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Le texte suivant est un conte destiné à être dit, d'où les formulations parfois très orales. Un jour, je l'enregistrerai peut-être...
Gus est un gars comme les autres, à ceci prêt qu'il avait eu une vie pas facile-facile. Il avait pourtant bien commencé : grand gars costaud, propre sur lui, la tête sur les épaules. Il faisait rêver les filles. Et puis le sort lui est tombé dessus. Quatre femmes, qu'il a eu : la première est morte en couches ; la deuxième s'est noyée la rivière ; la troisième a trébuché sur le pas de la porte et s'est enfoncé dans le crâne une hache qui traînait ; la quatrième est morte de peur qu'il lui arrive quoi que ce soit, comme les trois autres femmes de Gus avant. Une femme morte : on pleure mais c'est comme ça. Deux femmes mortes : on plaint le veuf et sa dure vie. Trois femmes mortes : on commence à chuchoter derrière son dos, "quelque chose tourne pas rond". Quatre femmes mortes : c'est sûr, le Gus, il est maudit ! Plus aucune femme n'a voulu de lui ensuite.
Mais voilà, y'a toujours un temps où les choses se compliquent et où le destin vous rattrape. Gus, il a maintenant la quarantaine bien sonnée. Il s'est habitué à la solitude et ne demande rien d'autre que vivre tranquillement jusqu'au jour où son corps en aura assez. Mais voilà, la vie suit son propre cours. C'est par un matin frisquet d'Avril que Gus trouve au pas de sa porte un petit mot soigneusement écrit :
"Viens me trouver ce soir quand la lune sera haute. Suit le chemin qui va vers la rivière. Marche jusqu'au gué et traverse le. Puis tourne à gauche, derrière le gros rocher et entre dans les bois. Plein Est, tu trouveras la souche du Vieux Chêne : à sa droite, y'a un buisson de ronces. J'y ai taillé un petit passage. Derrière, y' une clairière à flan de colline. Je t'y attendrai."
Le Gus, il est intrigué. Il comprend pas bien l'intérêt de faire autant de mystères pour une simple rencontre. Mais en même temps, il sait au fond de lui qu'il ira au rendez-vous : ce petit mot lui fait se sentir comme un gosse, rempli de secrets et de magie. Ça faisait longtemps qu'il n'avait pas ressenti un truc pareil. Alors, à la nuit tombée, Gus il se fait beau : il taille sa barbe, se parfume et met sa chemise du dimanche. Il enfile ses plus belles bottes, coiffe un élégant chapeau de feutre, et sort de chez lui. Éclairé par la lune, il suit le chemin vers la rivière, traverse le gué, tourne à gauche derrière le gros rocher et rentre dans les bois, se dirigeant plein Est. Il trouve la souche du Vieux Chêne et le buisson de ronces à droite. Il voit bien que quelqu'un a taillé un passage dans les épines. Il sent son cœur qui bat a toute vitesse : il a hâte, le Gus ! Mais il a un peu peur aussi, il a pas l'habitude de faire des choses nouvelles comme ça. Il regarde le buisson de ronces, inspire un bon coup, baisse la tête pour ne pas abîmer son chapeau, et avance.
De l'autre côté, il tombe sur une jolie clairière, ouverte sur la paroi abrupte de la colline qui surplombe le village. Au centre de la clairière, y'a une jeune fille. Une gamine, presque. Gus la connait de vue : c'est Manon, la fille du maréchal-ferrant. Elle porte une petite robe blanche décorée de dentelle et a noué des rubans au bout de ses tresses. Elle semble si fragile, si jeune.
"Bonjour, Gus. Ça fait longtemps que je voulais te voir. Seul à seul."
Manon s'approche de Gus et lui met la main sur la poitrine. Elle lève la tête vers lui et le regarde de ses grands yeux clairs. Gus, il a pas le temps d'ouvrir la bouche que la Manon elle lui a déjà demandé ce qui allait sceller leur destin à tous les deux :
"Gus, je veux que tu me fasses l'amour."
Et là, le Gus, en un éclair il revoit ses quatre femmes, ses quatre fantômes. Il ouvre grand ses yeux de peur et d'étonnement, il secoue sa tête et il s'enfuit en courant. Il passe sous les ronces, perd son chapeau, contourne la souche du Vieux Chêne, se prend les pieds dans une racine, court encore, sort des bois, arrive au gros rocher, traverse le gué, galope sur le chemin comme s'il avait la mort à ses trousses, arrive devant chez lui, fonce à l'intérieur et claque la porte. Il souffle, il est rouge et il croit bien qu'il s'est pissé dessus.
Mais Gus, il a la tête sur les épaules, comme on dit. C'est un gars qui raisonne. Il se dit qu'il a pas trop de raison d'avoir peur, tant qu'il ne fait rien de stupide. Il décide d'aller parler à Manon et de lui expliquer pourquoi il ne veut pas la toucher. Juste avant de s'endormir, il se dit qu'elle est bien jeune, la petite, elle a pas du comprendre.
Le matin suivant, Gus trouve devant sa porte un autre mot, aussi soigneusement écrit :
"Je t'ai fait peur. Reviens, je ne voulais pas."
Alors le soir, quand la Lune se lève, Gus est prêt à retrouver Manon. Il n'a plus son chapeau, perdu dans les ronces. Il n'a plus sa belle chemise ni ses meilleures bottes. Il ne veut pas trop plaire, cette nuit. Gus suit donc le chemin jusqu'à la rivière, traverse le gué, tourne à gauche derrière le gros rocher et rentre dans les bois, plein Est. Il arrive au Vieux Chêne et se baisse pour passer sous les ronces. Quand il débarque dans la clairière, Manon est là. Elle est belle, la Manon. Elle a changé de robe et s'est détaché les cheveux. On dirait presque une femme, fière sous le clair de lune. Mais quand elle s'approche et pose sa main sur sa poitrine, Gus voit presque comme une supplication dans ses grands yeux clairs. Il n'a pas le temps d'ouvrir la bouche que la Manon a déjà pris la parole :
"Je t'ai fait peur. Je ne voulais pas. Je sais pour tes épouses, les mortes. Tu n'y es pour rien et tu mérites une vraie femme à tes côtés. Voilà pourquoi je suis là. Gus, je veux que tu me fasses l'amour."
Gus, il n'a plus vraiment peur, il a eu le temps de réfléchir. Il observe le visage de Manon, si proche du sien. Il est beau, son visage, avec ses douces rondeurs de l'enfance et ses grands yeux clairs. Elle a juste un bleu sur le coin du menton, petite tâche qui dépare un peu ses traits délicats. Gus lui pend le visage très délicatement dans les mains. Il a le cœur qui bat à tout rompre, ça fait tellement longtemps qu'il a pas touché une femme ! Il la regarde et lui dit avec toute la tendresse du monde :
"Oui, j'ai peut-être besoin d'une femme. Mais, douce Manon, tu n'es qu'une enfant. Grandis encore et, dans quelques années, si tu n'as pas peur des malédictions, reviens me voir."
En entendant Gus lui parler comme ça, Manon devient furieuse. Elle repousse les mains du pauvre Gus et lui crie dessus :
"Je veux pas attendre. Je peux pas ! Je t'aurai ou j'en mourrai !"
Puis Manon se précipite sous les ronces et s'enfuit en pleurs. Le bas de sa robe reste accroché aux épines, fragile lambeau de dentelle. Gus le regarde, l'air perdu. Il ne comprend pas la colère de Manon. Devant tant de rage, il a juste envie de la serrer dans ses bras pour qu'elle se calme la pauvre enfant ! Cette nuit, Gus rentre chez lui encore plus perdu que la veille. Son esprit est ailleurs. Il ne fait attention ni au Vieux Chêne, ni au gros rocher, ni au gué. Il ne sait pas trop par quel miracle il est rentré chez lui.
Juste avant de s'endormir, il se dit qu'elle est bien triste, la Manon. Il aurait envie de la consoler.
Le matin suivant, pas de mot devant sa porte. Ni le jour d'après. Ce n'est qu'au troisième matin que Gus retrouve l'écriture devenue si familière de Manon.
"Reviens. J'ai besoin de toi."
Quand la lune se lève, Gus est prêt à retrouver Manon. Il a été agité toute la journée, fébrile comme un adolescent avant un rendez-vous amoureux. Il sort avec précipitation, ne prenant pas la peine de changer de chemise après sa journée. Il court presque sur le chemin vers la rivière, saute le gué d'un bond agile, contourne la pierre et se lance entre les arbres. Il passe rapidement à côté du Vieux Chêne, se faufile sous les ronces et débouche enfin dans la clairière. Là, devant lui, y'a une femme presque nue, juste vêtue d'une légère robe de gaze argentée. Gus secoue la tête, estomaqué. Il a reconnu Manon et ses longs cheveux, Manon et son beau visage, Manon et ses grands yeux clairs. Manon, qui malgré son corps sans seins ni hanches, a vraiment l'air d'une femme. Manon, presque nue devant Gus qui n'a pas touché de femme depuis de nombreuses années...
Elle s'approche de Gus, pose une main sur sa poitrine et le regarde avec ses grands yeux clairs. Elle n'a même pas le temps d'ouvrir la bouche que Gus lui a déjà plaqué un baiser affamé sur les lèvres. Manon l'embrasse à son tour puis se recule. Elle laisse tomber sa robe et lance un regard de défi à Gus.
"Je veux que tu me fasses l'amour."
Et Gus, il a beau se dire que la Manon elle est quand même jeune, bien trop jeune, il avance quand même vers elle et la couche sur l'herbe, devant la paroi de pierre de la colline. Il lui fait l'amour doucement au début, puis de plus en plus avidement. Ça fait tellement de temps qu'il a pas touché une femme !
Quand ils ont fini, il contemple le corps d'enfant de la belle Manon. Des bleus marbrent son corps, ça et là : sur la hanche, sur le bras, en bas du dos... Gus caresse doucement les marques et, juste au moment où il allait ouvrir la bouche pour lui demander comment elle s'était fait tout ça, Manon prend la parole et lui dit :
"Et maintenant, tu vas m'épouser, hein ? Il ne peut pas en être autrement."
Gus sursaute et se lève d'un bond. Il ne s'était pas attendu à ça ! Elle est si jeune. Et il aime sa solitude, il n'est pas sûr de vouloir d'une épouse à la maison. Et elle est si jeune, la Manon. Il bafouille, essaie de lui faire comprendre.
"Je veux pas, Manon, je peux pas. Plus maintenant, c'est trop tard, tu vois."
Et, pour la deuxième fois, Manon s'en va en pleurs, nue dans les ronces qui écorchent sa peau d'enfant.
Gus rentre chez lui, perdu comme jamais il ne l'a été. Il voudrait bien faire. Il voudrait arracher cette terrible tristesse dans les yeux de Manon. Il aurait voulu qu'elle soit sa fille. Il aurait voulu avoir été plus fort et ne pas l'avoir touchée comme une femme. Au matin, il décide d'aller voir Manon chez elle, sans attendre le soir, sans attendre la lune. Il prend donc le chemin de la maison du maréchal-ferrant, le père de la Manon.
Quand il toque à la porte, c'est le père qui lui ouvre. Gus recule en le voyant : l'homme est rouge de fureur, prêt à frapper à la moindre contrariété. Gus, d'une toute petite voix, demande à voir Manon. Il n'aurait pas du. En entendant le nom de sa fille, la colère de l'homme explose. Il hurle, il hurle et son cou se gonfle, ses mains se contractent, les veines de son front ressortent. Il hurle que sa catin de fille n'est pas rentrée de la nuit, mais que quand elle sera là, elle regrettera d'être venue au monde. La mère, tremblante, s'approche doucement par derrière en essayant de calmer son mari. On ne crie pas ainsi devant les voisins. Elle se prend un violent coup sur la tempe et tombe au sol.
Devant tant de violence, Gus recule. Il fait demi tour et court vers la rivière. "Pardonne moi, Manon, je n'avais pas compris, je ne savais pas". Le Gus, il commence à comprendre ce qui s'était passé dans la tête de la jeune Manon. Pourquoi elle voulait tant que Gus lui fasse l'amour. Dans sa tête de gamine, c'était le meilleur moyen pour qu'il l'épouse. Le meilleur moyen pour quitter la maison de son père. Le meilleur moyen pour arrêter les coups, pour ne plus avoir peur.
Et Gus il comprend qu'il n'aurait pas du lui dire non, il n'aurait pas du la rejeter. Il court, aussi vite qu'il le peut. Il traverse le gué d'un bond, passe derrière le gros rocher, file si vite que les branches des arbres lui fouettent le corps. Il veut arriver avant que... Il saute par dessus la souche du Vieux Chêne, s'engouffre dans les ronces sans faire attention aux épines qui déchirent ses vêtements et saignent sa peau. Et débouche enfin dans la clairière.
Gus, il n'a jamais couru aussi vite de sa vie. Mais ça n'a pas suffit. Devant lui, dans la clairière, il voit le petit corps de Manon allongé sur le sol, face contre terre. Sa tête forme un angle étrange avec son buste. En haut, sur les rochers de la colline qui surplombe le village, Gus voit son chapeau accroché à une racine.
Si jeune, la Manon, si jeune.