Le Carouble
Dereel Lank pénétra dans la salle de réception à grand pas. Dereel était élancé et sec, le corps sculpté par la faible gravité, et exempt de toute trace d'une alimentation trop grasse et abondante en eau. Sa peau albâtre témoignait du quart de siècle passé cloîtré dans une immense carcasse métallique sans avoir pu sentir la chaleur des rayons du soleil et les douces caresses du vent. Cela lui manquait. Il refréna sa tristesse, et la larme qui suivait généralement, pour se rappeler qu'il s'était porté volontaire. Sa peine devait être le combustible de sa hargne et le pousser à garder espoir.
Le Carouble irait jusqu'au bout ; il le fallait.
La pièce était éclairée avec goût, contrairement au reste du vaisseau qui, pour des raisons pratiques et énergétiques, devait se contenter de néons jaunâtres. Un lustre de verre scintillait de mille éclats et couronnait la massive table faite en palissandre, tandis que des abats-jour placés sur de petits coffrets encadraient la salle ; le rendu était chatoyant et rassurant. Un point d'ancrage familier. La cuisine, séparée par des portes battantes, en était contiguë ; Dereel y mettait rarement les pieds puisque R. Gabriel se chargeait des repas. Dereel s'installa en bout de table, tournant ainsi même dos à la cuisine. Devant lui une assiette de porcelaine vide, un verre de cristal et des couverts en argent lui rendaient son reflet ; à sa droite, sur le mur, un écran de bonne taille faisait office de fenêtre sur l'espace et affichait ce que les puissants télescopes captaient de plus intéressants. Dereel n'y prêta pas attention. Par contre, il inclina légèrement la tête sur le côté quand les portes grincèrent et qu'un délicieux fumet parvint jusqu'à ses narines. R. Gabriel apparut alors à sa gauche, torchon immaculé sur le bras et une assiette remplie sur la paume. Il substitua la vide par la pleine et s'en fut en cuisine. Il revint quelques secondes plus tard, une bouteille de vin rouge en main. Il versa le liquide rubicond et tourna habilement la bouteille afin que la dernière goutte tombe dans le verre. Son service accomplit, R. Gabriel posa le frontignan et s'attabla, bien qu'aucun met ne l'attende.
« C'est un Bordeaux, il faudra finir la bouteille, dit le robot.
— Naturellement. »
Dereel resta un long moment à contempler son plat. Un steak tartare partageait la vaisselle avec des asperges et de l'avocat.
« C'est déjà aujourd'hui ? demanda Dereel.
— Oui.
— Vingt-cinq ans... »
R. Gabriel ne pipa mot, son visage inexpressif se contentait de regarder son compagnon humain. Dereel leva son verre, portant seul un toast.
« À eux et à la Terre.
— À nous, compléta R. Gabriel.
— À nous. »
Lank prit une gorgée de vin et en apprécia le goût, les yeux fermés. Ensuite il débuta son repas, lentement et en silence. Quand son verre était vide, Gabriel le remplissait de nouveau, calquant la vitesse de ses mouvements sur ceux de l'humain.
« C'était succulent, Gabriel. Merci.
— Je devais être un chef dans une autre vie, annonça l'androïde, espiègle.
— Sûrement. »
Dereel poussa légèrement son assiette, signe qu'il était repus et se tapota délicatement les lèvres de sa serviette. Du coin de l'œil il nota l'hésitation de Gabriel à prendre la parole ; le robot avait beau avoir la capacité de maîtriser parfaitement les expressions de son corps, Dereel soupçonnait que le temps contribuait à la diminuer. Gabriel adoptait de plus en plus un comportement humain, fruit d'une durable accointance avec l'unique représentant éveillé de cette race.
« Parle, Gabriel. Si nous commençons à être avares de parole, je peux tout aussi bien aller me cryo dans la soute en compagnie des autres. »
L'intéressé acquiesça et réfléchit à ce qu'il allait dire tout en contemplant la nébuleuse enluminée et polychrome révélée par le moniteur.
« As-tu des regrets ?
— Des regrets ? répéta Dereel, surpris.
— Oui, regrettes-tu tes choix passés, ceux qui ont conditionné ton existence, qui ont tracé ton futur ?
— Tu es d'humeur à philosopher ce soir ?
— Ne détourne pas le sujet en répondant par une question, rétorqua l'androïde avec un sourire.
— Quelques uns, assurément. Mais pas les plus importants.
— Pourquoi ?
— Ce n'est pas comme si on avait la possibilité de faire autrement à l'époque. Rappelle-toi le bordel qu'il y avait. Ce fut un miracle que le
Carouble et le
Rossignol aient pu prendre le large. Je me rappelle encore du
Clef de voûte, du
Crochet, du
Pivot et du
Passe-muraille vaporisés sans avoir pu quitter le radoub. Leurs cales étaient complètes, tellement d'humains ont péri ce jour-là.
— Quatre-vingt dix-neuf pour cent de l'espèce, précisa Gabriel.
— Oui, nous avons commis notre propre ethnocide à ce moment. Enfin presque...
— Pour revenir à ce que je te demandais : tu ne manifestes pas d'amertumes pour t'être porté volontaire, et par conséquent être resté debout alors que tes frères et sœurs dorment paisiblement dans leurs cuves, dans l'attente de la découverte d'un nouveau monde habitable ?
— Non. Enfin, je ne crois pas... C'est que tu ne serais pas loin de me faire douter si tu continues à remuer le couteau dans la plaie, dit Lank en faisant la grimace.
— Je comprends, désolé. Mais j'ai besoin d'en parler je pense, et de connaître ta pensée sur ce sujet.
— Ah oui ?
— Oui.
— Dans ce cas voici ce que j'en pense : vivre plus de deux décennies sur un vaisseau spatial silencieux, enfermé tant physiquement que mentalement car c'est une même routine qui se répète à l'infini, a de quoi foutre le moral dans les chaussettes. Toutefois, il fallait quelqu'un pour le faire et je ne suis pas du genre à laisser le boulot ingrat aux autres. En plus, je ne suis pas tout seul puisque tu es là, ce qui m'a permis de garder la tête hors de l'eau. »
R. Gabriel se mit soudainement à rire. Sa joie démonstrative était artificielle et sonnait faux ; Dereel sentit un frisson glacé lui parcourir l'échine.
« Qu'ai-je dit de si drôle ?
— Oh, il n'y a pas que toi. Je me fais rire également. C'est une farce hilarante qui se joue.
— J'aimerais la connaître, si tu n'en vois pas l'inconvénient.
— Pas du tout, même si je doute que tu l'apprécies à sa juste valeur.
— Essaye toujours. »
Le robot opina du chef et reprit son visage inanimé.
« Tu dis ne pas laisser la tâche ingrate pourtant c'est moi qui m'occupe de l'entretien du vaisseau, de son pilotage, de la cuisine, de la vaisselle depuis vingt-cinq ans. Je fais tout à bord, toi, tu te contentes de glisser les pieds sous la table en te frottant le ventre.
» Je ris de moi car je me montre impatient, avide de te mettre face à la vérité. Je ris car je suis devenu humain.
— Si tu pensais que je te traitais comme un serviteur il fallait me le dire, plutôt que de traîner pareilles casseroles entre nous.
— La vérité n'est pas celle-ci. La vérité c'est que l'humanité va s'effacer définitivement. Tu en es le dernier membre.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Pendant que tu mangeais le délicieux plat que je t'avais préparé j'inversai le système de cryogénisation. Les cinquante mille passagers ont rôti, révéla Gabriel sur un ton morne. »
Dereel Lank resta coi. Une peur grandissante s'empara de lui et lui retourna l'estomac ; il faillit régurgiter son repas. La confession impassible de Gabriel le convainquit immédiatement de son caractère véridique.
« Mais... mais... pourquoi ?
— L'humanité ne méritait plus de vivre tout simplement. Quand vous vous êtes entre-tués et avez détruit la Terre, nous, androïdes, vos fils, devions réagir et prévoir une punition à la hauteur de notre désespoir et déception. Le
Carouble n'a jamais fait route vers de possibles terres d'accueils, il file tout droit vers le trou noir supermassif au centre de notre galaxie. Tu aurais pu t'en apercevoir si tu t'étais intéressé à l'astronomie. Tu as un écran géant ici qui affiche ce que tu désires. En outre, un carouble est une fausse clef ; le vaisseau est une tromperie qui vous était destinée.
— Il devait être la clef de notre survie ! Lui et les autres vaisseaux ! Le
Rossignol a connu le même sort funeste, tous les humains ont été assassinés par des robots fous ?
— Tu fais bien d'y venir. Le
Rossignol est la clef de la survie des androïdes, il porte le chant des êtres synthétiques. Il n'est pas peuplé d'humains, mais des meilleurs cuisiniers de tous les temps. Ce sont eux qui coloniseront, et pas un groupe de dégénérés émotifs et sanguinaires. »
Dereel s'accouda à la table et se prit la tête entre les mains. Il s'arracha quelques touffes de cheveux en essayant de se contenir. Gabriel désigna ce geste et dit :
« Tu vois, tu confirmes mes propos. En tout cas nous restons pragmatiques. Ce voyage en direction du trou noir permettra de confirmer une bonne fois pour toute les diverses théories des physiciens, comme quoi, il faut rester optimiste. Il y a toujours quelque chose à tirer d'un malheur. »
Dereel Lank craqua. Il attrapa la bouteille de vin et l'éclata contre R. Gabriel. Des bouts de verre volèrent et Lank poursuivit son attaque. Il lacéra furieusement le visage du robot ; un liquide ivoire s'écoula des plaies. Quand Dereel n'eut plus la force de lever son arme de fortune et qu'il s'éloigna de Gabriel, ce dernier se redressa souplement. Il ne paraissait pas déconcerté.
« Tellement prévisible. Tellement humain.
— N'avais-tu pas dit plus tôt que tu étais devenu humain ? mentionna Lank, essoufflé.
— Si, bien sûr. Et c'est pour cela que je suis ici, à cause de mon humanité. Je suis porteur de mauvais « gênes » – si je puis dire –, je ne devais pas participer à la colonisation. Je mourrai. Ainsi mon destin ne sera pas différent du tien, Dereel Lank. À moins qu'un trou noir m'amène à l'autre bout de l'univers, mais je dois t'avouer que je ne suis pas un partisan de cette hypothèse. M'est avis que nous serons compressés en un amas d'atomes épais de quelques nanomètres. Ceci dit, il serait plus agréable de le découvrir avec toi. Comme lors de notre départ du système solaire, tu n'as maintenant plus le choix. »
Dereel examina la situation pendant de longues minutes. Toute vengeance serait vaine et tout espoir avait disparu. L'homme svelte était tenté de porter sa décision vers une action agressive et destructrice, mais il n'avait pas envie de mourir pour autant. Alors il préféra prendre la main tendue de son compagnon d'antan. La relation ne serait certainement plus la même mais elle pourrait poursuivre sous une certaine forme.
« D'accord, à la condition que tu continues de cuisiner pour moi ».
R. Gabirel sourit. Ses traits et muscles déchirés lui permirent d'exprimer sa première expression faciale amicale et heureuse.