Je m'appelle Antony Defoll, je suis cibleur d'artillerie laser, affecté au pont d'armement bâbord n°4, à bord de l'Unbreakable, vaisseau Asgard de classe traqueur, rattaché à la flotte de combat Olivienne.
J'ai vu de nombreuses batailles dans ma carrière, j'ai été du coté des vainqueurs comme de celui des vaincus.
J'ai vu des merveilles de technologies réduites à l'état d'épave, des vaisseaux blessés saignants leurs équipages dans le vide.
J'ai vu des planètes mourir et des empires brûler.
Mais une bataille marque particulièrement mes souvenirs : c'était en l'an 58 du règne de l'empereur Akira, cinquantième du nom, en orbite autour d'Olivia...
« ALERTE GÉNÉRALE, BRANLE-BAS DE COMBAT ! CECI N'EST PAS UN EXERCICE ! »
La voix synthétique hurlait depuis le haut parleur dont chaque cabine était équipé. Je m'extirpai rapidement de mon lit malgré les quelques heures de sommeil qui me manquaient et évitai de peu les jambes de Jacky qui pendaient du sien juste au dessus.
Jack Tundis était le manœuvre lourd de l'unité, le gros-bras dans un langage que nous n'utilisions pas en présence d'un officier, sa tâche consistait à brancher des gros câbles d'alimentation, graisser des gros tuyaux de refroidissement, baisser des gros leviers et appuyer sur des gros boutons.
« Yeah ! On va dépuceler le bleu avec notre gros canon ! »
L'humour de Jacky était à la hauteur du reste de sa personne, quand au bleu, il avait été affecté trois mois auparavant à notre unité, et n'avait jamais connu le feu de la guerre.
Anton Carpenter le bleu était encore dans sa couchette, en face de la mienne. Ses yeux bouffis essayaient de s'ouvrir, en vain.
Au dessus de lui, la couchette du sergent Blide était déjà vide.
Blide apparut à la porte de la cabine :
« Alors qu'est-ce que vous foutez ? On a du boulot ! Anton, ton pantalon est à l'envers.
- Désolé sergent, je le remets tout de suite.
- Tâche de pas inverser les flux d'énergie tout à l'heure ! Jacky, arrête de rire bêtement !
- Oui sergent. Qui nous attaque ?
- Une flotte valkyrienne, principalement des vaisseaux de fort tonnage. Allez on se dépêche, les méchants sont déjà debout depuis longtemps ! Tony, je compte sur toi pour me donner les bonnes solutions de tir. »
En réalité il n'y avait nul besoin de solutions de tirs, l'espace que l'on pouvait voir à travers le champ de force du sabord de canon était saturé de vaisseaux.
« Oh putain de merde ! » lâcha Jacky, en même temps que sa boîte à outils.
Quant à moi, je ne me souvenais pas d'avoir perdu à un quelconque moment le contrôle de mes sphincters, mais l'humidité de ma combinaison n'avait pas grand chose à voir avec de la sueur.
« Sergent, on fait quoi ? » demanda le bleu d'une voix tremblante.
Les mots de Blide mirent quelques secondes à franchir ses lèvres, non que le passage fut difficile. La bouche bée du sergent laissa échapper son mégot, se referma, et se rouvrit enfin :
« On attend les ordres. »
Dans la vie il y a parfois des trucs insupportables :
Le gosse à l'arrière de la navette qui demande sans arrêt : « On va bientôt atterrir ? »
Le type qui utilise son communicateur dans le spatiobus et qui ne connaît pas la fonction “supprimer les bips touches”.
Le voisin qui vient de s'acheter un nouveau vaisseau très haut de gamme et qui passe devant chez vous au ralenti pour que vous puissiez bien l'admirer.
Les ordres qui mettent trois heures à venir quand vous êtes sûr de mourir très prochainement.
Le grésillement du haut-parleur fut accueilli avec un certain soulagement :
« MANŒUVRE SERRÉE DE L'UNBREAKABLE IMMINENTE ! REJOIGNEZ VOS POSTES DE SÉCURITÉ ! »
Chacun s'assit à son poste respectif et sangla son harnais, avec un moment d'hésitation cependant, car ce n'était pas l'ordre que nous attendions.
« Pourquoi on ne nous a pas demandé de mettre le canon sous énergie ? Ai je demandé, on est presque à portée. C'est quoi cette manœuvre ? »
Ce fut le vaisseau lui-même qui me répondit, je ressentis soudainement une force centrifuge qui me fit décoller à quelques centimètres en avant de mon siège, retenu par le harnais que je n'avais pas eu le temps de serrer convenablement.
Ma position était pourtant plus confortable que celle d'Anton, que seule une bretelle prise dans son pied empêchait de se fracasser le crâne contre la coque.
Le virage de l'Unbreakable se termina enfin, je pus respirer à nouveau et le bleu s'écrasa contre le sol.
« Si je croise le foutu timonier de ce foutu monstre de métal je lui enfonce sa foutue barre dans son foutu trou du cul ! Mais qu'est-ce qui leur a pris ? »
- J'aurais bien aimé demander à Jacky comment il comptait s'y prendre pour réaliser un tel exploit anatomique mais ce fut Blide qui répondit : « Pour éviter la collision.
- Quelle collision ? Avec quoi ? demandai je, il n'y a pas d'astéroïdes et les Valkyries ne sont même pas encore à portée de tir.
- Avec ça ! » Répondit le sergent en désignant le sabord.
La vue était obstruée par la coque d'un vaisseau qui longeait l'Unbreakable, ses canons défilaient devant nos yeux, suivis de ses réacteurs hyperespace qui éclairaient ses ailerons d'une lueur bleutée. On pouvait y voir le nom du vaisseau, Hyperion Hammer, dans un cartouche représentant un faisceau de lances stylisées.
Les Spartiates.
L'ennemi implacable, responsable de la perte de tant de nos flottes, était là en personne, le vaisseau de bataille Hyperion Hammer à lui seul était à l'origine de milliers de noms d'hommes d'équipage gravées dans les Pierres des Martyrs.
Nous allions être pulvérisés d'un instant à l'autre, leur canons déchireraient notre coque et nous livreraient au vide glacial, à moins qu'ils ne touchent la sainte-barbe, auquel cas notre agonie serait beaucoup plus rapide.
Rien de tout cela n'arriva, le Hammer continua sa route, suivi du Gritche, de la Steel Lady et de dizaines d'autres vaisseaux de bataille, parfaitement alignés, comme il sied aux Spartiates.
Entre chaque passage on pouvait voir d'autres files de bâtiments progressant à travers notre flotte, en direction des Valkyries.
Notre terreur se changea en incrédulité.
« Ils ne nous tirent pas dessus ! » s'étonna le bleu.
« Et nous non plus ! Mais qu'est ce que c'est que bordel ? J'y pige que dalle !
- On est pas là pour comprendre, Jack, mais pour obéir.
- Oui sergent.
- De toutes façons on verra bien ce qui se passera. On est aux premières loges. »
Nous avons eu l'explication quelques minutes plus tard, lorsque les canons des Spartiates commencèrent la destruction implacable et méthodique des Valkyries.
« Ça alors ! Lâchai-je. C'est pas croyable !
- On dirait que la Mort est de notre coté. » commenta le sergent Blide.
Les vaisseaux qui nous avaient sauvés continuèrent leur massacre, aucun ne déviant de sa trajectoire d'un iota. Ils finirent par disparaître au loin en laissant derrière eux un champ d'épaves qui apparaissait de notre point de vue comme un nuage de poussière argentée.
Notre canon laser, comme tous ceux de l'Unbreakable, était resté silencieux.