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Cherchant un travail pour entamer ma route vers le chemin de la fortune, je suis tombé sur une annonce de recherche de rédacteurs, pour écrire des fiches métiers de façon anecdotique, et aussi pour décrisper certains clichés attribués à des corps particuliers. Ainsi, on m'a demandé, pour faire mes preuves, d'écrire une anecdote inventée ou vécue sur le métier de mon choix. La consigne est simplement de parler à la première personne, de faire plus de 30 lignes, et de l'écrire de façon humoristique.
Je me suis amusé à ce petit exercice, et ayant trouvé l'idée amusante, je vous en fait partager le fruit. Ce n'est qu'un exemple parmi les 2-3 que je suis censé rendre. Mais si ça vous a plut, je pourrai mettre la suite.
Manutentionnaire (décongélation)
Il est des métiers que l'on croit stricts, sérieux, immuables. Comme si l'on vous condamnait à des travaux d'intérêts généraux, et dénués de tout divertissements. La manutention en est l'un d'eux. Cependant, à qui sait innover, il existe des portes dérobées, des alcôves ludiques, des échappatoires entre deux gestes tayloriens.
Lors d'une mission d'intérim, je fus chargé de m'occuper de la décongélation de palettes entières de fraises pour une société dont le nom m'échappe aujourd'hui. Les fraises étaient conservées pour être vendues en basse saison. Ainsi, en hiver, je fus envoyé sur les ports de Brest, intégrant une équipe au petit matin, prête à en découdre, et chargée en caféine. Le manager nous rencontra peu après l'heure convenue, nous sépara par sexe, et confia deux missions à notre équipe de 8. Les femmes étaient chargées de briser les derniers blocs de fraises qui avaient survécus au tapis roulant et à la machinerie, et les hommes de découper les queues de chaque fraise (destinées à de la confiture, il me semble).
Ainsi, chacun fut munit d'une paire de gants et d'un couteau. L'air était glacial car nous étions à une pièce de la chambre froide, immense frigidaire de plusieurs mètres carrés de long dont l'accès nous était interdit. Nous nous mîmes donc à la tâche, avalant palette par palette les innombrables blocs de fraises qui défilaient devant nous. Nos doigts luttaient pour conserver leur chaleur vampirisée par la congélation, et les pauses devenaient plus que bienvenues durant la semaine entière que dura notre mission. L'air marin iodée et frais lui aussi nous réchauffait à peine, et le café devenait une denrée quasi vitale pour tenir les 8h règlementaires.
La première réaction étant la gourmandise à l'idée de voir défiler des lits entiers de ce délicat fruit rouge. Mais l'envie passe bien vite quand on comprend qu'elles resteront inconsommables, et encore plus lorsque certaines cagettes pourries défilaient sous nos yeux, teintées d'un vert glauque. Et c'est en découvrant ces monstres congelés que l'idée de savoir les odeurs, bonnes ou mauvaises, emprisonnées dans la glace devient tout d'un coup plus réconfortante.
Mais heureusement, un jour, l'occasion se présente. Après des heures de discussions chaleureuses et de plaintes sur un hiver sans neige, et donc sans skis, nos plaintes furent entendues, et le ludique fondit ses lèvres sur le travail. Notre manager, fièrement assit sur son Fenwick, se dirigeait lors d'une fin de journée vers la chambre froide. S'arrêtant pour nous dire que notre labeur était terminé pour cette fois, je me glissais furtivement derrière le manager pour pénétrer les secrets de la chambre froide. Temple mystérieux de la protection alimentaire. Ouvrant les portes, je continuais à suivre mon guide, poursuivis de près par un complice de travail.
Enfin, mon rêve d'enfant allait se réaliser: j'allais faire du patinage en Bretagne, par -15°. Courant vers le Fenwick, je sautais sur un barreau vertical de la cabine, et m'y accrochais avec ferveur pour me faire escorter en plein milieu de la chambre. Mon compère m’imita, avide lui aussi de nouvelles sensations, et nous entrâmes tous deux dans la cité interdite.
Retombant sur nos pieds, mais toujours bien arrimés à la barre, nos pieds flottèrent sur le sol gelé, et tandis que notre manager compatissant faisait de larges virages pour nous faire profiter de l'aventure, je découvrais avec une joie puérile les plaisirs de la glissade. L'instant ne dura que deux minutes tout au plus, mais ce furent 120 secondes de rires et d'interdit savoureux. Une fois la tâche faite, notre manager nous escorta toujours en Fenwick à la salle de travail où nos collègues nous regardaient avec des yeux envieux comme ceux qui voient arriver un camarade avec les dernières baskets à la mode, ou avec la toute dernière console de jeu portable.
La mission reprit son cours normal le lendemain, et se termina comme elle avait commencé: dans le froid et le sérieux. Mais ce qui avait rendu la chose délicieuse, c'est qu'au fond, nous avions réussit à briser la glace entre nous, et à remporter une victoire sur ce bon vieux F.W.Taylor. La manutention, depuis lors, ne m'a plus jamais semblé la même.