Il fait noir, enfant, voleur d'étincelles !
Il n'est plus de nuits, il n'est plus de jours ;
Dors, en attendant venir toutes celles
Qui disaient : Jamais ! Qui disaient : Toujours !
Vous pourriez m’appeler Eliza, bien que je préférais Eli. Cela n’a aucune importance au demeurant. Tout ce qui compte c’est elle. Elle est un monde à part entière. Mon monde.
Il y a mille choses à dire sur elle, il y en aurait même mille de plus. Il n’y en aura peut être bientôt plus. J’ai beau pleuré, il ne reste qu’à attendre. Je sais attendre, elle disait toujours que je faisais ça très bien, l’attendre. Alors tu vois, je t’attends encore. Stella, j’attends.
***
J’ai froid. Et faim aussi. Sortir les mains de mes poches pour ouvrir la porte de la clinique est un calvaire. De la buée s’échappe d’entre mes lèvres jusque dans le hall, je remets mes mains dans mes poches. Tout est blanc ici, une légère odeur d’antiseptique flotte dans l’air. Un hôpital comme on en trouve partout. Un hôpital particulier. Elle est ici. Je sens sa présence qui semble s’insinuer partout.
Je souris à l’infirmière de l’accueil, elle me connaît maintenant.
Chambre 23, Stella Lemoine. Coma profond depuis 2 mois.
Je viens tous les jours depuis deux mois. Deux mois. Il me semble que cet endroit est devenu ma seconde maison. Je connais les médecins et les infirmières de garde qui ne sont relevées qu’à huit heures le matin. Je connais la décoration des chambres, du hall et des salles d’attente par cœur. Je connais la vieille qui agonise chambre 22 et je connais la chambre 24 ou j’allais pleurer au début. Plus que tout je connais la 23.
J’y entre justement dans la chambre 23. Et comme tous les jours, elle est la, paisible. Si différente de celle que je connais et pourtant identique. Elle est partout dans la chambre et nulle part dans son corps. Stella a toujours donné l’impression de remplir les pièces ou elle se trouvait de façon démesurée. J’étais la seule à voir le petit bout d’espace qu’elle laissait vide. Incapable d’être comblée, elle se projetait autour d’elle-même pour exister.
Je l’ai regardé et j’ai souri, la voir m’apaisait. Sa présence efface mes doutes, tant qu’elle dure.
Je sais que si j’avais été à sa place, sur ce lit, blanche et faible, pleine de fils et vulnérable, je sais ce qu’elle aurait fait. Elle serait entrée comme un coup de vent, une folle bourrasque jacassante. Elle se serait assise sur le lit près de moi et aurait mis des écouteurs dans mes oreilles. Et alors, si jamais j’en étais capable dans cet état, aurait résonné dans mes oreilles alternativement un Impromptus de Schubert et un des morceaux de musique électronique qu’elle aimait tant. Elle me parlerait en même temps, rirait avec les infirmières et les médecins et forte de son optimisme à déplacer le Mont Fuji réconforterait le monde entier.
Moi, je suis une ombre matinale dans le service des soins intensifs, les infirmières me reconnaissent au bout de deux mois, les médecins ont pitié de mon acharnement.
Moi, je rentre dans sa chambre sans faire de bruit, par peur de la déranger, comme avant. Je me contente de m’asseoir sagement sur une chaise près de son lit et d’amener des fleurs. J’ai bien pensé à emmener de la musique aussi, les médecins m’ont dit qu’elle pourrait peut être l’entendre. Sait-on jamais ? Disent-ils. Mais je sais qu’elle aurait ri. Les gens dans le coma n’entendent surement pas, et si nous leur parlons n’est-ce pas pour se rassurer nous même ?
Elle est un oiseau de nuit, un moineau avec des serres d’aigle et une voix de mésange. Et parce qu’elle est si douce et se sert bien peu de ses griffes, je la suivais partout. Depuis que je connais Stella, il n’y a pas un vendredi soir où nous ne sommes pas sorties. Toutes les deux. Elle devant avec sa démarche chaloupée et ses micro shorts en jeans, moi derrière, la regardant valser avec les lampadaires et sautiller entre les flaques. Je la connais depuis toujours. Sa tenue de soirée est sa tenue. Celle qui lui va le mieux, qu’elle met trois ans à choisir alors que c’est toujours la même. Mais qui n’a jamais vu Stella habillée pour aller danser, n’a jamais vue la femme dans ce qu’elle a de plus explicite, de plus désirable, de plus vrai. A moitié nue, elle errait dans les rues, mon ombre sur ses talons. Ses shorts étaient tellement courts qu’elle ne pouvait en fermer la braguette et les boutons. C’est comme ça qu’elle les préférait. Par dessus, toujours, une fine résille noire sur un soutien-gorge noir. Presque rien. Un quadrillage ébène pour enfermer la blanche colombe.
Stella se donnait à la nuit et habitait les rues et les clubs. Ils étaient son terrain d’expression privilégié. Elle entrait dans un sourire et le frôlement de ses cheveux blonds et comme j’étais avec elle, je rentrais aussi. Les flashs et les raies de lumières semblaient jouer avec sa peau et ses yeux pour l’envoyer dans une autre dimension. Stella était une particule en mouvement dans le flot des danseurs. Une fois à l’intérieur, elle devenait lascive. Abandonnant chacune des limites que j’avais. Elle les laissait tomber à terre, une par une, à mes pieds, et je la regardais faire. Elle courait sur les podiums, offrait sa poitrine et ses jambes. On lui aurait proposé de faire une danse autour des barres où officiaient les strip-teaseuses, elle ne se serait pas fait prier. Mais les barmans se contentaient de la regarder de loin. Tous ces moments faisaient parti d’un univers où elle savait comment se comporter. Sur scène elle pouvait se trémousser à la limite de la décence, à moitié dénudée et offerte, haranguant la foule sur ses talons de dix centimètres. Au milieu de la foule, elle passait de bouche en bouche, de torse en bras, la langue avide, désirable et insaisissable. Certains avaient bien essayé de la retenir, mais le regard de Stella sur la main qui enserrait son bras semblait dire « tu ne connais pas mon prix ». Alors ses lèvres qui avaient été si promptes à prodiguer des baisers enflammés se paraient d’un sourire glacial et tous la regardaient partir. Stella n’avait pas le temps pour les amuses bouches, elle vous considérait et jugeait. Etiez-vous capable de combler son corps ? Etiez-vous capable de remplir le vide entre ses reins ? Et celui dans lequel elle baignait constamment, dans le bleu grisâtre de ses yeux ?
La couleur de ses yeux me manquait à présent. Le soupçon de chaleur qui le réchauffait quand elle parlait de voyages, de sorties où quand elle m’écoutait parler de livres, une pointe envieuse dans le regard.
Je regarde ses joues blanches et j’ai peur. Si je ne revoyais jamais ses yeux briller dans la lumière opaque de la nuit ?
Je m’approche du lit et lisse le drap d’une main inutile. Depuis qu’elle n’est plus près de moi, le monde s’écroule. Je suffoque dans chacun des lieux où nous avions nos habitudes, j’étouffe quand, à la radio, passe une des chansons qu’elle aimait tant et qui la faisait danser dans la voiture. Je ne peux plus conduire la voiture sans pleurer au souvenir des nuits que nous y avons passé, des soirs où j’ai du l’y consoler. Je la regarde encore. Depuis qu’elle n’ai plus la, je me nourris de son visage tranquille. Ses paupières sont veinées d’un bleu pâle, on dirait qu’elle y a mis du fard. Elle qui ouvrent toujours si grands les yeux pour ne rien rater de ce qui se passe autour. Elle qui ne se pose jamais de peur de s’ennuyer à nouveau, de peur d’être seule avec elle-même, qui ne fixe jamais son regard, la voilà enfermée en son propre corps. Comme un enfant qu’on punirait.
Quand je suis chez moi, je ne dors plus. Je pense à elle. A tout ce que nous nous sommes dit et à tout ce que nous avons omis de dire. Je la vois dans cette chambre qui est la mienne, et chaque mouvement qu’elle y fait la rend sienne. Un clignement de ses paupières, le bruissement de sa queue de cheval, le frottement de ses cuisses comme elle décroise les jambes. Stella est un monde dans lequel je me prélasse. Mais souvent j’ai perçut la détresse du monde dépeuplé qu’elle est. Au détour d’un sourire, à cette façon qu’elle a de toucher ses poignets ou sa nuque. Stella est un monde replié sur lui même. Et si elle m’autorise à poser les yeux sur son désastre intérieur, c’est parce que je sais. Je sais que Stella n’aime rien, n’aime personne. Je sais son vide et sa solitude. Je sais pourquoi les drogues ne sont jamais assez dures et les amants jamais assez nombreux.
Quand je suis dans mon lit, je ne dors pas. Les yeux écarquillés, je fixe le plafond, témoin de mes jouissances indiscrètes. Il se souvient, de mon plaisir à dormir avec elle, à la toucher, à la respirer. De la sentir s’accrocher à moi pour exister. Il sait aussi mes souffrances quand je rentrais épuisée et vaincue de nos escapades nocturnes. Quand il avait fallu la retrouver à l’autre bout de la ville, tremblante et ivre morte. Quand il fallait la faire vomir parce qu’elle ne se souvenait plus de ce qu’elle avait pris, ou que la police appelait à 4h du matin parce que les cellules de dégrisement étaient pleines. Mais Stella est la sœur que je n’ai jamais eue, alors dans la nuit déchainée, je me levais. Pour elle. Et quand je la ramenais dans mon lit, c’est elle qui berçait mon angoisse pour que je m’endorme, terrifiée à l’idée de la perdre un jour.
Quand je suis chez moi, plus rien n’a d’importance dans son absence. Je suis seule et j’ai peur.
Le temps passe mais rien ne change. On ne rattrape pas le temps perdu. Je dors à l’hôpital maintenant, une infirmière m’a installé un lit de camp dans la chambre de Stella. Je ne vais plus en cours, je suis là, et je la regarde. J’attends. Je me lève le matin et je m’approche du lit pour lisser les draps et toucher sa blondeur. J’ouvre la fenêtre pour laisser entrer l’air frais et me défroisser de la nuit. Maintenant que je suis ici, je dors mieux. Elle est là. Pourtant je me réveille en sursaut au milieu de la nuit, le regard fou. Je rêve souvent qu’à mon réveil, elle n’est plus là. Les médecins chuchotent. Je sais que j’ai l’air complètement à coté de la réalité, à errer et à la dévorer du regard, mais j’entends ce qu’ils murmurent. Mort clinique. Je ne les laisserais pas la prendre. Nous avons survécut à une voiture lancée à pleine vitesse, un samedi au petit matin. Nous avons survécut. Je suis là et je n’ai rien. Et elle est là, dans son lit, endormie comme pour une sieste. Elle va se réveiller malgré leurs médisances et ensemble nous peuplerons son monde solitaire. Stella et moi, ensemble. Stella. Maman.