Le Djinn déchu

Sûl-Nar. Au crépuscule. L'horizon de sable et de sang tend à s'éteindre, dans les bras de la nuit approchant. Une silhouette encapuchonnée et silencieuse, semble errer sans but dans la cité. Les rues, désertées ce jour-ci à cause de la chaleur accablante et étouffante, commencent à s'emplir à nouveau. Les ombres des camelots se meuvent, s'affairent, tantôt en silence, tantôt entrecoupées d'éclats de rire. L'étranger ne semble pas à l'aise au milieu de cette foule grandissante. Il s'arrête soudainement au pied d'un établissement de boisson, "La chope ensablée". Il hésite, puis, poussant la porte, se faufile à l'intérieur.

Le contraste avec l'extérieur est saisissant. Comparée à la chaleur étouffante de cette fin de journée, la fraîcheur de la taverne est des plus rassérénantes. Au milieu de la pièce, un âtre dans lequel crépitent des bûches de glace, diffusant leurs bienfaits magiques dans toute la pièce. Dans un coin, des habitués participent à un jeu à base de dés et des tuiles de couleurs, dont les règles semblent aussi compliquées qu'ésotériques. L'étranger s'approche du bar, et demande au tavernier sa spécialité. Ni plus, ni moins.

Le tavernier le dévisage. L'étranger, à la peau sombre, est vêtu de vêtements du désert. Emmitouflé dans cette étoffe bleu nuit, il pourrait avoir été recraché par les démons de la nuit, comme en témoignent ses yeux. Ses yeux, deux flammes, qui vous fixent et vous dévorent, un enfer, un déluge. Des yeux qui savent. Des yeux couleur cyan. Des yeux que l'on n'oublie pas. Comme pour trancher avec cette tourmente océan, le reste de sa tunique s'agrémente de pointes de vert, de brun et d'ocre, discrètes mais visibles pour qui résiste à l'attraction des yeux. Des yeux. Ses yeux. Les yeux. Oublier qui l'on est. Oublier son âme. Dormir, rêver peut être. Les yeux.

-A moins que vous n'ayiez point de spécialité en ces terres, auquel cas je me contenterai de l'ordinaire.

Sa voix, à la fois douce et gutturale, semble rompre quelque charme. Le tavernier revient à lui, bredouille quelques mots, et court dans la réserve chercher "quelque boisson exceptionnelle" . Lorsqu'il revient à son comptoir, il garde les yeux baissés, tout en servant dans un verre doré, une liqueur aux reflets vermeil. L'inconnu le remercie, fouille dans les replis de son ample vêtement, pose une minuscule pierre brillante sur le comptoir, puis va s'installer dans un recoin sombre, loin des lampes à pétrole qui émettent une lumière doucereuse, seul, à une table.

Ses yeux brillent dans la pénombre, alors qu'il sirote tranquillement la boisson chatoyante, enivrante et sucrée. Il aime la tranquilité de cette ville. Personne ne pose jamais de questions. Tout du moins, personne de sensé.

Le tavernier apeuré, surveille l'étranger. Il n'est pas d'ici, malgré ces vêtements traditionnels. Il a quelque chose de mystique et de dérangeant. Le tavernier cligne des yeux un instant, détourne le regard. L'étranger est debout devant lui. Un local discret et isolé, bien sûr, il y a l'arrière boutique s'entend-il bredouiller. L'étranger est parti. Les yeux sont partis. La pièce semble plus familière, moins sinistre.

Dans l'arrière boutique, la porte bloquée derrière lui, l'homme à la peau d'ébène s'affaire à préparer un rituel des plus singuliers. Signes cabalistiques tracés au sol, à l'encre violette, encens qui brûle au milieu de trois cercles concentriques, feuilles de menthe et de thym éparpillées au sol, le rituel peut commencer. D'une voix gutturale il commence à psalmodier dans une langue ancienne et oubliée. Du sable doré se matérialise autour de lui. Il commence à osciller puis à tourbillonner langoureusement. D'une voix plus douce, l'étranger prononce alors ces paroles :

-Moi, Pwn-R-Aman, Djinn déchu, je vous invoque, forces des lumières. Venez à mon secours, guidez-moi dans ma quête, rejoignez moi en ce lieu. Je vous invoque, forces des lumières. Venez à moi.

Ces paroles, répétées, encore, et encore, à l'infini, dans les sables du temps et de l'espace...

L’enfant surgit de nulle part. Ses pieds nus posés à même le sable brûlant paraissaient ne pas sentir la chaleur brutale d’un astre presque sanguinaire.

Derrière lui, la lumière se faisait intense cernant l’enfant d’un halo phosphorescent. En son cœur, la silhouette diffuse d’une femme semblait prendre forme. Lorsqu’elle bougea, le halo suivit ses mouvements mais s’effaça un peu pour ne laisser qu’une lueur baigner le corps souple de Cassiopée.

-Invoquer la lumière en ces Terres …. Qui es-tu donc Pwn-R-Aman pour que le jour et la nuit joignent leur clarté en ce jour pour venir à ton aide ? Quelle déchéance te donne un tel pouvoir ?

Cassiopée, avança lentement pour se porter aux cotés de l’enfant. Il tourna la tête vers elle et ses yeux se noyèrent d’un bleu transparent aux couleurs de lagon, alors que les pupilles étaient peuplées de myriades d’étoiles, puits sans fond vers l’infini d’une nuit que la Dame des étoiles reconnut.

-Tu vois sa brûlure ?

Mais Cassiopée secoua négativement la tête.

-Non. Je ne la vois pas. Raconte-moi ce passé qui t’accompagne jusque dans un futur où nos feux devraient se joindre à toi, Pwn-R-Aman.

Donnant la main à l’enfant qui la prit en souriant, elle s’assit tranquillement sur le sable. L’enfant posa la tête sur ses genoux et se mit doucement à fredonner.

Le colosse à la peau mate releva la tête. Face à lui, les trois êtres, créatures invoquées, lui faisaient face. Sous le soleil ardent, la peau de l'enfant semblait presque briller, d'une manière énigmatique. Il les avait appelés. Ils étaient devant lui. Il était temps...

-Merci d'avoir répondu à mon appel, forces lumineuses. Plus que mon nom, laissez-moi vous présenter ma condition. Je suis le Djinn. Oui, le Djinn. Nous ne faisons qu'un. Sur ce plan d'existence, je suis l'incarnation du Djinn. Dans l'imaginaire collectif, un Djinn n'a d'existence propre en dehors de sa lampe, breloque clinquante et dorée, convoitée par tant... C'est rigoureusement exact. Tout du moins, cela l'était, jusqu'à à un passé proche. Mon dernier 'maître', a tenté de m'abuser, de contourner sa limite de vœux...

Voyant l'air incrédule de Vasariah, il ajouta :

-Oui, vous verrez que l'imaginaire collectif a souvent bon, en matière de Djinns, si ce n'est de magie... Pour en revenir à ma modeste histoire, il se trouve que ce mage ténébreux a forcé les charmes et sortilèges qui me rattachaient à la lampe, me donnant une existence concrète en votre terre. Cette enveloppe corporelle est celle que je me suis donné, en arrachant l'énergie nécessaire du cadavre mutilé de ce sorcier, maudit soit-il. Oui, son cadavre, reprit-il en voyant l’œil réprobateur de Cassiopée. Nul ne peut défier impunément les lois de la nature, ni celles de l'univers.

Une légère brise commença à souffler dans le désert, faisant onduler les dunes au rythme de son souffle.

-De la lampe vient mon pouvoir. La lampe n'est plus. C'est à la lumière de me rendre ma puissance originelle, de faire rentrer les choses de l'ordre, de préserver l'équilibre de l'Univers. Je m'en remets à vous, voyageurs célestes... M'aiderez-vous dans ma quête ?

Le Djinn, visiblement impressionné par le discours de l'enfant, aux paroles bien trop éclairées pour n'être le fruit d'une quelconque créature magique, plongea ses yeux dans ceux de Miel. Des yeux tourmentés, mais sereins, équilibre parfait en ce monde. Le genre d'équilibre que lui même souhaiterait retrouver...

-Ma détermination est sans faille, Miel. Mon esprit est multiple et ici prisonnier, même si je dois mourir, je dois me délivrer. Je vous détaillerai un peu plus les détails de ce qui nous attend, en chemin pour le désert. Si vous voulez m'accompagner, bien sûr...

Se tournant vers Cassiopée et Vasariah :

-Vous êtes bien silencieuses, qu'avez-vous décidé ?

Le silence cristallin d’une mer dont les grains égrainaient le temps comme autant de secondes cernait Cassiopée.
Cet océan de sable qui s’offrait à elle, étouffait sa voix et oppressait son souffle. Ici, l’air sec et chaud n’offrait aucune larme, aucun reflet sur l’onde. Et le Vent serait seul maître d’un voyage dont le but était incertain.

Un sourire discret, accompagné du geste fraternel de la main qui effleure la main, s’afficha sur les lèvres de Cassiopée quand elle se leva et quitta Miel.
Sans dire un mot, elle se dirigea vers la sortie.
Ce n’est qu’au seuil de la porte qu’elle fit signe au djinn de la suivre.

- Accompagne-moi vers les sables Pwn-R-Aman, je voudrais percevoir ce qu’il reste de toi sur les entrailles de la Terre.

Le djinn, surpris par la demande, fronça les sourcils avant d’obtempérer et se pencher vers l’enfant en lui tendant la main pour l’inviter à se joindre à lui. Mais déjà Vasariah avait suivi Cassiopée qui se tenait dans l’entrebâillement de la porte.
Constatant qu’elle était escortée, elle se dirigea vers l’extérieur de la ville sans plus s’occuper de ses partenaires.
Ses pieds frôlaient à peine le sol, la légèreté de sa silhouette la rendant semblable à un souffle de vent. Le désert environnant enduisait les bâtiments d’une onde de chaleur et répandait sur eux la brûlure du soleil.

Alors qu’ils atteignaient les premières dunes orangées et lisses, Cassiopée s’arrêta pour contempler le paysage exsangue de traces de vie.
Aucune empreinte à l’horizon,
Seules, les lignes de faîte sinuaient de dunes en dunes à perte de vue.

D’un geste gracieux, elle promena sa main sur le sable en soulevant une gerbe dorée qui s’éleva en un tourbillon obéissant. Il répondait à ses mouvements, accompagnant ses postures pour créer des formes. Sans heurt, souplement, les grains se regroupèrent en une masse aux ailes disproportionnées que Cassiopée enferma dans sa main d’un geste brusque avant de les jeter au pied de Pwn-R-Aman qui l’avait rejoint.
Un crépitement virulent s’ensuivit. Le Djinn se trouvait au centre de giclées sableuses qui toutes s’acharnaient à vouloir le frapper.

- La Terre se lie au Vent pour forcer le passage. Qu’en dit le feu, Miel ?

Mais déjà, Vasariah avait devancé l’enfant. Elle se tenait devant le djinn, l’arme au poing.

Nullement ému par ce qui venait de se passer, Pwn-R-Aman lança un œil lourd sur Vasariah.

-Une récompense, c'est bien de cela qu'il s'agit... Je pensais que tu serais bien moins vénale Vasariah... Je m'étais donc trompé sur ton compte... Mais peu importe, je comptais bien vous apporter quelque rétribution. Je vous offrirai un vœu à chacune. Un vœu respectant le cahier des charges, bien sûr... Si besoin est, vous pourrez le consulter, c'est un grimoire de près de 500 pages que je conserve dans une bibliothèque multi-dimensionnelle. Mais nous n'en sommes pas encore là. Il nous faut tout d'abord retrouver les ruines de la civilisation antique des Garnesh', qui se trouve à l'est de Sûl-Nar, quelque part dans ce désert brulant et suffocant. C'est une cité souterraine, nous devons simplement localiser l'entrée. Une fois à l'intérieur, je vous expliquerai plus en détail ce que nous recherchons, il n'est pas utile pour l'instant de vous encombrer l'esprit avec des détails futiles...

Prenant un air de conspirateur, il chercha dans son sac jusqu'à ressortir un étrange objet, gros comme le poing, de bronze et d'argent, aux reflets métalliques menaçants. Un objet d'un autre âge. D'un âge où science et magie ne faisaient qu'un.

-Ceci, nous conduira jusqu'aux portes de la cité.

Et, il lança l'appareil, devant lui. L'appareil se mit à virevolter, à un mètre du sol, à changer de forme, jusqu'à trouver la plus adaptée à son environnement, à savoir une sphère de couleur ocre. Elle frémit, chercha, sembla hésiter, puis, commença à se diriger lentement vers le levant.

-Mes amies, l'exploration peut débuter...

Le Djinn regarda le félin d'un air grave.

-Cette question n'a pas de sens. Sommes-nous seuls dans l'univers ? Est-ce que les hommes pourront un jour tous s'aimer et ne plus céder à la cupidité ? L’appât du gain, la vanité, l'avidité, voilà quelle est la triste réalité de l'espèce humaine. Le propre de l'homme est de trahir son prochain, de le détruire à petit feu, pour servir sa propre cause. Non, nous ne sommes pas seuls à rechercher cette lampe...

Cassiopée avait finalement suivi le groupe qui s’était élancé à la suite de leur guide mécanique, mais sa contrariété demeurait.
Elle n’avait pas compris le refus de Miel d’interroger le feu. Qu’était leur équipée sans la présence de l’élément fondamental à leur quête ? Pourquoi n’avait-il pas daigné se soumettre à la tradition ?

Vasariah avait entendu l’appel de la Terre et lui avait répondu en répandant le sang du serpent afin de satisfaire sa demande. Ces quelques gouttes leur permettaient le départ. Mais sans le feu, la lumière ne serait pas…

A présent que le compagnon de la guerrière annonçait la présence cachée de leurs poursuivants, Cassiopée s’en voulait encore un peu plus d’avoir accepté ce départ prématuré. L’ombre déjà les cernait. L’ombre, bientôt, envahirait leur espace des fantômes errants de leurs songes communs.

Elle coupa la parole au Djinn :

- Ne parle pas de détruire à petit feu. La destruction risque d’être bien plus effective car nous ne sommes pas totalement humains. Et il est un feu intérieur qui brûle plus violemment les âmes que quelques flammes.
Ceux qui nous suivent le savent. Le feu peut être notre perte.
Il faut, Miel, que nous sachions ce qu’il en est. Invoque-le. Tu es le seul, ici, à pouvoir le faire.

Le félin prit le temps de lécher consciencieusement son pelage. Il suçotait et mordait sa crinière épaisse qui descendait le long de son large thorax sans sembler se préoccuper des propos de Miel. Le silence s’était établi et l’on aurait pu entendre crisser les grains de sable dévalant la dune sous l’effet du vent. Vasariah surveillait le moindre fait et geste de l’enfant et comme son lion prit le temps d’écouter le silence avant de dire :

-Nous allons rester en retrait le temps que vous preniez de l’avance pour le cas où ces ombres sans nom auraient un moyen inconnu de nous de nous repérer. Partez vite afin de prendre suffisamment d’avance. Je n’aurai aucun mal à vous rejoindre avec Ily.

Le fauve passa une patte derrière son oreille et Vasariah tiqua en regardant le ciel. Une averse était bien improbable dans un tel paysage…

Cassiopée fronça les sourcils. Leur équipée se dissolvait déjà, à peine engagée dans cette quête dont ils savaient si peu. Mais elle ne dit rien. Elle se contenta de serrer le bras de la guerrière en remerciement et elle fut la première à se remettre en route.
Pourtant elle restait inquiète car Miel n’avait pas sondé le feu avant de partir afin de juger de l’ampleur de leur recherche. Or il lui semblait que l’aide de l’élément feu leur serait primordial pour gagner leur but. Comment atteindre une lampe merveilleuse si la lumière ne se faisait pas ?

Sans bruit l’empreinte de temps les menait comme un chien pour les aveugles. Elle les attirait à sa traine et l’équipe s’appliquait à ne pas la perdre.

Ils marchèrent ainsi sans s’arrêter, sans parler, se contentant de voir le sable couler sous leurs pieds en cascades dorées.
Mais tous trois se révélaient maîtres de leur pesanteur et leurs pas glissaient sans s’enfoncer.

Bientôt le soleil aride que Cassiopée supportait avec aigreur descendit sur l’horizon pour venir se poser sur les dunes lointaines. Lorsqu’il se cacha derrière cette mer houleuse où le sable restait le seul roi, elle acquit une teinte orangée aux reflets rouge vif.

Ils continuèrent leur progression, profitant de la douceur qui s’installait sur le désert.
Mais au bout de quelques heures, le froid fit place à la fraicheur et ils choisirent de s’arrêter afin de prendre un peu de repos et de se sustenter.

Ils posèrent leur campement nocturne dans le creux d’une onde. Chacun cherchait comment dormir le plus confortablement possible. Soudain, un souffle se leva et mena dans sa ronde le sable qui les environnait. Un sifflement strident se fit entendre.

-Djinn, n'as-tu point d'abri que tu restes là, le regard perdu dans les étoiles ?




Sable tournoyant. Soleil levant, soleil couchant. Cramoisi insupportable. Du sang. Du feu. La destruction, le chaos. Mais par le chaos, l'entropie. Donc la création. Cycle éternel, éternel cycle, les trois sont pris dans la tourmente.

-Pas trop secoués ?

La voix du Djinn était rauque et essoufflée. Ils étaient tous vivants. C'était déjà ça...

-Je m'excuse pour tout ce brouhaha, pour ce réveil inopiné, ainsi que pour la perte de notre campement. Mais sachez que nous sommes arrivés.

Univers d'émeraude, il n'est point le leur. Noir est le sol, brillantes sont les parois de cette grotte gigantesque. Au loin, on aperçoit deux portes gigantesques. Des portes. Les portes.

Créature réveillée des temps anciens. Léviathan assoupi du plus profond des âges. Les a tous engloutis. Quel funeste présage. Quand de la grotte ils passent à leurs lits, où tous s'étaient assoupis. Un rêve, une image restent. La vie peut continuer. Le temps peut s'arrêter.


[Hors RP] Fin du Djinn Déchu [/Hors RP]