"Raconte moi l'histoire d'un coup de foudre en pleine rue, et le travail mental qui s'ensuit sur les vingt-quatre heures qui suivent."
Une seule règle : la personne n'est croisée que furtivement au début, et on ne la retrouvera pas par la suite.
Caen. Rue Saint Jean. Il est quatorze heures dix, un vendredi. Je me promène sur la grande rue piétonne. A mes côtés défilent les bars et les boutiques de vêtements. J'ai le regard vide. Ma main droite va et vient entre ma bouche et la boîte de pâtes que je viens d'acheter à un fast-food un peu plus loin. J'en sens d'ailleurs à peine le goût sous la sauce tomate et le parmesan industriel qui les recouvrent.
Il fait un grand soleil. Quelques nuages viennent briser la monotonie du ciel bleu. Autour de moi une foule bariolée promène ses gosses et fait ses achats dans des magasins aux devantures colorées. Contrairement à ce que disent des écrivains complaisants, cette foule ne produit pas une sorte de musique urbaine. Elle produit une cacophonie. Rythmée par les pleurs d'enfants qui viennent de voir leur nouveau jouet favori leur passer sous le nez. Soutenue par les rires bruyants des bandes de jeunes. Agrémentée par les bruits des moteurs et les coups de klaxons. Clôturée par une dispute!
Le bruit surpasse les autres ! Il attire mon attention. Je vois une jeune femme s'énerver contre une autre. Une de ses amies surement. L'image est stroboscopée par les passants et je ne les distingue pas très bien. Elles sont visiblement sur un banc public. L'un de ces bancs vert bouteille infâme.
La fille se lève. Elle lance une dernière invective qui dégénère. Des « va te faire foutre », « je t'emmerde » « pauvre conne », et autres achèvent d'entacher le débat. Mes pas m'emmènent vers le banc qui a accueillit cette joute verbale. Elle, de son côté fait volte face pour tourner le dos à son interlocutrice et s'élance dans ma direction.
Elle a un visage magnifique putain ! Elle a des yeux incroyables. Tout en reflets bleus et verts. Elle a une cascade de cheveux un peu bouclés châtain foncé qui lui retombe juste sur les épaules. Et merde, ma libido parle, mais elle a un corps superbe ! De brèves images viennent envahir ma tête. Je la secoue, c'est pas chrétien tout ça !
Elle vient vers moi, bordel, je fais quoi là ? Je tente de lui parler ? J'engage la conversation ? « je vous ai vues vous engueuler avec votre copine, vous parliez de quoi ? ». Je passerais pour un con ouais !
Elle est de plus en plus près là. Je ne sais pas quoi faire ! Merde ! Elle pleure. M'étonne pas tiens, elle vient d'insulter une de ses amies. Typiquement féminin ça. Elle s'arrête et sort un mouchoir pour arranger le maquillage qui profite des larmes pour partir à l'assaut des joues. Elle à l'air perdue. Son regard se pose sur moi. Je la fixe .Je suis complètement bloqué. Elle est encore plus jolie avec ses yeux salis par le mascara. Je ne pensais pas ça possible. J'ai le coeur qui accélère ! Je vais faire une putain de crise cardiaque si elle continue de me fixer !
Elle est juste devant moi maintenant. Juste sur ma droite. Elle va passer ! Elle passe. Elle est passée. Elle m'a effleuré la main.
Je suis heureux. Mais merde, je viens de me faire toucher le bras par une parfaite inconnue, hypnotique peut être, mais inconnue quand même. Et je suis heureux comme un gamin. J'ai une espèce de chaleur au creux des reins qui ferait hurler Buster Keaton, tout flegmatique anglais qu'il soit. Manquerait plus que les hormones viennent s'en mêler et ce sera le bouquet.
Je continue de marcher tout droit comme un robot. Je ne sais pas ce que je vais faire. J'ai l'image de cette fille imprimée dans les yeux. Je n'arrive pas à m'en défaire. J'ai le souffle court. J'ai le coeur qui fait un cent mètres en solo.
Je suis dans le tram maintenant. Les gens sont flous. C'est fou ce que les gens peuvent sembler moches et bardés de défauts maintenant que j'ai ce morceau de perfection gravé dans ma rétine. Une boule de salive s'est coincée dans ma gorge. Je n'arrive pas à déglutir.
Je suis tout à l'avant du tram. Merde, j'ai oublié de valider mon ticket. Je me précipite sur la borne. Le ticket ne rentre pas ! Bordel. Je le tourne dans tous les sens. Je vois l'arrêt. Des contrôleurs ! Ce foutu ticket passe enfin. Juste derrière moi, un type qui vient de voir les uniformes se jette lui aussi sur une borne. Pas de chance, les conducteurs bloquent les appareils juste avant les arrêts pour avoir les mecs qui ne valident que s'il y a un contrôle.
Pendant que je le regarde s'escrimer sur la machine. Je vois une fille plus loin. Attends, c'est elle ? Attends, on dirait bien que c'est elle. Je n'ai pas le temps de me lever, elle vient de descendre.
Ca ne peut pas être elle; elle n'a pas pu prendre le même tram que moi. Je l'aurai vu monter. J'ai des hallucinations ou quoi ?
« Monsieur, montrez moi votre titre de transport je vous prie ! »
« Ah ! merde euh oui, désolé. »
Il m'a fait peur ce con. J'ai fait un bond. Je lui passe mon billet qu'il passe dans une sorte de lecteur bizarre. Le bip bip qu'il émet à l'air rassurant. Je récupère ce maudit truc distraitement et laisse l'homme traquer les fraudeurs.
« Bonne journée. »
C'est ça, c'est ça... Je suis déjà absorbé par un reflet dans la vitre qui ressemble vaguement à un visage.
Je suis rentré chez moi. Mes réflexes d'étudiant reprennent le dessus. Mon premier réflexe est d'allumer mon ordinateur. Tac ITunes. Je mets la première chanson qui vient. Du Brit-punk. Je m'étale sur mon oreiller, je vais faire un somme. Ça va m'aider. Au bout de trente secondes je sens que quelque chose cloche. J'ai une irrépressible envie de mettre de la pop anglaise niaise. Hors de question de mettre du James Blunt. Je me rabats sur une chanson de Muse. Là, c'est bon. Je m'endors comme une masse.
Il est dix-huit heures. J'ouvre les yeux. Je ne sais pas encore si ça m'a fait du bien. Sur ma table de chevet, mon mobile indique que trois messages sont arrivés. C'est jour faste aujourd'hui tiens... Un message d'orange pour m'expliquer avec une virulence de vendeur d'encyclopédie par porte à porte que mes amis attendent de mes nouvelles et qu'il serait temps de profiter d'offres au prix indécemment bas... Même par sms, ils essaient de m'arnaquer ! Un autre de ma meilleure amie. Elle m'invite chez elle à Paname après les partiels. Ça au moins, ça fait plaisir. Le temps d'approuver en douze centimes de forfait et je passe au dernier.
Expéditeur inconnu. Tiens ? La série de chiffres qui s'affiche sur mon écran ne me dit rien non plus. Un « Ca te dit de venir chez moi ce soir? J'aimerais te dire quelque chose » fluorescent illumine l'écran. Brusquement, j'ai le coeur qui s'emballe; pendant que ma raison me hurles que je suis une buse. C'est vrai quoi, comment elle pourrait connaître mon numéro après tout ? N'empêche c'est une saleté de coïncidence.
Je part prendre une douche. Sous le jet d'eau chaude, le message me travaille. J'élabore des théories alambiquées pour expliquer cette apparition.
Ça y est, je suis propre. Le téléphone sur ma table me nargue comme s'il savait quelque chose de plus que moi. C'est bon je craque. Je demande « appeler ce numéro », et j'en aurais le coeur net.
Ça sonne... Ah, ça décroche.
« Allo ? »
« Allo, ouais, euh, j'ai reçu un message de toi, mais je voudrais savoir qui tu es ? »
« Pardon? »
C'est elle, merde, c'est la même voix je crois. J'ai encore le coeur qui bat à s'en faire exploser le ventricule !
« C'est Pauline ! C'est bien *** c'est ça ? »
« tuûut tuûut »
Putain manquait plus que ça. Une nana de ma classe qui s'amourache de ma personne. Ils veulent ma mort ou quoi ? En temps normal, j'aurai sauté sur l'occasion. Et là, paf, je lui raccroche au nez sans même considérer la chose. Je ne vais vraiment pas bien.
Au fait, elle ressemble à quoi cette Pauline ? Le temps de dénicher mon numérique, et je la vois collée à moi dans une boite de la ville. J'aurais du m'en douter ! L'espace d'un instant, son visage devient celui de la fille qui obnubile mes pensées. Je regarde de plus près, la similitude disparaît.
Je balance l'appareil photo sur le lit et m'allonge à côté. Dans le plafond blanc tout moche apparaissent des petits visages. Pendant un moment, je divague sur ce qui pourrait se passer si je la retrouvais. Des histoires très jolies d'ailleurs. Je l'ai sur mes genoux et elle se laisse aller contre ma poitrine. Je l'embrasse doucement. J'essaie de m'imaginer son rire. Encore et encore je la vois se serrer contre moi pour se réchauffer ou pour me faire un câlin. Devant mes amis à l'école, à deux sur une chaise, mes bras encerclant sa taille.
Je secoue la tête, des films. Des bons gros films comme je m'en fais à chaque fois que l'amour se mêle de ma vie privée. Ce n'est pas désagréable en fait, mais je sais bien ce que ça va donner. Je ne la reverrai surement jamais.
Je tourne la tête vers mon radio-réveil. Neuf heures et demi ! J'ai passé des heures à révâsser ! Je me lève avec difficulté et me dirige vers mon réfrigérateur. Cet appareil infernal qui fait un bordel monstre tous les soirs. Le temps de parcourir du regard le contenu, je saisis une pizza dans le freezeur et la mets au micro-onde. Tic programme spécial grill, tic dix minutes. Le temps pour moi d'allumer mon ordinateur et de me connecter sur le net. MSN présente une fenêtre bleutée attirante, mais plus je la vois et moins j'ai envie d'écrire. L'opération se répète avec Facebook, rien à faire. Le bip salvateur de l'électro-ménager compatissant me sort de ma torpeur. Je sors ma pizza et me rends compte à quel point j'ai faim. Je me jette sur mon repas et l'engloutis.
Il est deux heure du matin. J'ai passé une partie de la soirée à parler sur le net. A parler d'un film bizarre que j'ai vu en partie quelques dizaines de minutes avant. Je m'écroule sur mon lit de fatigue.
« Je suis sur une branche d'arbre, je suis assis à côté d'une fille. Elle ressemble à Pauline, mais son visage est changeant et ne dit rien. Elle balance ses jambes d'avant en arrière, alors que je suis bloqué à l'idée de tomber. Je regarde en bas, ouf ! Nous sommes seulement à quatre ou cinq mètres du sol. Je relève mon visage pour voir le sien se poser contre mon épaule. C'est Elle. Je glisse ma main autour de sa taille et je me laisse aller. J'ai une délicieuse sensation de chaleur qui me parcoure le corps. Elle finit par poser sa tête sur mes jambes. Je suis en train de voir mes divagations se réaliser. Elle parle, je n'entends rien. Je lui réponds, mais je ne sais pas ce que je dis. Elle pose une main sur ma joue. Je vois ses lèvres qui s'approchent et ses yeux qui se ferment. Je l'embrasse ! J'ai l'impression de revivre mon premier baiser. Je suis surexcité. Je ne comprends plus rien. Je suis amoureux!
Quelqu'un nous appelle d'en bas. Je ne fais rien pour lui répondre, mais tout devient de plus en plus flou.
J'ouvre les yeux. Devant moi, la couette dessine un paysage torturé sur fond de mur blanc. Je me tourne vers le réveil. Il est midi déjà ! Je suis bien là et je me retourne dans mon lit. Le rêve est en train de partir en fumée et je ne peux pas le retenir. Encore et encore j'essaie de recréer cette scène. Mais c'est peine perdue, la seule constatation qui reste, c'est que je suis fou amoureux de cette fille.
Une idée stupide me prend. Je me lève, me douche à toute vitesse et m'habille exactement comme hier. Je descends de mon immeuble et parcours le chemin jusqu'au tram. Il est treize heure. Je descends, treize heure trente. Je retrouve ce restaurant de pâtes à emporter. Je refais le même chemin. J'ai des impressions de déjà vu qui s'accumulent. Les gosses dans la rue qui crient, le ciel d'un bleu azur agressif. La foule qui déambule dans la rue Saint Jean. Il est quatorze heure dix. Je revis cette scène comme si je regardais un film.
Je veux retrouver ce banc ! Enfin, je finis par le repérer! Je cours vers lui et... et il est vide.
Ce ne sera pas aujourd'hui que je vivrais mon rêve. Putain de ciel bleu !