Goldmund
Nombre de messages : 2123 Age : 36 Localisation : Plus loin qu'ailleurs Date d'inscription : 23/12/2007
| Sujet: [Auteur] Franz Kafka Lun 30 Juin - 14:09 | |
| Franz Kafka : Une écriture paranoïaque
Kafka est obsédé par le regard. Son œuvre toute entière pourrait se résumer en un tiraillement perpétuel entre deux dynamiques : l’exhibition et l’occultation. Il faut soustraire le corps abject du héros kafkaïen, frapper d’inexistence une nature qui blesse les regards, tout autant qu’il est plaisant de montrer ce corps - ou pour mieux dire – de le jeter en pâture à la foule. L’esthétique kafkaïenne est fondamentalement une esthétique sadomasochiste. Il y a une victime : le protagoniste, il y a aussi un bourreau : autrui.
La victime se caractérise toujours par son innocence – K ignore pourquoi il est inculpé, Samsa ignore pourquoi il se transforme – mais cette innocence est modulée par un profond sentiment de culpabilité, et c’est-là une preuve suffisante pour le condamner. Le héros kafkaïen est à l’image de ces figures mythiques que l’on trouve dans la tragédie racinienne : puisque le destin s’acharne sur elles, il faut bien qu’elles soient coupables, qu’il y ait une raison à tout cela. La punition précède la faute, et selon une logique cruellement biaisée, la punition appelle la faute. Comme le fait remarquer Roland Barthes (Sur Racine), la victime excuse sans cesse son bourreau, elle consent à se rendre coupable, dans la mesure où il est inconcevable pour elle que le destin soit injuste, qu’elle puisse être punie tout en étant innocente. Que ce soit chez Racine ou chez Kafka, la finalité est du reste la même : il faut inspirer au lecteur la crainte et la pitié.
La culpabilité chez Kafka n’est pas seulement un sentiment, c’est une marque physique qui le distingue des autres, elle le hisse au centre des regards – en cela, la culpabilité apparaît clairement comme une forme de narcissisme. Cependant l’objet que l’on exhibe n’est pas un modèle, c’est tout au contraire un objet d’affliction. Il y a une jouissance sadique à montrer l’homme parvenu au dernier degré de la déchéance, comme pour dire : « voici ce qui vous répugne, ce qui devrait être caché, me voici, moi, dans toute mon ignominie ». Qu’il soit cafard ou jeûneur amaigri, reposant mollement dans sa petite cage de fer, le héros kafkaïen a perdu toute dignité, toute humanité : il répugne autant qu’il fascine. Il n’existe pas hors du regard d’autrui, car c’est autrui qui le façonne. Aussi, le protagoniste de la nouvelle Un artiste de la faim prend-il plaisir à se montrer à la foule, et la foule prend-elle plaisir à le voir. Que la foule se détourne de lui, et il n’existe plus, il meurt, jusqu’à son cadavre que l’on oublie quelque part au fond d’une ménagerie (cf. illustration).
Il y a chez Kafka cette obsession du jugement. Montrer, c’est soumettre la victime à la sentence d’autrui, à celle du Père – certains écrits tels que Le Procès ou Le Verdict sont assez révélateurs de cette thématique – ; aux antipodes, cacher, c’est retarder le plus possible le moment fatidique où la victime devra se montrer. Ce moment est soigneusement préparé, mis en scène pourrait-on dire. A la manière d’un acteur qui soignerait son entrée, le héros kafkaïen est un show-man. Le passage de l’ombre à la lumière, de la solitude d’une chambre close à l’ouverture sur la société, est avant tout une transition d’ordre métaphysique : l’on passe du rêve à la réalité, de la pensée à la forme. Dans une certaine mesure, c’est à ce moment-là que la culpabilité arrive à maturation, qu’elle se concrétise, explose. C’est le moment tragique où tout se dévoile. En schématisant quelque peu, l’on arrive à un déploiement en trois actes : prise de conscience de la faute (le personnage est inculpé), tentative d’occultation de cette dernière (le personnage présente sa défense), révélation finale débouchant souvent sur la mise à mort (le personnage est condamné).
Le jugement possède deux caractéristiques primordiales : primo, il se prononce toujours à l’encontre du héros, deuxio, il est unanime. Peut-être faut-il voir dans le détachement apparent du narrateur vis-à-vis du personnage, l’expression même de cette unanimité. Loin de s’identifier à son héros, l’instance narrative semble incarner la doxa, l’opinion publique. Cette entité vague mais omniprésente, fondamentalement hostile, c’est une fois encore un regard étranger pointé sur la victime, une condamnation latente. Que l’humour noir se substitue à toute empathie est du reste très révélateur de ce phénomène : nous ne plaignons pas le héros kafkaïen, nous nous rions de lui, nous le trouvons ridicule. Pour autant, il ne faut pas s’y tromper, c’est bien lui-même que peint Kafka lorsqu’il s’essaye à l’écriture. Le récit kafkaïen est un récit paranoïaque, dont la principale qualité est d’épouser la forme même de ce dérangement psychique : c’est un mouvement qui tend vers l’exclusion, la contraction, le barricadement . Le protagoniste entre au-dedans de lui-même afin de ne laisser aucune trace de son passage dans la sphère textuelle : et c’est dans le néant de l’interligne que l’auteur et son personnage se retrouvent, se confondent, et s’annulent.
Oscillant sans cesse entre pudeur et intimité, introversion et prise de distance, la frustration et la paranoïa sont un seul et même grondement qui s’élève, triomphant, dans le récit kafkaïen, balayant tout sur son passage : le réel, le vraisemblable ; jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, et que l’auteur puisse jouir de ce repos éternel qui est celui du coupable, enfin condamné.
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Franz
Nombre de messages : 3379 Age : 33 Localisation : Les Biscuits Roses Date d'inscription : 03/07/2008
| Sujet: Re: [Auteur] Franz Kafka Sam 14 Jan - 16:13 | |
| C'est toujours jouissif de parler de littérature avec toi à Bordeaux. Je n'ai jamais commenté cet article sur Kafka. Si tu repasses par là David, ton article est fantastique. Tu es brillant. | |
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