Le plongeon de l'Aigle
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Napoléon Ier, Empereur des français et Roi d'Italie
Marie-Louise d'Autriche, Archiduchesse d'Autriche, Princesse de Hongrie et de Bohême, Impératrice des français
Louis-Nicolas Davout, maréchal d'Empire
(Napoléon Ier fait face à la large fenêtre du salon ; les mains croisées dans le dos il tente de contenir sa fureur. Derrière lui, sa femme Marie-Louise et le maréchal Louis-Nicolas Davout sont assis sur des chaises sculptées par Pierre-Gaston Brion faites en bois dorés et tendues de velours vert ciselé. La scène se déroule entre le janvier et l'avril de l'année 1814)Maréchal DavoutJe crains que nous ne tenions pas plus longtemps, Sire. L'ennemi a levé un million d'hommes, c'est confirmé.
Napoléon IerInlassablement, les monarques européens envoient leurs jeunes hommes à la guerre. J'ai déjà défait six coalitions en dix années ; ils ne sont pas fatigués de combattre.
(l'Empereur se retourne)Ils n'auront cesse de m'affronter ; pour avoir su unir le continent et avoir tenté de le pacifier une bonne fois pour toute ils me haïssent. En définitive, l'Europe sera tenue par une famille : la mienne ou la leur.
Maréchal DavoutPuisque vous parlez de famille... que faisons-nous pour Murat, Sire ? Et de Bernadotte par la même occasion ?
Napoléon Ier (grogne)Rien pour le moment. Il a choisi de me trahir et de se terrer dans son trou en espérant de se faire oublier, mais l'Empire ne pardonne pas. Quand je pense que j'ai permis à Caroline de se marier à ce coq vaniteux, ce chien enragé ! Je m'occuperai de lui dès que j'en aurai terminé avec les ennemis de la France. Alors mes adversaires personnels trembleront. Bernadotte, lui, sera fusillé. Un ancien maréchal de l'Empire qui commande une armée alliée c'est de la provocation. Il cherche son sort !
Maréchal DavoutCertes.
Napoléon IerPrécisez le fond de votre pensée, Davout. Ce n'est pas le moment de me faire languir et de m'amadouer par une lente cour.
Maréchal Davout (incline la tête)Comme il vous plaira, Sire. Les rapports de force nous sont largement défavorables : ils disposent de trois plus d'infanterie que nous, sans compter les pièces de canons.
Napoléon IerNourrir une armée de cette taille demande une logistique à toute épreuve, ils ne pourront persister bien longtemps. Au pire, ils commettront des erreurs et des failles émergeront ; nous les frapperont afin de les ralentir et de les désorganiser.
Maréchal DavoutJe crains que cela ne suffise pas, Sire. Ils seront une déferlante d'hommes, de chevaux et de canons ; la guerre ne durera pas.
Marie-Louise d'AutricheJe vous trouve bien pessimiste, Davout. Avez-vous peur pour votre réputation de maréchal invaincu ?
Maréchal DavoutJ'ai peur pour la France, Madame. Leurs soldats ont pour beaucoup servi dans la Grande Armée, ils sont entraînés, endurants et déterminés. Nos jeunes troupes ne peuvent tenir la longueur.
Marie-Louise d'Autriche (flatte)Ce ne sera pas la première fois que vous vous battiez avec des hommes moins expérimentés et en infériorité numérique. Il peut y avoir un nouveau 14 octobre 1806. Ce jour-là, n'avez-vous pas mis à genoux l'armée prussienne en deux batailles ?
Maréchal DavoutSi, bien sûr..
Marie-Louise d'AutricheIéna et Auerstaedt résonneront dans les esprits pour des siècles. L'exploit reste à reproduire mais il n'est pas impossible.
Napoléon Ier (plaisante)Ma mie, vous êtes le soleil réchauffant nos cœurs noircis et ternes. J'ai bien fait de vous tirer des griffes des autrichiens.
Marie-Louise d'AutricheDésormais vous allez devoir faire en sorte que ces « griffes » ne m'atteignent pas, ou le prince héritier ne régnera jamais.
Napoléon Ier (maugrée et prend appuis des deux deux mains sur son bureau)Mes serres les dépèceront. Oh oui, que j'aimerais être un aigle pour fendre sur eux.
(L'ancien premier consul forme un poing de sa main droite et tapote les articulations contre le bois. L'Empereur disparaît alors en un « pouf » d'outre-tombe et dans un épais nuage de fumée blanche. Marie-Louise et Nicolas se lèvent subitement et crient de surprise. L'Impératrice s'accroche et tient fermement le bras de Louis-Nicolas Davout au passage. La fumée se dissipe et peu à peu une forme singulière surgit : un aigle démesuré d'un mètre quarante est sur le bureau)Marie-Louise d'Autriche (horrifiée)Mon bon Louis-Nicolas, quelle est cette sorcellerie ?
Maréchal Davout (stupéfait)Je ne le sais, Madame.
(l'aigle bouge doucement ses ailes)L'AigleDamnation ! Que m'arrive-t-il ?
Marie-Louise d'Autriche (s’agrippe davantage au militaire)Il parle, Louis-Nicolas ! Il parle.
Maréchal Davout J'ai entendu !
Marie-Louise d'AutricheAbattez-le avant qu'il ne nous vole nos âmes !
Maréchal DavoutMais comment ?
Marie-Louise d'AutricheDébrouillez-vous ! Vous êtes le stratège, vous trouverez bien quelque chose !
(Davout la regarde, hagard)Prestement, Maréchal. Ma vie est en jeu !
(elle le pousse vers l'aigle)Maréchal DavoutEt la mienne alors ?
Marie-Louise d'AutricheSi vous survivez vous serez dûment récompensé. Battez l'oiseau et sauver l'Impératrice, Louis-Nicolas, sauvez-moi de ce bec terrifiant ; tordez-lui le cou !
L'AigleNe faites pas cela, Louis-Nicolas. C'est moi : votre empereur.
Marie-Louise d'AutricheMon Dieu, il parle encore ! Hiiiiiiiiiiiiiiii.
L'AigleJe suis Napoléon. Napoléon transformé en aigle vraisemblablement.
Maréchal Davout (fronce les sourcils)Par tous les diables ! Sire ?!
L'Aigle (bat des ailes)Oui, oui. C'est moi.
(un silence se fait, Marie-Louise en profite pour se pencher et se saisir d'une poignée de la redingote bleue foncée du maréchal)Maréchal Davout (méfiant)Vous ne semblez pas perturbé outre mesure par votre nouvel état.
L'AigleJe cherchais à vivre surtout, vous n'étiez pas loin de m'attaquer.
Marie-Louise d'Autriche (murmure à Davout)Êtes-vous certain qu'il ne s'agit pas là d'un démon qui tente de nous envoûter par quelques paroles mielleuses ou obséquieuses ?
L'AigleJe vous entends, très chère.
Marie-Louise d'Autriche (sursaute)Un démon vous dis-je !
L'Aigle (tourne vivement la tête et l'observe d'un œil)Taisez-vous donc pendant une minute, voulez-vous ? Vous seriez gracieuse.
Maréchal Davout (tend le bras vers la porte)Sire, dois-je m'en aller quérir un docteur ou un vétérinaire ?
L'AigleEt pourquoi ne pas avertir toute l'Europe de ma condition tant que vous y êtes ? Non, ne bougez point, malheureux ! Suffisamment de mal a été fait.
Maréchal DavoutBien, Sire.
(il réfléchit un bref instant)Cette... transformation a eu lieu après que vous ayez souhaité devenir un aigle.
Marie-Louise d'Autriche (appuie le propos)Louis-Nicolas dit vrai. Un instant vous parliez d'être un aigle, le suivant vous le deveniez.
Maréchal DavoutLa situation est pour le moins étrange.
L'AigleSeulement étrange ?! Je suis un satané aigle ! qui parle ! Vous avez déjà vu un aigle qui parle diriger un empire ?
Maréchal DavoutNon, Sire.
L'AigleÉvidemment que non ! C'est impossible... ou alors ils se font plumer, rôtir et sont servis à une vindicte populaire affamée.
Marie-Louise d'AutricheVous dramatisez, Napoléon.
L'AigleIls ont guillotiné leur roi, vous pensez qu'ils seront cléments face à leur empereur changé en oiseau de proie ?
(l'Impératrice grimace et secoue la tête)Oui, c'est ce que je me dis aussi. Au moins il y a toujours un bénéfice à en tirer : je serai capable d'observer les déplacements et dispositions ennemis. Enfin, dès que j'aurai maîtrisé ce corps malhabile, je me sens plus albatros qu'aigle.
(l'aigle essaye de faire un pas sur le bureau, il échoue et tombe le bec le premier sur le sol puis jure en un mélange de glatissements et de jurons corses)Marie-Louise d'Autriche (à l'oreille de Davout)Je peux faire de vous le futur empereur.
Maréchal DavoutPlaît-il ?
Marie-Louise d'Autriche (jette un coup d'œil en direction de l'aigle qui se démène pour se relever)Un million d'hommes sont à nos portes, la guerre est d'ores et déjà perdue. Il est temps de sauver la vie d'innocents jeunes hommes, de pères. De nos frères. Prenez
Sa place, gouvernez et rendez-nous à la Coalition. Nos vies
et le pays seront épargnés.
Maréchal DavoutEt qu'en est-il de ce fameux 14 octobre 1806 qui restait à reproduire ?
Marie-Louise d'AutricheC'était il y a huit années de cela. Aujourd'hui, seule la défaite plane – et vous le savez – pendant que gisent ceux qui devaient voler et nous éblouir.
(elle le voit douter et agiter ses mains du fait du stress)L'AigleAllons, qui est le charognard maintenant, Marie-Louise ? J'ai fait de vous l'impératrice de l'Europe ! et vous, vous complotez mon assassinat. Ce mariage est une déception répétée !
Marie-Louise d'Autriche (dispense toute son attention à Davout et lui prend les mains)Il est maudit. C'est un aigle je vous le rappelle, et non plus l'homme que vous serviez. Qui sait d'ailleurs si c'est bien lui qui parle. Imaginez que l'on nous accuse de magie noire ; notre fin sera de périr sur les flammes d'un bûcher. Mon enfant mourra également. L'héritier ! Éjecter cette chose par dehors qu'on en finisse, Louis-Nicolas. Maintenant !
(suite à plusieurs secondes de réflexion, en bon pragmatique, Louis-Nicolas Davout, maréchal d'Empire attrape l'aigle qui le supplie de l'épargner pendant que Marie-Louise se précipite vers la fenêtre la plus proche, tourne la poignée et l'ouvre ; Davout balance alors l'aigle qui s'écrase par terre, après un plongeon disgracieux, sur les pavés de la cour du château de Fontainebleau ; les deux complices regardent en bas puis se zieutent, la duchesse d'Autriche pose sa tête contre l'épaule du maréchal et enserre sa taille)Marie-Louise d'AutricheNous voilà saufs.
Maréchal DavoutCertes. Mais désormais nous devrons affronter le remords et le déshonneur.
Marie-Louise d'AutricheNous l'affronterons ensemble, Louis-Nicolas.
Maréchal Davout (considère l'animal immobile plus bas)Cela me réconforte.