Le premier sas est actionné par l'équipe de techniciens. Il s'ouvre lentement, dans un bruit de chaudière mal entretenue, à grand renfort de vapeur. Je contemple une dernière fois la douce lumière du soleil jouer sur les reflets de l'eau et me prépare mentalement à passer peut-être plus d'une semaine sous presque douze kilomètres de flotte. Ça va être une journée entière de décente via des ascenseurs diagonaux, puis encore deux jours de marche au travers des boyaux médians. Enfin, un nombre variable de jours à se frayer un chemin dans la zone limite, qu'il faudra bien sûr refaire dans l'autre sens, jusqu'à notre objectif.
Qui aura largement eu le temps de crever d'ici là.
* * *
L'équipe monte juste après moi dans la cabine. C'est un des premiers ascenseurs à avoir été installé, un mastodonte de puissance capable de monter et descendre des tonnes de matériel, ce qu'il fait d'ailleurs chaque jour avec brio pour approvisionner la foule de techniciens et de chercheurs qui grouille dans les boyaux primaires et médians. Parfois, il lui arrive aussi de servir de transport particulier à des équipes plus réduites, comme la notre.
On nous parque dans un angle de l'immense plateau qui sert de cabine, à l'opposé du matériel hautement technologique qu'ils embarquent dans des caisses capitonnées et en nous jetant des regard soupçonneux, sans doute censés vouloir dire "n'osez même pas respirez à moins de deux mètres de ces caisses, bande de sauvage".
– Tu parles, me souffle Abraham à l'oreille. Comme si on allait leur casser leurs jouets.
La voix cassée d'Abraham me fait sourire. On a beau être payé par la Compagnie pour assurer la sécurité des équipes de recherche et d'exploration (E.R.E), ils nous traitent toujours comme des bons à rien indignes de leur confiance, et encore moins de notre salaire.
On ne peut pas foncièrement leur donner tort.
Le plus drôle, quand on y pense, c'est que la Compagnie nous fournit gratuitement armes et équipements, en plus de notre honteux salaire. Il faut dire, les petits actionnaires frileux prennent très au sérieux la notion de dividendes annuelles, et une compagnie privée d'exo-archéologie qui ne prend pas compte du bien-être et de la sécurité de ses chercheurs est une société mal cotée. C'est l'une des raisons grâce à laquelle Roc tient entre ses grosses mains pierreuses l'un des derniers modèles de mitrailleuse lourde mobile à trépied, qu'il manipule comme un jouet (L'autre raison étant qu'on refuse rarement quand un troll pointe du doigt un objet précis dans le catalogue et vous dit "Je veux ça dans la prochaine livraison").
Résultat, ils peuvent nous traiter de tous les noms et se comporter avec nous comme avec des babouins de 13 de QI, il n'empêche que lorsque l'une de leur E.R.E vient à rompre tout signal, c'est la bande des Couvreurs de Lynd Benett qu'ils appellent en pleurant. Autrement dit, moi et mes gars.
L'ascenseur descend paresseusement le long de son rail posé en biais. Les larges parois de verre nous permettent de savourer la vue des rayons du soleil ondoyant au travers des eaux hautes, éclairant les premiers boyaux couverts d'anémones et de coraux de la Fosse.
La Compagnie a trouvé ici l'une des plus juteuse mine d'or de toute l'histoire de l'exo-archéologie avec la Fosse. Une faille sous-marine de la taille d'un océan, remplie de ces trucs qu'ils ont scientifiquement appelé boyaux. Des tuyaux de verre, de pierre et de métal en quantité innombrable, s'enfonçant toujours plus loin dans les profondeurs, connectés les uns aux autres par de larges passages en obliques, ou dans le pire des cas par une suite de barreaux d'échelle interminable. C'est dans les plus grands passages qu'ils ont placé les ascenseurs, à condition que les deux boyaux joints aient été entièrement déclarés "sains".
Personne ne sait jusqu'où se prolongent les boyaux en profondeur, car il est tout bonnement impossible de savoir jusqu'où s'enfonce la Fosse. Les scans orbitaux n'ont rien donné, tout comme les analyses en surface. Même depuis l'intérieur des boyaux médians il est impossible d'obtenir des résultats: les relevés sont en permanence floutés ou incompréhensibles, rapportant des signaux d'espace à ciel ouvert ou encore de falaises rocheuses en plein milieu de notre position.
Pour ma part, la Fosse peut bien s'enfoncer jusqu'au noyau de ce foutu caillou, je m'en fous. Et la Compagnie aussi au passage. Les investisseurs se foutent de savoir jusqu'où les amèneront ces boyaux, eux ils veulent savoir ce qui en ressortira. Pour l'instant pas grand chose aurait-on envie de leur répondre, à part de sublimes images de tuyaux inondés et de fresques délavées au point qu'on ne distingue plus qu'un bref contour. Mais pour être honnête, il faut prendre en compte le fait que plus on s'enfonce, plus ce qu'on trouve devient intéressant: ordinateurs noyés de conception inconnue, objets et outils rouillés jusqu'aux vis mais tout aussi étranges, et la dernière grande découverte, une espèce de machin produisant un semblant de musique rayée quand il est mis au contact d'une source d'énergie. Pour les scientifiques, se fut une raison suffisante pour caser un beuverie dans leur emploi du temps surchargé. Pour les investisseurs, une nouvelle occasion de voir les actions de la Compagnie monter en flèche. Pour moi, le seul commentaire pertinent que je conserve fut celui de Khali lorsqu'elle qualifia l'infâme tintouin que produisait l'engin de "goût de chiottes".
On arrive à destination dans quinze minutes. Ensuite de quoi il faudra passer un chekpoint aussi utile qu'un couteau en mousse, puis enchainer avec encore une dizaine d'autres ascenseurs du même type avant de faire halte pour la journée. Je profite du temps qu'il me reste et du fait que les rayons ont déjà arrêté de percer les premières vagues au bout de trois-cent mètres de profondeur pour balader mon regard sur le plateau et ses occupants.
L'équipe de chargement se tient le plus loin possible de nous, jetant des coups d'œil inquiets en direction de Roc et de son petit bébé calibre 20mm, ce qui est stupide: il est certainement l'un des plus calme parmi les Couvreurs. Mais bon, allez dire ça à des gus qui voient pour la première fois de leur vie un bloc de roche de deux mètres trente de haut pour deux de large bouger tout seul, et armé qui plus est. Si à ça vous rajoutez le visage de plus en plus enfoui sous les couches de silice et les petits yeux aux reflets de quartz qui vous regardent fixement, on peut pardonner à l'un de ces messieurs de faire dans son froc.
Ils feraient pourtant mieux de se méfier de Khali, par exemple. Là, pour l'instant elle est calme, à contempler les fonds marins à la recherche des dernières lumières, mais tout le monde sait que les Nakajis sont des êtres naturellement violents, et des fois qu'on risque d'oublier, les scarifications rituelles qui couvrent leur visage, partant du front pour recouvrir les joues et le menton, aident à s'en souvenir. Son corps voluptueux mais musclé et sa jolie natte de cheveux noirs tressés partant du haut du crâne sont pourtant engageant, tout comme son petit sourire en coin quasi-constant.
A côté d'elle, adossé aux barres de soutient, Abraham Kausel se bat avec son briquet pour allumer l'un de ses cigarillos d'occasion et jette un regard noir en direction de l'un des techniciens qui contemple un peu trop fixement l'arrière-train de Khali. Si ce dernier continu, il risque de se trouver un mégot écrasé dans l'œil. Mais le visage peut avenant d'Abraham suffit à régler la question. Sans doute grâce à la longue cicatrice qui parcoure sa pommette gauche et continue tout le long du crâne, laissant une longue trainée de peau au travers de ses cheveux courts et chimiquement délavés.
Coincé dans l'angle de la cabine et assit sur une caisse de chargement vide se trouve Christian "Platon" Deverre, sans doute le plus sociable du groupe. Un visage un peu enrobé, une fine barbe et des cheveux mi-longs coiffés en catogan. On a fait bien pire comme visage de tueur. Sans la quantité impressionnante de bandoulières, de chargeurs et de grenades qui encombrent sa veste, on lui donnerait presque le bon Dieu en confession, en lui précisant toutefois de rester poli. Il joue tranquillement avec le bout du canon de son fusil en écoutant patiemment ce que lui raconte Valentin Iscard, le "blousard" dont on nous a affublé.
Pas très grand mais relativement musclé, il est l'intrus parmi notre petite bande. Un technicien-chercheur, censé nous indiquer la marche à suivre durant l'opération et la manière de traiter les objets potentiellement découverts durant la mission. Et il est terriblement nerveux. Ses yeux sont pris d'un tic horripilant qui les oblige à cligner toute les secondes, et sa voix est en permanence en train de chercher ses mots, tout en rectifiant les précédents. Au fond des boyaux de la zone limite, on ne lui donne pas trois heures avant la crise cardiaque.
Le plateau arrive enfin à destination. L'équipe de chargement s'empresse de décharger le matériel, et nous descendons d'un air fatigué, nous dirigeant instinctivement vers le chekpoint.
Le type avec sa matraque nous salue vaguement, lui aussi est habitué: les Couvreurs font des descentes environs deux fois par mois.
– Salut Benett. Encore un départ d'exploration? Décidément, ils vous laissent pas souffler.
– Bonjour Milart, lui répond-je en lui tendant les papiers nécessaires. Non, pas cette fois. On part à la recherche d'une E.R.E qui a cessé d'émettre depuis deux jours. Encore trois blousards qui ont oublié leurs piles.
– Comme d'habitude, me dit-il en me rendant les papiers dûment tamponnés. Il ne les a même pas regardé. Faites un bon voyage.
S'ensuivent des heures de descente sur plateaux, des embouteillages monstres aux déchargements et toujours la même équipe de chargement qui suit le même itinéraire que nous. Seules les caisses changent. L'un des gus, celui qui ne savait pas garder son regard dans sa poche, s'est retrouvé avec un mégot écrasé par mégarde sur la main. On fait un arrêt pour la nuit, pour peu qu'on puisse parler de nuit à sept kilomètres sous les eaux.
La seconde journée de descente commence, et avec elle ses problèmes. Le type d'hier a essayé de se venger d'Abraham au mess. Il a eu de la chance de s'en sortir avec seulement deux côtes brisées et un doigt en moins. Les boyaux primaires, aussi larges qu'une autoroute et bien éclairés, ont laissé place aux couloirs plus fins des boyaux médians.
Là où les boyaux primaires sont faits de la même pierre grise et assortis de grand hublots sur toute leur surface, les boyaux médians sont fait d'une roche plus sombre et renforcé par de hautes poutres de métal mat. Le plafond est quand à lui composé de gigantesques vitres transparentes, faites en une matière s'apparentant au verre mais en beaucoup plus résistant, tant en terme de pression que d'impact. La lumière des projecteurs extérieurs, lesquels fonctionnent sans que personne ne sache exactement ni pourquoi ni comment, éclairent des populations entières d'algues et de poissons translucides aux apparences cauchemardesques.
Ici, les espaces sont plus réduits et les couloirs bien plus labyrinthiques, on se perd facilement en cherchent le chemin des toilettes. D'ailleurs les couloirs sont tellement étroit qu'il n'est plus question d'installer de lourds ascenseurs multiple-niveaux, tout juste une cabine pour dix personnes. Toutes les heures on croise une équipe de techniciens traversant l'endroit au pas de course pour aller inspecter un début d'infiltration ou encore l'apparition d'une micro-fissure. Parfois, un de ses trains miniatures électriques passe au milieu des boyaux, transférant les équipes à leurs affectations les plus éloignés. Les boyaux médians serpentent en effet sur plus de vingt kilomètres par niveau, et les accès entre les différents boyaux sont parfois situés à l'extrême opposé de leur positions respectives. Ainsi, pour parcourir virtuellement trois kilomètres à pied, il faut en avaler presque quarante-deux.
Le troisième jour se passe dans une monotonie accablante, jusqu'à ce que l'une des équipe de techniciens nous rentre dedans au pas de course. Khali menace d'égorger le responsable de ce foutoir, ce qu'étrangement les techniciens prennent mal. L'un d'eux tente de placer un coup de poing à Platon. Ce dernier se contente de s'écarter et de lui envoyer la crosse de son fusil dans le ventre. L'homme tombe à genoux et se met à vomir son dernier repas. On fait remarquer à Platon que ce n'est pas bien de faire ça, lui nous rétorque avec un sourire qu'il s'en fiche, car c'est beau, un coup pareil. On commence à rigoler mais les collègues de l'agenouillé entreprennent de sortir leur outils. Rien n'est plus dangereux qu'un outil de soudage ou qu'une clef bien employée, mon oreille droite à moitié déchiquetée en est la preuve. Heureusement, tout s'arrête lorsque Roc, dans un geste particulièrement théâtral, arme sa mitrailleuse en laçant un regard mauvais, du genre de celui qui s'en fout des dommages collatéraux. Les types déguerpissent sans demander leur reste, à part celui qui est occupé à se tenir le ventre, préférant opter pour une forme rapide de reptation. Je lui flanque un coup de pied, pour la forme, et on repart.
Durant la matinée du quatrième jour, on arrive enfin à la zone limite.
Plusieurs autres bandes de gardes privés sont de garde à cet endroit. On croise notamment les "Klaus", avec lesquels ont s'entend plutôt bien. Ils auraient pu descendre dans les niveaux inférieurs à notre place, me direz-vous, mais leur boulot ici est de surveiller les scientifiques: ils ne doivent ni quitter les sections saines, ni tenter de cacher une possible découverte à la Compagnie. Le premier boyaux des limites est bientôt en phase d'accéder à la classification Médiane. Les équipes font les dernières soudures et finissent d'installer les câbles de communication. Les dernières gouttes d'eau ont été pompées de ce niveau et même les peintures indicatives sont terminés, bien qu'encore fraiche. D'ici deux jours tout au plus, la zone limite aura un nouveau point de départ, un niveau en dessous de celui-ci, à dix kilomètres sous le niveau des eaux.
La zone limite est constituée de tout les boyaux non-sains et des derniers couloirs identifiés. Elle gagne en moyenne un ou deux boyaux tout les deux mois, au fur et à mesure qu'on découvre les accès, mais ne perd ceux du haut qu'au rythme de un tout les quatre mois. C'est dû à la politique de la Compagnie: tout accès inter-niveau trouvé doit immédiatement être employé pour se rapprocher le plus rapidement possible de la fin des boyaux. L'exploration du boyau lui-même se doit d'être poursuivie plus tard.
On descend la centaine de barreaux qui nous permet d'accéder à l'un des derniers boyau rajouté à la liste. La différence est plus que frappante. Si en haut les boyaux donnent une impression de couloir d'hôpitaux, ceux-là donnent vraiment une impression de délabrement. L'architecture a encore changé. La pierre a presque entièrement disparue au profit d'un sol de métal grillagé, et le couloir lui-même ressemble plus à un tube de verre sur les trois-quarts de sa surface. Des tas de sédiments informes se dessèchent en répandant une odeur nauséabonde là où quelques jours plus tôt le niveau de l'eau était encore à auteur des chevilles. Des anémones aussi sèches que le cœur de Khali pourrissent sur les parois, de même que les cadavres de quelques petits crustacés, lesquels craquent grossièrement lorsque l'on pose le pied dessus.
La faible lumière est fournie par des piquets surmontés de lampes à hautes capacités, placé sur le "parcours" à suivre pour accéder au boyaux suivant. Un long tuyau de plastique serpentent en grondant le long des piquet: la pompe absorbe son lot d'eau noir pour assécher toujours un peu plus le secteur. On passe devant des techniciens affairés à réajuster les piquets ou à colmater autant que possible des infiltrations vielles de plusieurs centaines d'années. Elle ont tenu le coup mais ont permis depuis le temps à ce que l'eau et parfois même des larves d'espèces océaniques passent lentement, leur permettant de conquérir doucement ce nouveau royaume. Royaume que l'on conquiert à notre tour, et dont on repousse chaque jours un peu plus les frontières.
En suivant les piquets, on atteint la limite de la zone en seulement une grosse demi-journée. L'accès est verrouillé par un sas de fortune, histoire de signaler aux étourdis qu'au delà se trouve un endroit potentiellement dangereux. Un des types de la bande des Klaus, sans doute le perdant à la courte paille, monte la garde avec l'air de s'ennuyer plus que dans un couvent.
– Dites moi que vous venez me relever, vous serez gentils, nous dit-il avec un sourire fatigué.
– Désolé mon vieux, mais on fait que passer. Toujours pas de nouvelles de l'équipe disparue?
– Rien du tout, même pas ils ont cogné à la porte pour que je leur ouvre. Ils ont dû finir dans le ventre d'un crabe si tu veux mon avis.
– Parlez pas des ombres avant de les avoir vu, mon vieux, commente Platon. Si ça se trouve ils ont juste monté un petit camp autour d'un nouvel artefact découvert et sont encore cuités de leur fiesta.
– J'aimerais le croire, mais après plus de cinq jours vous serez d'accord avec moi que la gueule de bois dure un peu longtemps, répond le Klaus. Votre blousard, il a rien oublié des fois? Pas qu'on monte une nouvelle équipe pour vous récupérer à votre tour.
– Non... Non, c'est bon, enfin, tout va bien, balbutie Valentin.
– Vous êtes sûr monsieur Iscard? Le traqueur de puce est chargé, le cartographe aussi?
– Vous avez pris des couches de rechange? Ironise Abraham.
– Je vous assure... vous certifie que tout est... en ordre.
– Alors bon voyage à vous mesdemoiselles, dit le Klaus en ouvrant le sas. Oh, et sans vouloir vous offenser, précise-t-il à l'intention de Khali qui lui adresse un sourire en passant.
Abraham, lui, lui lance son regard de tueur numéro deux.
On pénètre dans les ténèbres en descendant une volée de marche et allumons la première de nos lampes juste avant que le sas ne se referme derrière nous.
La lumière de nos lampes se reflète sur l'eau noire qui a investit le boyau ce dernières années. Celle-ci nous arrive jusqu'aux chevilles et un clapotis constant accompagne chacun de nos pas. On sent le sable glisser lentement sous nos chaussures alors que l'on adopte automatiquement la formation habituelle: Khali et Abraham à l'avant, se relayant régulièrement dans le rôle d'éclaireur, moi et Platon sur une même ligne, nos fusil à canon court près, et enfin le blousard, suivis de très près par Roc. Ce dernier semble d'ailleurs assez nerveux, pour peu qu'un troll puisse l'être. Il faut savoir que les troll n'aiment pas réellement l'eau, et en avoir près de dix kilomètres et demi au dessus du crâne ne le rassure en rien. Non pas que l'eau les fait fondre ou une connerie dans le genre, mais si votre masse corporel était à 70% composée de plaques minérales, recouvrant vos fragiles organes internes et que de par ce fait vous nagiez avec la grâce d'une enclume, vous aussi fuiriez la moindre flaque d'eau un peu trop profonde. Heureusement, Roc est un troll assez âgé et l'expérience lui a appris à se défaire de ses réactions primaires. Au passage, ce n'est pas son vrai prénom, évidement. Seulement, les groupes de mercenaires ont l'habitude de nommer ainsi tout les jeunes trolls qui s'engagent, et ceux qui survivent assez longtemps finissent par adopter le surnom, c'est tout.
On avance prudemment pendant deux heures, éclairant les fresques délavées qui recouvrent les rares portions de pierre, envahies par des trainées écœurante de limon vert et noir. Et, parfois, on repère une flèche dégoulinante en peinture fluorescente, symbole du passage de l'équipe précédente. Au travers des larges baies vitrées, une nouvelle faune aquatique s'offre à nous, aussi lumineuse que des feux d'artifice. Des anémones géantes d'un orange si éclatant qu'il rend les lampes superflues, mais aussi une anguille (je prie pour que ce soit une anguille) parcourue de veines bleues phosphorescentes sur tout le long de son dos.
Abraham est l'actuel éclaireur, ce qui fait qu'il se trouve cinquante mètres en avant. Je profite de la distance du méfiant personnage pour savourer quelques instants la vue lumineuse que m'offre la lampe sur le cul parfait de la Nakaji. Qu'il semble facile d'oublier que ce sublime arrière-train est recouvert d'une peau écailleuse aussi rappeuse que de la laine de verre, ou encore que sous sa jolie poitrine se trouvent deux petites fentes d'où peuvent sortir une paire de crochets acérés. Remarque, ça n'a pas l'air de déranger Abraham.
Khali n'a pas besoin de la lampe, elle se contente de "sentir" l'air de par sa langue bifide. C'est peut-être pour ça qu'elle s'est arrêtée avant même que le talkie à ondes courtes ne se manifeste.
– … Lynd, tu m'entends?
– Je vous reçois mon Père, quel est le problème?
– J'ai trouvé le matos d'un des membres j'ai l'impression, et il n'est pas en très très bon état. Et je t'ai déjà dis de ne pas m'appeler comme ça.
– Reçus mon Père, on arrive.
Sacré Abraham. Avec un prénom pareil il aurait dû s'y attendre et pourtant il réagit toujours comme au premier jour. Il devrait prendre exemple sur Platon, qui lui a très vite accepté son surnom, avec beaucoup de... philosophie.
On rejoint Abraham en moins de trente secondes pour le retrouver penché au dessus d'une sacoche à moitié réduite en lambeau. Malgré l'état, la qualité de la matière indique qu'il s'agit bien d'un objet récent et pas d'une "relique". Je m'approche d'Abraham.
– A ton avis, c'est un coup des crabes?
– Pas sûr, me dit-il en réfléchissant. C'est sauvage mais ça ressemble pas à leur travail.
Il pointe alors du doigt un vague mouvement de l'eau dans notre direction.
– Le truc est vide, il a dû dériver le long de couloir jusqu'ici. En remontant, on devrait pouvoir retrouver le propriétaire, ou ce qui en reste.
– Ok, Khali, tu prends la relève, reste sur tes gardes et avertis-nous au moindre signe de danger. Tout le monde, chargez les armes! Monsieur Iscard, vous avez un flingue?
– Et bien, heu, je... commence à bafouiller Valentin.
– Pourquoi je suis pas étonné... Platon, tu file un calibre à monsieur, tu lui montre comment ça marche et on continue. Et magnez vous, Khali est déjà partie!
– J'ai un signal!
– Quoi?
– Je reçois, oui, je reçois le signal d'une puce, nous signale le blousard en agitant fièrement son traqueur. Il se déplace très lentement, à... à peut-près dans cette direction... par là je veux dire.
– Okay, Khali, t'as entendu le monsieur?
– Difficile de pas l'entendre vue le vacarme, me répond-elle avec sa voix chantante mais énervée.
– Très bien, donc on continue Nord-Est.
On marche pendant encore cinq minutes avant de recevoir le signal, deux tapes discrètes sur le talkie.
J'essaie de répondre le plus doucement possible
– Khali?
Deux nouveaux tapotements, plus brefs.
– On avance discrètement, elle est pas seule.
– La puce... elle a arrêté de bouger, me chuchote le blousard.
– La ferme!
On fini par rejoindre l'éclaireuse à une intersection entre deux couloirs. Elle est immobile, tentant de rester le plus possible dans la pénombre malgré l'éclairage naturelle des gigantesques anémone, se collant au limon gluant qui couvre la paroi. Devant elle se tient le crabe.
On appelle ça un crabe mais pour moi, un crabe y ressemble autant qu'un araignée ressemble à son homonyme aquatique: la version sous-marine est bien plus moche et impressionnante. Le truc mesure au moins deux mètre de largeur pour un bon mètre et demi de hauteur. Il bouge sur cinq pattes articulées de chaque côté de son corps sphérique et plat, et une lourde paire de pinces préhensiles se dresse devant sa gueule munie de mandibules et de dents disposées en sphère autour de l'orifice buccal. Il semble occupé à se repaitre d'un masse rouge et blanche. Le rouge, c'est du sang. Le blanc, la blouse de l'un des membres de l'équipe précédente. Au moins on sait maintenant où est la puce. Accrochés aux parois par un substance visqueuse, un amas de gros œufs gélatineux pousse tranquillement. Le crabe à trouvé le corps et l'a ramené à sa frayère pour le déguster.
C'est à ce moment que notre propre blousard franchit le couloir. Il aperçoit la bête et aspire d'effroi. Il recule instinctivement, se prend les pieds dans un monticule de sédiments (sans doute un cadeau du crabe) et s'étale dans l'eau dans un bruit assourdissant.
Je ne sais pas si les crabes ont des oreilles, aussi ne pourrais-je jamais dire si c'est le bruit ou les rides soudaines à la surface qui firent se tourner le monstre. Mais toujours est-il qu'il se trouve soudain à nous charger et que ses pinces claquent en direction d'Abraham. Il tire une rafale tout en reculant mais arrive à peine à égratigner l'épaisse carapace avec son fusil léger. Aucun signe de Khali, elle a peut-être déjà été piétinée. Platon et moi tirons dès que le ligne se dégage, Abraham entre nous deux. Nos canons courts n'ont pas la même cadence que son armes, mais la force de l'impact est bien supérieure, elle ralentit la bête. Mais ça ne suffit pas, elle avance toujours. Roc est derrière nous mais on lui bouche la ligne de mire, et l'autre blousard reste désespérément accroché à ses jambes.
Un cri retentit. Je vois soudain Khali sauter sur le dos du crabe, esquiver les coups de pince imprécis et planter un couteau de trente centimètres dans la minuscule paire d'yeux qui surmonte sa bouche. Elle plante une, deux, trois fois. A chaque fois la bête est prise de soubresauts et lâche un son strident. Un sang rosé jailli de la blessure, puis le crabe s'effondre dans une grande gerbe d'eau noire.
On se ressaisit tous, on remet le blousard sur ses pieds et on établi un périmètre. On vient de rencontrer le plus grand danger de la Fosse, et il se peut qu'il y en ai d'autres.
Après deux minutes sans un son à attendre, on se penche sur le cadavre du chercheur. Cette fois Valentin part vomir, et je ne peux pas lui en vouloir. Le crabe lui a fait la fête au niveau des intestins mais le reste n'est pas plus beau: les yeux ont explosé, du sang a coulé même par les oreilles et toutes les articulation suivent de angles non-conformes. C'est comme si il avait éclaté de l'intérieur.
On remet encore une fois Valentin sur pied.
– Iscard, écoutez-moi, regardez-moi bon Dieu! Est-ce que vous le reconnaissez celui-là?
Il jette un œil horrifié vers le corps et secoue la tête avec conviction.
– Bon, alors au moins est-ce que vous captez d'autres signaux maintenant?
Il regarde son traqueur de puce en tremblant comme une feuille. Sans un mot, il me montre cinq petits points lumineux, deux-cent mètres plus loin. Ceux là ne bougent pas.
– D'accord. Couvreurs, avec moi, on va récupérer ce qui reste de l'E.R.E.
En moins de quinze minutes, on a atteint le charnier. Cela fait cinq jours que les corps sont là et la plupart sont gonflés de flotte, tel des outres trop pleines. Ils ressemblent tous au mec du crabe, à l'exception faite que cette fois on distingue clairement des points d'impacts étranges sur le ventre ou la poitrine. A ces endroits, la chair est comme enfoncée, vrillée, et les organes ont explosé. L'un des membre a du être touché à la tête, car celle-ci n'existe plus. Partout autour, on trouve encore des morceaux de crâne éparpillés. Deux seulement ont des armes avec eux, mais aucune douille ne semble avoir été tiré. Ils portent des gilets par-balles, mais aux vus des impacts ils n'ont pas servis à grand chose.
– Bon, on va se dépêcher de faire demi-tour, leur dis-je. Récupérez ce qui peut l'être et préparez-vous à remonter. Dès qu'on passe en couverture longue portée, on braille à tout le monde qu'on a trouvé de gros problèmes et...
Je n'ai pas le temps de finir, Khali vient de lever la main, les yeux grand ouverts, sa langue rentrant et sortant à un rythme frénétique. Abraham est droit comme un i, tachant de distinguer le moindre son. De nous tous, c'est lui qui a la meilleure ouïe.
On regarde nerveusement à gauche et à droite. Sur la gauche, un couloir partiellement bouché par des coraux. Sur la droite, un escalier qui s'enfonce vers un nouveau boyau, juste en dessous du notre, entièrement inondé. On peut presque l'apercevoir par le sol transparent. Devant nous, l'obscurité complète, un épais rideau d'algues sèches bloquant la lumière de la lampe.
– A terre! hurle soudain Platon.
Tout le monde l'écoute. Il n'a pas d'ouïe développé ou de sixième sens, mais un pressentiment qui a déjà prouvé son efficacité par le passé. Une demi-douzaine de... balles, faute d'un mot plus approprié, file au dessus de nos têtes dans une lumière bleue avant d'aller éclater sur la paroi en un bruit mat désagréable.
On se met à genoux et on commence à faire feu, sans distinction, sans prendre le soin de viser. Quoi qu'il y ai devant nous, ça ne peut, ça ne doit pas avoir survécu. Derrière nous, Roc s'est enfin relevé et s'avance pour se joindre aux festivités mais on a déjà arrêté de tirer lorsque qu'il lève son canon. Les douilles coulent les unes après les autres et la fumée se dissipe doucement. Valentin est pétrifié de son côté, la calibre tremblotant de Platon à la main, vaguement dirigé vers le couloir.
Plus un son ne se fait, le couloir est plongé dans le silence total. La lampe est tombée durant l'affrontement et éclaire maintenant les lieux selon un angle étrange, déformant les ombres des coraux et des algues en quelque chose de malsain.
– Je crois qu'il sont... commence à chuchoter Abraham.
Il n'a pas le temps de finir qu'un jappement retentit derrière nous et qu'on coup de feu part, suivi d'un autre et encore d'un autre. On se retourne pour voir notre blousard pleurant à chaudes larmes, paralysé par la peur. Le simple chuchotement a eu raison de ses nerfs et son doigt s'est crispé sur la gâchette. Il regarde soudainement Abraham avec horreur.
– Ô mon Dieu, je...
Tous regardent Abraham, lui comprit, et on aperçoit les deux tâches rouges foncé qui s'étendent sur son flanc. Il se redresse lentement, regardant Iscard avec un mélange d'incompréhension et de colère.
– Espèce de petite merde...
– Je suis vraiment désolé, je ne sais pas... commence Valentin en fonçant dans la direction d'Abraham.
Il n'a pas le temps de finir. Une nouvelle balle de lumière bleu traverse le couloir et le frappe en pleine poitrine. C'est comme dans un film au ralentit. On voit se visage se torde de douleur, puis les yeux gonfler pour éclater en une pluie couleur rubis, ses bras et jambes tourner dans une multitude de sens comme ceux d'une marionnette sans fil, et enfin le corps partir cinq mètres en arrière pour s'éclater contre le paroi dans un bruit horrible de succion.
– Mais c'est quoi...
Abraham "mon Père" Kausel n'a pas le temps de se relever entièrement qu'une seconde balle jaillit et l'atteint en pleine tête. Pendant une fraction de seconde, elle donne l'impression de vouloir rompre avec la symétrie corporelle, comme une peinture avant-gardiste, avant que le crâne entier n'explose en un geyser d'os et de cervelle, ainsi qu'une partie du cou. Khali regarde horrifié le corps de son amant effectuer un salto macabre puis retomber dans une éclaboussure rouge et noire.
La Nakaji hurle et se met à courir droit devant elle en tirant à une main de son pistolet-mitrailleur, son couteau dans l'autre main. Elle disparaît dans le couloir dans un déluge de feu tandis qu'on tente de la couvrir. D'après les bruits de chair éclatée, elle a touché quelque chose mais très vite ses propres tires s'arrêtent dans un hurlement affreusement féminin.
Je hurle en direction de Roc et de Platon.
– On s'arrache! Roc, tire de couverture!
Le troll s'avance d'un pas pesant, nous dépasse et se met à tirer. Son chargeur contient plus de trois-cent balles qu'il se fait une joie de déverser dans le couloir. Les balles bleus fusent dans sa direction mais ne semblent le frapper que de leur force cinétique, le faisant lentement reculer. Au bout d'un moment les tirs cessent. Roc se tient toujours là, devant nous, juste un peu sonné. Devant lui se tiennent deux corps effondrés, aux airs vaguement humanoïdes.
– On les a eu, me demande Platon?
– Non, peut pas y avoir si peu...
Un mouvement attire mon regard. Un mouvement sous la plaque de verre servant de plancher, juste en dessous de Roc. Je comprend hélas trop tard.
– Roc, dégage de là!
Il a à peine le temps de tourner vers moi un regard incrédule que tout la vitre explose dans un orage de débris et d'eau. Je vois le pauvre Roc couler à la vitesse d'une bille d'acier dans l'eau noir, pressant la gâchette de son arme jusqu'au bout, noyant l'espace dans une fumée odorante. Puis plus rien.
A peine a-t-il disparu que les balles fusent de nouveau dans notre direction. Platon et moi prenons nos jambes à notre cou mais l'une des balles touche Platon en plein milieu du dos, l'envoyant se fendre le crâne sur la vitre de la parois, près du corps désarticulé d'Iscard. Je me retourne pour vider mon chargeur dans ma fuite. C'est là mon erreur. En regardant de nouveau devant moi, je tombe nez à nez avec une silhouette presque humaine, mais à la peau grisâtre et aux yeux sans paupières. Il tient dans les mains un lourd objet qui ne peut être qu'une arme et l'actionne. Je fais de même. La décharge le touche en plein torse et la douleur transforme son visage étrange en une grimace grotesque, mais la balle bleu est déjà partie. Je ressens une douleur infinie dans le ventre, qui remonte dans tout mon corps, comme une onde, maltraitant mes os et mes articulations. Mes yeux éclatent mais je ne meure pas encore, le cerveau ne l'a pas encore compris. Je sens mes bras battre follement en l'air puis je tombe dans l'eau noire du trou par lequel Roc a lui-même disparu. Et là...
* * *
Les bêtes ont fait des dégâts. Je ne pensais pas qu'on puisse trouver plus dangereux que les crabes en explorant ces galeries, mais j'avais tort. Nous pensions qu'une fois le sas franchi, l'expédition serait aussi simple que les autres mais ce ne fut pas le cas. Ces couloirs ne sont plus cette limite que nous reculions sans cesse au fur à mesure de nos périples. Ils sont maintenant une frontière. Et je crois que la guerre pour cette frontière située au fin fond des abysses vient d'être déclarée.