partir du moment où elle avait commencé à se laisser aller, plus rien n'avait eu d'importance.

Absolument plus rien...

Puis, une ultime note vacilla dans l'air, semblant vibrer pendant de longs instants. Le temps se cristallisa, se figea dans cette image, cette mosaïque de couleurs enivrante.

La seconde d'après, il ne restait plus rien. Rien d'autre qu'un âtre brûlant et crépitant faiblement, ainsi que deux femmes assises dans des fauteuils. La seule différence notable résidait sans doute dans la tapisserie. L'espace d'un instant, on aurait pu dire que l'ange souriait...

Une corde grattée comme le frôlement d’un chat. Alors le feu s’empara de toute musique et chaque note libéra un grésillement. La résonance enflamma l’espace d’une flamme chaude qui recouvrit les épaules de Cassiopée d’un manteau de douceurs. Le feu la cajolait et circulait sur sa peau comme une caresse amie. Remontant le long de ses jambes, il se faufilait tout près d’elle.
Mais les cordes crièrent et le feu devint incendie. La pièce se mit à flamber sous les grincements stridents et les hurlements qu’émettaient les cordes sous la main de Sharah’In.
Cassiopée se trouva enveloppée de langues brûlantes et agressives qui cherchaient à la mordre. Chaque nouvel embrasement éclos d’une note se projetait sur elle en cherchant à la pénétrer. Cassiopée dut faire appel à la protection d’Orion pour ne pas totalement se fermer afin d’entendre la musique et son chant digne des enfers. Elle entendait clairement les gémissements du coupable qui se torturait de remords. Elle prenait les claques comme des tisons de l’envieux qui cherchait à la voler et ressentait dans les moindres brandons l’inquiétude s’insinuer dans la fournaise.
L’incendie devint tel qu’un moment, elle crut voir le mobilier s’enflammer et le château périr sous les flammes alors qu’elle restait imperturbable à l’instar de Sharah’In. Son comportement s’était lié au sien par mimétisme. A l’abri d’Orion, elle l’étudiait sans craindre d’être calcinée. Impressionnée, cependant, par la tournure que prenait la musique tout droit sortie des enfers, elle n’avait jamais, de sa vie, tant été attentive au moindre changement.
Sharah’In semblait complètement incorporée dans sa musique et sa personne flambait au milieu des flammes hurlantes qui crissaient dans la pièce. Elle flambait sans souffrance.
Cassiopée se laissait à son tour envahir par les flammes qui atteignaient les bases de son être.
Quand, soudain, tout le vacarme cessa, ne laissant qu’un vide immense dans la pièce. Un calme après la tempête. Un rien après le tout. Le silence… et le simple crépitement du feu dans l’âtre.
Sans pouvoir émettre un son après un tel vacarme, Cassiopée se tut pendant de longues minutes avant de demander :

- C’était une évocation ? Une illusion ? Une simple interprétation ?
Quel était l’origine d’un tel morceau ?

- C’était une évocation ? Une illusion ? Une simple interprétation ?
Quel était l’origine d’un tel morceau ?

- Quel est l'origine de cette tapisserie ? La question est sensiblement la même, si l'on y pense. D'où vient la musique ? Serais-je un jour capable de répondre à cette question ? Le monde est fait de mystère plus grand qu'on ne les envisage. Je ne suis qu'une simple créature qui sert de monture à la Musique.

Sharah'In laissa planer ses paroles quelques secondes, avant de reprendre, avec un sourire.

- Mais je dois avouer que ce que vous avez vu et, qui sait, ressentit, venait en partie de mon esprit. Voyez, je module sur ma douce Anamorphose des illusions si tangibles, que l'esprit s'y perd volontiers. Trop peut-être....

La jeune femme plongea son regard dans les flammes, caressant doucement son instrument. La douce tiédeur qui en émanait la plongeait dans une torpeur délicieuse, oubliant presque la présence de Cassiopée, pas si désagréable pour un membre d'une Confrérie "adverse", selon des mots qu'elle avait entendu de la bouche d'autres Enfants.

Sans vraiment qu'elle y fasse attention, l'esprit de Sharah'In, à travers les langues de feu indolentes de la cheminée, repensa au dragon qui l'avait emmené. Créature si majestueuse, si mystérieuse... En son fort intérieur, elle élaborait déjà un début de mélopée, épousant les formes de la créature, constituée de sensations et de souvenirs...

- Qu'en avez-vous pensé, murmura-t-elle, toute à sa rêverie, ce que vous avez vu répondait à vos attentes ?

Sharah’In n’avait pas tardé à laisser ses doigts se promener de nouveau sur cette Anamorphose qui ne quittait jamais ses mains. Cassiopée la contemplait et appréciait à sa juste valeur l’élégance subtile qui émanait d’elle.
Son regard avait à nouveau plongé dans la tapisserie. Elle voyait dans les éclats des combats qui y étaient tissés les affres tonitruantes qui avaient retenti quelques instants plus tôt dans la salle sous les sons de l’instrument.
Oui. Les notes avaient évoqué avec éclat et justesse la période et les événements ainsi que l’artiste l’avait conçu. Mieux encore, elle avait entrouvert un œil vers un passé qui ne s’achevait jamais.
Alors que Cassiopée réfléchissait à l’importance de cette découverte, une musique familière atteignait ses oreilles. Elle avait le charme du puissant et du fer alliés à la brûlante féminité. Elle transportait avec elle des charriots de mystère.

-Continuez…

Ce fut la seule réponse que Cassiopée s’autorisa à faire. Elle s’apprêtait à parcourir le plus beau des voyages et n’en voulait manquer aucune note.
Pour ce voyage, elle se parait déjà de l’armure d’or et de moire, héritage des temps anciens et son corps se couvrit de cette poudre stellaire dont elle n’usait jamais.

Continuez... Un mot qui n'avait plus de sens à partir du moment où Sharah'In avait commencé son voyage. Or les flammes n'en était que les prémices. La question qui restait cependant en suspens, c'était de savoir jusqu'où elle pouvait mener Cassiopée. Son hésitation venait surtout du fait qu'elle répugnait à devenir un sujet d'étude, sorte de cobaye pour une confrérie qui n'était pas la sienne - même si ce dernier problème était moindre.

Mais comme Sharah'In n'avait pas trop le choix, elle commença à gratter ses cordes, avec une désinvolture toute particulière. La mélodie, à la fois joyeuse et sautillante, ne semblait rien avoir de particulier. Une simple musique d'accompagnement, ne voyageant pas sur l'imaginaire, ni sur l'esprit. A ses côtés, Cassiopée eut une petite moue déçue. Un demi sourire flotta sur les lèvres de la Musicienne alors qu'elle poursuivait sa mélodie. Elle savait ce qu'elle faisait, ce qu'elle préparait aussi.

L'enchantement mit un certain temps avant d'apparaître clairement aux yeux de la jeune femme et de son auditrice. Même si elle savait ce qu'elle faisait, il était toujours étonnant d'entendre derrière soi le chant d'un oiseau tropical, alors que l'on est censé être en pleine montagne glaciale.

En se retournant, Cassiopée pu constater que le décors à travers la fenêtre avait changé. Fait de verdures et de couleurs chatoyantes, un jungle touffu semblait avoir remplacée la montagne. Sharah'In se leva, toujours Anamorphose dans ses bras, toujours jouant de cette mélodie aux accents étranges, presque "magique", mystérieuses. Un léger coup de pied dans le mur à côté de la fenêtre lui permit d'ouvrir grand un passage dans lequel elle s'engouffra. L'humidité toute particulière de la jungle entra dans la pièce, cette touffeur étouffante, qui transportait avec elle toute une série d'odeurs caractéristiques, de bruits et de cris d'animaux bien particuliers. Derrière la Musicienne, Cassiopée s'engagea à son tour dans la jungle.

Chaque accord semblait allonger le chemin qu'elles parcouraient, leur faisant découvrir une faune amicale, allant des oiseaux aux couleurs les plus pures aux serpents luisants de tant de nuances de verts et d'ocre qu'il était difficile de les dénombrer. Il n'était plus du tout question de montagne, de tapisseries ou même de confrérie et de connaissances. Juste d'un voyage merveilleux dans une contrée accueillante, si en paix et si douce qu'il aurait été très facile de se laisser aller à un repos bien mérité.

Mais Sharah'In ne semblait pas disposée à s'arrêter. Bien que parfois, on aurait pu croire qu'elle tournait en rond, elle ne s'arrêtait jamais, ni de jouer, ni d'avancer. Sa mélodie avait pourtant un petit effet anesthésique qui avait tendance à plonger Cassiopée dans une certaine torpeur. Fallait-il vraiment continuer à avancer ? Même la question tournait dans l'esprit de la Musicienne qui faisait tout pour la combattre, alliant son art à ses connaissances, pour dissiper l'effet pernicieux que pouvait avoir sa musique. Oh, bien sûr, pour elle, c'était différent, elle avait l'habitude, elle savait combattre cette pulsion et cette sensation de bien être enivrante. Mais elle était bien décidée à montrer à Cassiopée une autre facette de son art : le revers de la médaille.

C'est lorsque son auditrice s'arrêta quelques secondes que Sharah'In sut que son morceau allait bientôt toucher à sa fin. Lorsque la jungle, si belle et merveilleuse soit-elle, commença à prendre ce qui lui appartenait de droit : les voyageuses. Une racine s'enroula doucement autour de la jambe de Cassiopée. Avec tant de douceur que cette dernière ne le remarqua que lorsque le végétal arriva à son genoux, lui paralysant la jambe. Une liane descendait dans son dos, semblant vouloir l'agripper de quelques façons que ce soit. En face d'elle, Sharah'In était, elle aussi, retenu par le pied, mais moins solidement et avec moins de force.

Une note plus aigue que les autres fit légèrement se rétracter les liens qui entravaient Cassiopée. D'autres notes, dans le même octave, suivirent, déliant totalement la jeune femme. D'un accords négligent, Sharah'In se débarrassa de ses propres liens, qui y ressemblaient cependant bien moins. Une série de notes, formant une mélodie agressive, délièrent la cage végétal qui s'était tissé autour d'elle, à leur insu. Bientôt, ce fut un très court chemin, d'une dizaine de mètres, qui s'ouvrit devant elle, les raccompagnant directement dans les deux fauteuils au coin du feu.

Une fois de nouveau à leur place, Sharah'In acheva sa mélodie avec la même douceur qu'au tout début. L'enchantement prit fin comme il avait commencé, ne laissant dans la pièce qu'une vague odeur d'humidité...

Cassiopée était entrée dans un monde luxuriant sans même se rendre réellement compte de ce qui lui arrivait. Les odeurs enivrantes l’avaient assaillie et lui piquaient les narines de sensations poivrées et épicées. Celles-ci se mêlaient aux parfums de fleurs aux allures de femmes fatales. Les couleurs vives et criardes contrastaient avec violence sur les verts sombres et profonds des feuillages trop abondants.

Les notes tirées d’Anamorphe avait, soit déplacé un monde pour elle, soit transportée son corps dans un autre univers.
L’illusion d’y appartenir était, dans tous les cas, pleine et entière. Cassiopée se sentait fleur parmi les fleurs, arbre parmi les arbres.
Elle avait sa place dans cet Univers et ne souhaitait pas le quitter.

Ce n’est que lorsqu’elle sentit la végétation sinuer sur son corps en enlaçant doucement ses membres qu’elle prit conscience d’être étrangère au paysage.
Elle sentait les lianes resserrer leur prise et unir leur humidité à la poudre d’étoile qui lui couvrait le corps.
Lorsqu’elle perçut la longue tige lui serrer la gorge, elle concentra son énergie pour tenter de réagir. Mais pour résister, elle devait faire preuve de toute la concentration dont elle était capable.
Alors qu’elle s’apprêtait à dessécher le végétal qui cherchait à la maintenir prisonnière, la liane relâcha son emprise en même temps que la musique montait dans des aigus presque insoutenables à l’oreille.

Sans transition, l’odeur de bois brûlé remplaça les senteurs exotiques. Et la pénombre de la pièce se substitua au soleil radieux qui rendait les teintes colorées plus vives et chaleureuses.
Le calme soudain d’un coin de cheminée avait repris ses droits quand Sharah’In avait cessé de jouer, laissant les deux femmes face à face et silencieuses.

Quelques remugles de senteurs humides conduisirent Cassiopée à examiner son corps.
Le végétal qui l’avait caressé en cherchant à l’emprisonner avant de l’étrangler avait laissé de longs sillons bruns sur la peau stellaire qui la recouvrait.
Cassiopée prévoyait de prendre un temps futur pour étudier ces traces et les éléments qui s’étaient mêlés à la poudre d’étoile.
Pourtant, elle pouvait, dès à présent, prendre conscience que le phénomène dont elle venait d’être l’actrice n’était pas que pure illusion. Les empreintes et l’altération sur son armure étaient les preuves d’une attaque bien réelle.
Cependant, la réalité avait été modifiée d’une façon dont elle ne comprenait pas encore les mécanismes. Aussi se permit-elle une nouvelle requête afin de poursuivre son étude.

- Un autre que vous pourrait jouer d’Anamorphe ?

- D'Anamorphose, voyez-vous, je peux tout. Ou presque. Mais je dois vous mettre en garde. Plus l'on voyage à ses côtés, moins on a envie de repartir. Et moins le rêve vous laisse vous en aller. Vous voulez une autre balade ? Soit.

Sharah'In se leva et s'approcha au plus près de l'âtre brûlante. Lentement, elle pinça les cordes d'Anamorphose, dans un rythme languissant. A mesure qu'elle jouait, les flammes crépitaient en cadence. Encore une fois, la jeune femme charmait les flammes comme d'autres les serpents. Petit à petit, celles-ci s'éteignirent, ne laissant de l'âtre qu'une masse sombre et rougeoyante. Un brise légère, sortie des cordes mêmes de l'instrument, balayait les cendre, révélant un escalier qui descendait dans des profondeurs qui, habituellement, n'existaient pas. Sans un mot ni même un geste pour Cassiopée, Sharah commença à descendre les marches, accordant sa mélodie à la noirceur du passage. Se faisant plus étrange, plus lente et pernicieuse, la musique exprimait les peurs enfouis dans le noir, les terreurs d'enfants jamais réellement effacées de son être, les angoisses refoulées et les illusions perdues revenaient en force sous la forme de fantômes hurlant. Sharah'In était bien consciente que ce passage n'était guère agréable pour son auditrice, mais pour elle n'était pas en reste. Contrairement à ce que l'on pouvait croire, ce n'était pas parce que c'était elle qui jouait qu'elle était exempt de toutes émotions que véhiculait sa musique. Bien au contraire. Elle avait juste appris péniblement à maîtriser, tant bien que mal, ce flot continue.

Alors que la descente les avait définitivement plongées dans le noir total, une vague lueur semblait émerger du tunnel, promesse de délivrance. Bien que toujours angoissante, la musique s'accorda quelques notes plus joyeuses, représentatives de l'espoir de revoir la lumière du jour et de s'extirper de ce tunnel qui était tout sauf accueillant.

La sortie marqua une rupture dans la musique. La toile de fond avait beau contenir encore quelques accords crispant, la mélodie prit un tour joyeux, fait de pépiements d'oiseau, d'une cascade d'eau clair et du bruissement de la végétation luxuriante, mais pas trop. Les deux jeunes femmes se tenaient désormais sur les rives d'un fleuve, les pieds dans le sable fin et une forêt à la densité respectable derrière elles. Un magnifique ciel turquoise les accompagnait, et l'eau clair clapotait avec gaité. Les notes de Sharah'In ralentirent, devenant le rythme lent d'une promenade un soir d'été, alors que les vacances font oublier le rythme trépidant du reste de l'année. On avait envie de s'asseoir, les pieds enfouis sous le sable, et de profiter de la caresse du soleil. Mais encore une fois, Sharah'In n'arrêtait pas de bouger. Faisant fi de ce que lui promettait le sable sous ses pieds, elle continuait à avancer, vers une construction en bois flotté qui semblait émerger de nulle part. Le seul plaisir qu'elle s'offrit fut de faire disparaître ses chaussures d'une note ou deux.

La construction n'était autre qu'un vulgaire ponton de bois auquel était amarré une petite barque, sans rames. Assise, les pieds dans l'eau, une jeune femme attendait, ne semblant pas avoir entendu l'arrivée de Sharah'In. Dans ce monde, cette jeune fille était la seule personne douée d'un visage et d'une personnalité propre que quiconque aurait jamais pu rencontrer. Elle était la seule personne "vivante" dans les contrées de l'esprit. Une sorte d'amie proche, fusionnelle presque, à qui Sharah'In confiait beaucoup de choses et apprenait son art. La seule de ses élèves, encore que celle-ci ne fut pas vraiment douée. Difficile d'expliquer vraiment d'où elle venait. Son histoire restait très flou, volontairement, et tout ce que Sharah'In aurait pu dire d'elle, c'était qu'il s'agissait d'une ancienne Musicienne, morte en excerçant son art, et dont l'esprit avait été "transférer" ici, amnésique de son passé et surtout de tout ce qu'elle savait jouer. En tant d'années de pratique, c'était la seule personne que Sharah n'eut jamais rencontré en ces contrées qu'elle croyait, au début, dévolues à elle seule.

La jeune femme, Y'éréa de son prénom, sauta sur la passerelle, et d'un geste d'emphase, invita les deux jeunes femmes à monter dans l'embarcation. D'un mouvement de tête, Sharah'In la remercia, avant de s'engager sur le fleuve, la laissant sur la rive. Elle n'avait pas besoin de Y'éréa là où elles allaient...

Le fleuve était tranquille, comme bercé par la musique de Sharah'In. Les rives enchainaient les paysages divers et variés. Désert aride à droite, jungle luxuriante sur la gauche, puis, sans transition, les roches arides d'une montagne en été, etc. Au centre de l'étendue d'eau, les deux jeunes femmes voyageaient, Cassiopée attentive à ce qui l'entourait, alors que Sharah ne regardait même plus le paysage. Les yeux perdus dans le vague, elle semblait voyager au delà même du lieu dans lequel elles se trouvaient.

Le voyage était paisible, sans encombre, comme le fut le précédent. Sans doute était-ce parce que la Musicienne avait incorporé dans sa mélodie quelques notes de protection spéciale. Elle ne voulait pas perdre Cassiopée là où elles étaient. Cette croisée des chemins et des imaginations sous la forme d'un immense fleuve était l'endroit le pire pour laisser errer quelqu'un. D'ailleurs, elles arrivaient bientôt à la fin de leur voyage.

Un bruit commençait à se faire entendre, n'ayant, cette fois, rien n'a voir avec la musique. Un vague sourire flotta sur le visage de Sharah'In qui semblait sortir d'une rêverie profonde. Le bruit de chute d'eau devenait de plus en plus étourdissant, couvrant peu à peu la musique. Encore quelques minutes et la rupture avec le paysage était visible. Et la barque se dirigeait droit dessus, prenant de la vitesse.

Alors que la chute n'était plus qu'à quelques mètres, Sharah'In, un grand sourire aux lèvres, se leva pour jouer ses dernières notes, comme mue d'une inspiration soudaine. Le rythme se fit plus rapide, plus fort, surpassant le bruit naturel de chute d'eau, vague bruit de fond à sa mélodie.

Et alors qu'elle atteignait le point de rupture de sa musique, la barque chuta dans un vide sans fond...

... et dans des fauteuils moelleux, deux femmes ouvrirent les yeux.

Les uns après les autres les doigts de Sharah’In avaient lentement repris leur course sur les cordes d’Anamorphe. Ils évoquaient la brise légère véhiculée par un courant d’air qui éteignit chacune des flammes qui dansaient dans l’âtre de la cheminée.
Dans la pénombre de la pièce, Cassiopée désirait suivre ce courant d’air qui semblait vouloir la guider vers un nouveau voyage dont elle ne savait encore rien. Elle engagea donc ses pas dans ceux de la musicienne sans s’étonner de descendre les marches d’un escalier dont les fondements n’étaient pas dans les palais du Sang.
L’air qui remontait des profondeurs de la cave était chargé de terreurs qui n’étaient pas les siennes comme si le noir qui les entourait s’était chargé de dangers inconnus prêts à la prendre à la gorge. Elle sentait les muscles tendus et examina les traits crispés et le regard effrayé de sa compagne.
Ce fut un soulagement de se trouver sous les rayons d’un soleil que Cassiopée ne reconnaissait pas alors qu’elle y puisait toute l’énergie qu’elle était capable d’intégrer. De même elle capta la chaleur du sable comme une source de régénérescence lorsque ses pieds dénudés entrèrent en contact avec le littoral qui s’offrait à elle.

Un instinct profond lui interdisait de faire confiance en l’Enfant de l’Unique qui les avait attaqués dans le cimetière, mais la curiosité associée à une force irrésistible l’obligeaient à suivre cette ennemie potentielle dans l’embarcation qu’une femme leur livrait docilement.
Elles glissaient sur le fleuve silencieux sans dire un mot, laissant la musique envahir le paysage leur livrer des berges aussi luxuriantes que désertiques.
Le jeune femme était restée sur le ponton et demeurait à présent un point lointain que Cassiopée conservait en son esprit comme une curiosité supplémentaire dont elle souhaitait tout connaître. De même, elle voulait découvrir les sources de ce monde.
Plus elle avançait dans sa découverte, plus elle avait la sensation que ce monde n’était pas le sien, mais qu’il lui était offert l’espace d’un instant afin qu’elle en connaisse l’existence.

Elle en était là de ses réflexions lorsqu’un bruit étranger aux notes chantées par l’instrument de musique lui fit tourner la tête : Elles se précipitaient toutes deux vers une chute d’eau et leur embarcation entra dans les remous qui précèdent la venue de l’escarpement.
Elle se préparait au plongeon dans des eaux inconnues quand Sharah’In, debout, les yeux agrandis par l’envie, accentua le rythme et propulsa la barque vers le point de rupture à une vitesse telle qu’il lui parut certain d’aller se broyer sur les espars rocheux qui émergeaient de l’eau.
Cassiopée décida de se jeter à l'eau et se retrouva assise dans le fauteuil qu’elle douta alors avoir quitté. La brutalité du choc l’avait callée contre le dossier, le souffle coupé. Elle regarda la musicienne rayonnante, dont l’air victorieux était le gage d’un voyage d’une qualité extrême
Alors, soudain, Cassiopée l’envia.
Elle désirait retourner dans le monde ouvert par Sharah’In en utilisant ses propres moyens.
La simple évocation de cette pensée fit gronder son dragon intérieur qui puisait dans les prémices du Néant.
Il répondit mentalement à la question non exprimée :

- Oui, bien-sûr Cassiopée, j’ai gardé souvenir des traces du chemin. Mais il n’est que musical et les notes ainsi égrainées par Sharah’In se mêlent très vite aux paysages qu’elles évoquent comme autant de mini portes vers l’ailleurs. L’entrée n’est pas unique. Elle est aussi mouvante que l’intensité, la force et la douceur du toucher sur l’instrument.
Sharah’In est une mémoire sensorielle.

Conservant pour elle cette donnée Cassiopée s’adressa à la musicienne :

- Qui était cette femme qui était dans la barque ?

- Qui était cette femme qui était dans la barque ?

Sans détourner son regard des flammes, la jeune femme passa une main à son cou, dévoilant une fine cordelette de cuir, à laquelle était relié un pendentif. D'aspect ordinaire, sinon rustique, le bijou était un morceau de bois noir et de pierre noire, on n'aurait vraiment su le dire. Un fin entrelacs de ligne d'or serpentait sur l'une de ses faces, dénotant avec l'aspect grossier de l'objet. Celui-ci était maintenant à auteur des yeux de Sharah'In, qui le regardait, une sorte de mélancolie dans le regard.

- Y'éréa... L'histoire est longue. C'est aussi une Musicienne. Je l'ai rencontré il y a bien longtemps, pendant mon apprentissage. Je ne connais pas les détails. Tout ce que je sais, c'est qu'elle est aujourd'hui morte, mais pas de n'importe quelle façon. Elle est morte alors qu'elle voyageait par la Musique. J'ignore ce qui a causé son décès. Elle l'ignore aussi, à vrai dire. En fait, quand on y pense, elle ne sait pas grand chose. Sa mémoire semble en partie s'être évaporée... sans doute un effet secondaire de son passage dans l'au-delà...

La jeune femme semblait réfléchir à voix haute, parlant pour elle-même plus que pour son interlocutrice.

- Il semble qu'il y ait un lien entre elle et ce pendentif. La première fois que je l'ai rencontré, je venais de le trouver. Le soir, j'ai joué, pour m'évader, comme je le fais parfois. Comme à mon habitude, je suis allée à la Croisée des Chemins, là d'où nous venons. Elle était là, sur la plage, les pieds dans l'eau. Nous avons parlé un petit peu. Elle ne se souvenait de rien à ce moment là. Pour elle, tout était réel, tout était le monde qui l'avait vu naître. Peut-être est-ce vrai, d'une certaine façon. A-t-elle perduré dans ce monde ou simplement est-elle revenue à la vie ? Survie, ou renaissance ? Je l'ignore. Elle aussi apparemment. Du moins, si l'on en croit ce qu'elle dit. Les souvenirs sont revenus petit à petit. Elle s'est souvenue qu'elle était Musicienne, mais ne savait plus jouer une note. Alors, je lui ai appris.

Le silence se fit alors que la Musicienne rangeait son pendentif.

- Son niveau est encore moyen cela dit... En tout cas, j'ignore s'il existe un lien entre le pendentif et elle. Je le garde, au cas où. Il serait dommage de perdre une compagne de voyage sur qui je n'ai pas à veillé... Et son manque de conversation est apaisant, quelque part...

Cassiopée était toute ouïe. Elle espérait des réponses aux innombrables questions qu’elle se posait suite aux révélations que lui faisait Sharah’In. Elle regardait le bijou que la musicienne serrait encore entre ses doigts comme s’il s’agissait d’une amulette.

Elle songeait aux mondes qu’elles venaient de parcourir avec Sharah’In. Chacun de ses trois voyages qu’elle venait de faire l’avait placée devant des dangers dont l’Enfant de l’Unique l’avait préservée en dernier lieu. Elle ne pouvait dire si la musicienne était à l’origine des menaces où si elle se contentait de lui montrer le chemin et quittait son univers musical lorsque celui-ci devenait trop risqué.

Y’éréa est muette ? Vous ne l’avez jamais entendu parler ?

Vous croyez qu’elle peut être née sur le monde dans lequel vous m’avez menée ? Vous ne l’avez jamais rencontrée ailleurs que là-bas ?

Cassiopée avait parlé avec calme et circonspection malgré la déferlante de questions qui lui venait à l’esprit et qui se trouva arrêtée par la raison. Sharah’In semblait avoir un besoin inassouvi de paix. Ceci obligea la Protectrice du Sang à considérer son invitée forcée comme un individu qu’il convenait de découvrir avec précaution.

Y’éréa est muette ? Vous ne l’avez jamais entendu parler ?

Vous croyez qu’elle peut être née sur le monde dans lequel vous m’avez menée ? Vous ne l’avez jamais rencontrée ailleurs que là-bas ?

Tout en rangeant le pendentif à la place qui avait toujours été la sienne, Sharah'In réfléchissait. Elle se doutait que les questions se bousculaient dans l'esprit de Cassiopée. D'une certaine façon, elle lui était reconnaissante de ne pas l'assommer avec. Malgré tout, elle devait bien lui donner une réponse, même si celle-ci posait plus de questions supplémentaires qu'elle ne résolvait l'interrogation primaire.

- Au sens où vous entendez le terme "muette", oui. Sa façon de communiquer est bien différente de la nôtre, présentement du moins. Au début, elle esquissait quelques mots, à la manière des nouveaux-nés. Mais ce monde est celui de l'Imagination pure, du Mental du guide. Pour schématiser, et simplifier le concept, nous avons voyagez dans mon esprit. Or, le langage de l'esprit n'est pas les mots, n'est-ce pas ? Images, sensations, pensées, voilà le moyen de communiquer.
Pendant nos trois voyages, aucune de nous deux n'a parlé. Pas un mot, pas un son. En avez-vous seulement eu envie ? Ou éprouver le besoin de mettre des mots, trop peu expressifs, sur ce que vous aviez vu ou même senti ?
Par conséquent, oui, Y'éréa est muette. Mais son moyen de communiquer est autrement plus pur...

Quant à votre seconde question, j'y ai répondu en partie, déjà. D'une certaine façon, il est sûr qu'elle est née dans ce monde. Mais la vraie question c'est s'il s'agit d'une naissance ou d'une renaissance. Lorsqu'elle a commencé à retrouver des bribes de mémoire, si l'on peut appeler les choses ainsi, certains souvenirs ne venaient clairement pas de la Croisée des Chemins. Surtout, que, d'une certaine façon, elle réside dans mon esprit, toujours pour schématiser. Or, s'il y a une chose que je sais, c'est le contenu de ce monde. Enfin, celui que j'ai exploré. On pourrait toujours émettre l'hypothèse qu'elle viendrait d'une contrée sombre et passée sous silence, il en existe et ce sont les endroits les plus dangereux qui soient. Mais j'en doute. Sa méconnaissance musicale, née, semble-t-il, de sa naissance ou renaissance, la rende incapable de se déplacer dans ce monde sans guide. Elle n'aurait jamais pu arriver jusqu'à la Croisée.

Pour résumer, les réponses à vos questions sont : non et non.

Sharah'In ferma les yeux quelques secondes, plongeant le monde dans une obscurité apaisante. Rouvrant les paupières, elle tourna son regard vers Cassiopée, interrogative à son tour.

- A mon tour, si vous le voulez bien. Pourquoi tout ceci vous intéresse-t-il à ce point ? Vous qui chevauchez des dragons, en quoi de la Musique peut susciter pareil intérêt ?

Le silence entre les deux femmes avait tant régné depuis qu’elles se faisaient face que Cassiopée fut presque surprise d’entendre Sharah’In s’exprimer en formulant de longues phrases ininterrompues. Elle semblait profondément intéressée par la jeune femme qu’elle venait de quitter, cette inconnue qui ne se connaissait pas elle-même.
Les questions affluaient dans l’esprit de Cassiopée à mesure que la musicienne racontait sa première rencontre avec Y’éréa. Elle entendait l’Enfant de l’Unique évoquer le monde dans lequel elle s’était aventurée comme étant sa propre création et elle mourait d’envie d’en connaître un peu plus à ce sujet.
Mais elles se turent quand Sharah’In l’interrompit en la questionnant sur le but de ses propres recherches :

- A mon tour, si vous le voulez bien. Pourquoi tout ceci vous intéresse-t-il à ce point ? Vous qui chevauchez des dragons, en quoi de la Musique peut susciter pareil intérêt ?

Chevaucher des dragons ! Cassiopée ne put s’empêcher de sourire à cette évocation bien réelle mais si limitative confrontée à la relation intime qui la liait avec Issac. Comment expliquer à son interlocutrice la dualité qui s’exprimait en elle à chaque instant ? Cette dualité était telle qu’elle lui ouvrait la voie vers l’infini d’une manière qu’aucun être vivant ne pouvait concevoir.

- La Musique n’est pas seule intéressante dans votre cas. Vous paraissez l’utiliser comme un moyen de communication à part entière puisque qu’elle vous mène elle-même, et au sens propre, par un biais que je ne connais pas, vers un monde d’une richesse infinie. Elle ne se contente pas de l’évoquer, elle le crée littéralement. C’est cette part de création pure qui m’intéresse.
J’ai sur le corps la marque que des êtres vivants ont laissée sur ma peau.
La Confrérie du Sang est profondément intéressée par la Création. Vous être créatrice par le biais de votre instrument. A ce titre vous me passionnez.

Pourriez-vous agir sans Anamorphose ? Un autre que vous pourrait utiliser Anamorphose ?

Pourriez-vous agir sans Anamorphose ? Un autre que vous pourrait utiliser Anamorphose ?

- Tout d'abord, il serait erroné de réduire ma Musique à un simple moyen de communication. Cet aspect là est largement secondaire. La parole, le fait de formuler des idées, tout ceci est largement annexe lorsque l'on voyage dans le Monde de quelqu'un. Il faut, au contraire, faire attention à ce que l'on veut formuler. Chez les novices, rien que de penser peut avoir une incidence sur la Musique elle-même. Fort heureusement, ce "défaut", qui peut s'avérer dangereux, ne perdure pas au delà des premières semaines d'enseignement...
Pour répondre à votre dernière question, oui et non. Je pourrais jouer sur un autre instrument qu'Anamorphose à la seule condition que ledit instrument ait été fabriqué spécialement pour moi, et par un artisan spécialisé. Cependant, cela demanderait un apprentissage très long, plusieurs années voire plus, avant d'atteindre la maîtrise que j'ai aujourd'hui. Et ça ne pourrait combler le vide d'avoir perdue Anamorphose. Il existe un lien qui unit un Musicien et son Instrument. Un lien fort. Anamorphose est une partie de moi, irremplaçable d'une certaine manière.
De la même manière, personne ne pourrait utiliser Anamorphose. Et ce, même après ma mort.

Inconsciemment, Sharah'In caressait du bout des doigts sa fidèle compagne. Non, elle ne pourrait vivre sans elle. A la manière des inséparables, ces petits oiseaux si joyeux, elle ne pourrait sans doute jamais se remettre de la perte de sa compagne. L'instrument était une part entière de son être, de son âme, vibrant sur la même fréquence.

Plus elle y réfléchissait, plus Sharah'In se demandait si elle n'en disait pas trop. Et pourquoi se confier, finalement, à une Confrérie ennemie ? D'un autre côté, elle ne faisait qu'être prudente. Après tout, elle était entre leurs mains, d'une certaine manière. De toute façon, elle ne voyait pas, dans ses paroles quoi que ce soit de compromettant, ou risquant de la mettre en danger. Elle ne livrait pas de faiblesses, au contraire, elle dévoilait le risque qu'il y avait à glisser dans le Monde qu'elle créait au gré de sa Musique. Et s'ils s'en prenaient à Anamorphose... et bien... elle aurait sans doute d'autres talents à leur montrer pour leurs faire payer cher.

Un question lui brûlait cependant les lèvres :

- Finalement, qu'est-ce que je suis pour vous ? Captive, invitée, rat de laboratoire ?

La porte s'ouvrit brusquement et entra un Prince au regard mauvais, laissant paraître sur ses traits ineffables une rage contenue, celle d'un homme qui a besoin de se défouler. Le chambranle de la porte céda dans un craquement violent quand il claqua la porte. Portant son regard sur les deux femmes il prit une pause avant de jeter quelque mot vers Cassiopée.

Des cargaisons de marchandise ont été détournées à Galvorn. J'ai... châtié les fautifs. Veuillez me pardonner mon retard.

De sa main droite tomba une tête ensanglantée qui vint rouler jusqu'aux pieds de Sharah'in avant d'arrêter sa course, le visage tuméfié en sa direction. Le cadavre sans tête reste longtemps à échanger une conversation de mort avec l'étrangère jusqu'à ce que le Prince l'envoya valdinguer plus loin d'un coup de pied. Rangeant sa lame propre dans son fourreau il attrapa une chaise puis s'assit près du feu en se tendant vers les flammes comme s'il espérait sentir une trace de brûlure. Mais il ne pouvait rien ressentir ; parfois il oubliait - corps d'emprunt. Quand il parla à Sharah, c'était pour corriger son propos:

Une anamorphose n'a pas qu'un seul Maître, mais son harmonie est nécessairement différent. Il existe chez les Dieux anciens que vous oubliez trop souvent des artéfacts semblable capable d'épouser le courant des essences et de jouer avec les harmonies intérieures que nous percevons trop mal généralement pour les ressentir. Tu as certes tissé des lien avec Elle qui la rendent plus difficilement maîtrisable mais tu n'es pas dans un monde d'humain ici. Nous sommes d'une autre origine et la composition de ton art ne nous est pas étrange. Seul une chose reste mystérieuse. Comment un sang...impur peut l'utiliser.

Se relevant et attirant à lui l'instrument, il déposa deux doigts sur les cordes tout en fixant jusqu'à s'en brûler l'étrangère. Ce n'était qu'un instrument comme catalyseur. Dans l'espace d'une seconde son doigt s'arma d'un ongle acéré et griffa le cou de SHarah pour récupérer une goutte de sang qu'il déposa sur ses lèvres. Et s'humectant de son odeur, de son flot, il tenta quelque notes. D'abord réticent, réfrénant le son l'anamorphose engagea une lutte étrange ou la main ne semblait pas jouer les sons produits.

J'avais oublié un détail. Si l'essence est lié à la musique, le sang saurait tellement révéler sans qu'on te force à parler...

Le Prince commença à jouer une lente mélodie, se heurtant parfois à la révolte de l'instrument, réprimant par ses connaissances nouvellement acquises les habitudes de l'anamorphose et murmurant dans un langage obscur que seul les antiques Princes du Sang pouvaient connaître les rites des Artefacts il rendit docile peu à peu cette harmonie essentielle au fond duquelle l'âme de l'étrangère baignait.

Ce fut à son tour de modeler la réalité, élevant dans les yeux des personnes présentes des barreaux d'aciers encerclés de ronces et d'horizons incertains plié en fragments ; tout ce monde semblait instable perdu dans le doute et la confusion. Aux périphéries des dragons sombres crachaient des feux vers celle qui était attaché au centre: Sharah. Elle était lié a un monolithe par la seule force du vent qui l'obligeait a coller sa peau contre la pierre rocailleuse. Et du fond de cet espace sans nom la voix du Prince apparaissaient en bribe.

La seule chose qui m'ennuie c'est... qui te l'a procuré?

La seule chose qui m'ennuie c'est... qui te l'a procuré?

La jeune femme ne pu contenir sa fureur plus longtemps. D'un geste brusque et rageur, elle arracha Anamorphose des mains du Prince, lui jetant un regard venimeux. L’ersatz de création qu'il avait tenté d'ébaucher s'évanouit dans les airs alors qu'elle se réinstalla dans le fauteuil, non sans l'avoir écarté de lui. Quelques gouttes de sang descendaient paresseusement le long de son cou. D'un geste, elle essuya le tout. Anamorphose serrée contre elle, elle daigna finalement ébaucher une réponse, sur un ton si méprisant qu'il changeait du tout au tout avec ce que Cassiopée avait pu voir jusque là.

- Si vous savez déjà tout, ou croyiez le savoir, je ne vois pas ce que je fais ici, à répondre à ses questions avec, il me semble, bonne volonté. De plus, il existe une différence entre "des" anamorphoses et Anamorphose, avec un majuscule et qui ne souffrirait jamais d'un "s" de pluriel. Si ma version ne vous convient pas, sans doute est-ce parce que je parle de choses que vous ne connaissez pas.

Le ton était sans appel, ne souffrant ni de répliques, ni même de contradiction. Jusqu'à présent, elle avait apprécié l'entretient, celui-ci prenait une tournure qui ne l'enchantait guère. L'ennemi qu'elle s'était faite dans le cimetière et avec qui elle pensait pouvoir affaiblir les différents était devant elle, pédant, à vouloir parler de ce qu'il ne connaissait pas. Elle n'avait jamais considéré l'ignorance comme un défaut, bien au contraire. Mais la prétention de croire qu'on détient un savoir et étaler ces erreurs comme s'il s'agissait de fait, cela l'irritait passablement.

- Et faite quelque chose pour ce cadavre avant qu'il ne commence à sentir trop fort. Vous auriez quand même pu éviter de faire votre démonstration de force puérile dans un espace clos.

Ho...

Ce fut la seule réaction du Prince qui refermait sa main. Il jeta un regard indifférent au cadavre incriminé avant que celui ci ne s'embrase.

Ce n'est pas montre de force c'est juste que nous avons l'habitude de ramener des bout de chair pour les dragons ; mais au final la viande doit être devenu un peu rance, ils n'en voudront sûrement pas.

Il se rassit dans sa chaise. La main qui avait porté l'Anamorphose tremblait légèrement. Sur la base des doigts, il y avait comme des brûlures qui se poursuivaient sur le dos de la main. Ses yeux se noyèrent dans le feu. Son triple iris sembla se rétracter pour ne former plus qu'une pupille au reflet embrasé par la vision qui dansait dans l'âtre. Prenant ce temps d'essayer de comprendre ce qui c'était passé, il resta longtemps immobile et silencieux.

Sur son cou courrait parfois des veines gonflées qui disparaissaient aussitôt. C'est comme si son corps continuait de combattre un être invisible. Quand enfin germa une idée dans sa conscience il tourna lentement la tête vers SHarah 'in.

Je me suis trompé. Tu ne nous es peut être pas utile. Il n'est peut être que le prolongement de ton existence au delà de toi même. Il ressemble à ces couronne des Princes héritiers. Quand on leur ôtait, leur tête tombait de côté comme si elles n'avaient jamais été attachées au reste du corps. Un produit de leur âme s'était cristallisé un jour dans cette pierre basaltique ; et leur nom était né ainsi. A chaque changement de phase, le nouvel héritier ôtait la couronne, tuant l'ancien Prince et mêlant la nouvelle chair à la pierre subissait la même malédiction.

Jetant un objet - une croix enserrée par un dragon - en direction de l'Etrangère,il continua en murmurant :

Les objets consacrés sont plus ou moins nombreux, et plus ou moins puissant selon les rites. J'utilise celui la pour... torturer les humains. C'est une relique de Shyon. En l'occurrence quand on le dépose sur le coeur d'un homme, la croix cherche à dévorer son âme. Il paraît, lorsqu'on subit la morsure, que l'on sent quelque chose au fond de nous s'arracher et s'enfuir en dehors de soi. D'après toi que se passerait-il si l'objet touchait ton Anamorphose?

Dans sa voix, il n'y avait ni l'accent d'une menace ni celle d'une intention proche. Il semblait raconter une histoire, et poser des questions avec l'innocence d'un homme curieux. Quand son visage fixa Sharah, on put lire sur sa peau le dessin des arabesques croissant sous l'influence de la croix. Le corps du Prince réagissait instinctivement à l'objet comme pour s'harmoniser avec lui.

Peut être n'est ce pas un artefact, même s'il semble s'en approcher. Ce n'est peut être pas de la vie que tu crées quand tu joue. Peut être uniquement des illusions, des chimères saturées de sens. Peut être est ce plus je ne sais pas. Mais c'est important tu sais, de nous dire comment tu l'as obtenu. Nous savons beaucoup de chose sur ce monde, mais nous ne savons pas cela. Cela...nous ennuie.

Il ne parlait plus, sa langue s'était muée en voix sans origine qui siégait dans la conscience de Sharah'in autant qu'un écho. Seul ses yeux conversaient, charriant des infinités de couleur au dedans des trois iris.

La jeune femme observait son interlocuteur sans mot dire. Radoucie, elle écoutait ce qu'il avait à dire, mais toujours une certaine méfiance à son égard. D'une certaine façon, elle retrouvait un peu d'Anamorphose dans ce que le Prince lui avait raconté. A la différence qu'elle n'avait jamais prétendu créer la vie.

- La différence entre vos artéfacts et mon Anamorphose se situe sans doute dans cette idée de création. Je voyage sur quelque chose de préexistant : l'esprit, l'imagination, appelez ça comme vous voulez. Quant à savoir qui me l'a donné, la terminologie n'est pas totalement exacte. Comme je l'expliquais à Cassiopée avant votre arrivée, l'Instrument que vous voyez ici a été conçu spécialement pour moi par un artisan spécialiste. De là d'où je viens, il en existe peu, peut-être un par classe d'instrument, voire moins. Leur processus de création reste le mystère le mieux gardé, à la fois parce qu'ils ne le transmettent qu'à leurs très rares apprentis, et aussi par respect pour ceux qui font vivre notre art.
Voyez, je ne vous apprends pas grand chose de plus...

L'évocation de ceux que les siens appelaient les Maîtres lui arracha un soupir. Elle se refusa cependant à creuser dans ses souvenirs, de peur de manquer de réactivité au cas où. Dans son esprit, Sharah'In ferma soigneusement toutes les portes menant à ses pensées et ses souvenirs. Grâce à Anamorphose, elle avait l'expérience nécessaire pour rendre son esprit parfaitement hermétique à toute intrusion. Elle ne savait pas vraiment ce qui l'avait poussé à faire ça, mais une intuition lui soufflait qu'il était temps qu'elle verrouille en elle-même certaines choses.

A l'évocation d'un processus de création, le visage du Prince se raidit et bousculant sa chaise en se levant il s'approchant de l'Etrangère, plaçant à quelque centimètre de son visage le pendentif qu'il avait évoqué plutôt. Plus agressif dans sa voix il murmura :

Et si tu nous emmenais voir ton artisan spécialiste? Je suis certain qu'il serait très heureux de nous recevoir... . Et je suis sûr que tu serais ravie de nous y emmener, n'est ce pas.

Peu à peu le pendentif s'approchait, et malgré la main tremblante du Prince il parvint à maintenir l'objet presque collé à sa joue. Dans ses yeux il n'y avait plus que des iris comme des abysses sans fond ou pas une couleur ne semble dominer, où toutes s'affrontent dans une myriade d'arc-en-ciel. La main droite de Sanz s'approche de Sharah jusqu'à se poser sur son épaule et remonter lentement vers son cou puis ses joues. D'une caresse légère et tendre, il échappa un sourire:

Une peau soyeuse et tendre. Je ne veux pas l'abîmer. Je veux seulement le rencontrer. Lui parler un peu. Nous avons beaucoup de questions, toujours des questions. Et tu as visiblement du mal à nous répondre par toi même. Alors ton ami artiste peut peut être t'aider, n'est ce pas?

Dans son dos Cassiopée restait immobile dans une attitude sereine comme si elle n'attendait rien de la scène sinon que le Destin s'écrive, tel qu'il devait être.

Elle s'y attendait. A peine avait-elle évoquer l'oeuvre des Maîtres, qu'elle avait vu s'allumer une lueur d'intérêt dans les yeux du Prince. Et peu à peu, la lueur s'était transformer en un regard profond, abîme insatiable de connaissances, avide de savoir, de démêler cette histoire qui lui échappait. Sharah'In allait avoir du mal à lui expliquer qu'il allait être impossible de répondre à sa requête.

- Sans vouloir vous offenser, ça risque d'être impossible. Et pour plusieurs raisons : la première, c'est que je ne viens pas de ce pays. Je ne suis pas originaire de Ter Aelis. J'ai échoué ici par hasard, à vrai dire. La deuxième, c'est qu'il est quasiment impossible de trouver l'un des Maîtres. Ce sont eux qui nous trouvent, lorsque l'Initiation prend fin, lorsque l'on est prêt à recevoir notre Instrument. La troisième raison, c'est tout simplement ce que j'évoquais plus tôt, sur le fait que leur art est le secret le mieux gardé de tous les temps.
Je suis désolée, il va falloir vous contentez de mon ignorance partielle en la matière.

Sharah'In attendit que le Prince la lâche et s'éloigne de son visage. Une main crispée sur Anamorphose, son regard dériva vers Cassiopée, qui semblait aussi neutre qu'un bloc de marbre. Finalement, elle se retourna vers le Prince :

- Cependant, j'aimerai assez, au nom des relations qui existent entre nos deux confréries, que vous évitiez de me faire quoi que ce soit. Comme "abîmer une peau soyeuse et tendre". Qu'en pensez-vous ?

La réponse que Sharah’In avait apportée aux interrogations de Cassiopée ne satisfaisait pas sa curiosité. Elle entretenait seulement la méfiance qu’elle éprouvait à l’égard du pouvoir créatif qui était exalté par l’instrument. Elle s’apprêtait à enjoindre Sharah’In de s’abandonner à la confiance quand l’arrivée tonitruante de son confrère vint mettre un terme à l’échange introspectif entrepris avec l’Enfant de l’Unique.
Celui-ci revenait d’une mission de reconnaissance en Galvorn et sa mauvaise humeur était égale à la sensation de mal être de son âme tiraillée entre l’Appel Sombre et son accroche désespérée à des bribes d’une chair qu’il avait fait sienne.
Cassiopée mesurait l’empreinte sombre qui s’étendait sur l’âme complexe du Prince.
Portée par sa colère, Sanz se livrait à un ballet autrement agressif avec la musicienne et Cassiopée observait la moindre crispation sur le visage ou dans un geste à peine évoqué par Sharah’In qui révèlerait un mensonge ou une peur cachée.
Le visage aussi fermé, elle mesurait à présent Sharah’In comme on le fait d’une ennemie potentielle.
Les échanges violents qui venaient de l’opposer au Prince régnant n’avait fait qu’amplifier l’intérêt qu’éprouvait Cassiopée pour la femme et son instrument.
Lentement, elle vint se placer entre Sanz et Sharah’In, comme pour faire écran entre les protagonistes engagés dans la bataille de la connaissance.
Elle aurait voulu aller plus loin dans l’investigation de la relation qui existait entre l’humain et la musique. Et ce fut-elle qui répondit à L’Enfant avant que Sanz ne riposte.

- Nous n’oublions jamais que nous nous sommes rencontrés sur un terrain que nous croyions neutre et que vous nous êtes tombés dessus alors que nous ne vous avions rien demandé. Les combats n’ont été que de votre fait. Pourtant, je crois qu’ici personne ne peut oublier que le bras de votre Primat fut arrêté par l’Unique en personne et qu’à ce titre, vous ne pouvez encore nous exterminer ainsi que vous auriez aimé le faire. Pardonnez donc à notre Prince sa rudesse. Il a encore le souvenir des agressions des vos confrères dans la peau.

Elle convia Sharah’In à se rassoir et d’un regard pria Sanz d’en faire autant.
Sharah’In s’assit avec hésitation tout en serrant Anamorphose contre elle, mais Sanz ne bougea pas.

- Je sais ce qu'il en est. Et plus j'y songe, moins j'arrive à me souvenir des raisons exactes de ma présence là bas, pour tout dire. Erreur de jeunesse, comme on dit, non ?
Mais passons, ce ne sont que des menus détails. Cela dit, bien que j'apprécie votre tempérance dans la situation actuelle, celle-ci ne va rien changer de ma précédente réponse. Je ne vais pas vous mentir et vous dire que vous m'en voyez navrée, mais tout de même. J'admets bien volontiers que cela n'arrange pas vraiment nos problèmes actuels ni ne fait avancer la situation. Mais c'est un fait.

La jeune femme se tut, haussant les épaules pour souligner ses paroles. Son regard se posait tour à tour sur Cassiopée et Sanz, mi-méfiante, mi-désolée. Elle restait cependant ouverte à la conversation, ou aux interrogations, mais il ne fallait pas s'étonner de certaines réponses.

Le silence s'était éternisé. Sharah'In ne savait trop combien de temps il planait dans la pièce et elle n'en avait que faire. Son esprit, lui, s'emplissait de mélodie qui s'épanouissait dans le silence. Elle n'était dérangée que par les modulations de sa pensée. Et elle appréciait ces moments où la productivité remplaçait la gêne ou le malaise.

Isolée en elle-même, le temps suivait son cours sans impacter sur Sharah. Le plus difficile était de réfréner ses envies de caresser les cordes d'Anamorphose, qu'elle tenait contre elle. Muée dans ce silence, elle ne voulait pas que l'on comprenne qu'en réalité, elle s'était désintéressée de tout cela depuis longtemps. D'ailleurs, si l'échange se poursuivit entre Sanz et Cassiopée, elle n'en eut ni conscience, ni n'en tira la moindre bribe.

Tout ce qu'elle sait, c'est que désormais, Cassiopée se tenait là, devant elle, dardant son regard sur elle.

- Et bien ?

L'orage semblait passé. Elles pouvaient continuer.