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 L'ours et le glaive

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Teclis
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MessageSujet: L'ours et le glaive   L'ours et le glaive Icon_minitimeLun 1 Fév - 21:15

Préface : Feu et acier.


Luve attendait paresseusement, debout, dans la petite pièce grisâtre. Vêtu de beaux atours violets et arborant à la ceinture un sabre richement décoré, l'ours portait un regard affligé sur le moindre détail de la salle. Du banc rustre grossièrement taillé, à la petite lampe tremblotante, tout ne lui inspirait que dédain. Il épousseta machinalement le bas de sa veste comme par peur d'être contaminé par l'ambiance morne, pathétique du lieu.
Son maître l'avait envoyé chercher une chose particulièrement précieuse ici-même, dans cette demeure ; celle d'un forgeron très renommé. Et si Luve n'avait pas été accoutumé jeune à considérer les goûts particulièrement austères des artisans en matière décorative, il aurait juré qu'il s'était trompé de maison. Pourtant, il en était sûr, c'était bien ici. Les innombrables voyageurs qu'il avait interrogé sur le chemin lui avaient indiqué cette bâtisse grande et vieillotte, affublée de multiples cheminées, et dans laquelle il était entré avec méfiance. Un jeune serviteur l'avait alors accueilli, puis, s'étant enquis du motif de sa visite, avait indiqué cette pièce pour patienter avant de s'éclipser.
Et Luve patientait, et continuait encore de patienter. Cette attente prenait des allures de calvaire à mesure que l'huile de la lampe qui illuminait l'endroit brûlait en répandant une petite fumée noirâtre et malodorante. Aucun confort ne s'offrait à lui, ou manière de passer le temps. Pourtant, à la cour de son roi, Alcazzar, il pouvait passer des heures à ne pas pouvoir bouger, mais au moins était-il entouré d'un décor riche, valorisant. En cet instant, il aurait aussi bien pu tourner en rond dans la caverne d'une quelconque bête sauvage, et y trouver un peu plus de distraction. De sombre humeur, il entendit avec joie le grincement d'une porte qu'on ouvre. Se retournant, il vit le jeune serviteur qui l'avait accueilli précédemment s'incliner gauchement.

- Seigneur, mon maître vous fait dire qu'il a presque terminé votre commande.

Le « presque » sonna désagréablement aux oreilles de Luve.

- Par kotonnus, enfin... Voilà près d'une année qu'Alcazzar lui a passé, et j'ai l'impression d'attendre ici depuis presque autant de temps...
- Dans ce cas, seigneur, le jeune peluche se courba d'avantage mais on lisait l'ironie dans son ton de voix, vous pourrez bien encore patienter quelques minutes de plus.

De la bile reflua jusque dans la gorge de Luve à l'audition de ces paroles impertinentes. Furieux, il envisagea une demi-seconde de s'en aller après avoir giflé ce gueux prétentieux, puis se ravisa. Rentrer les pattes vides auprès du roi ne serait pas très sensé, d'autant qu'il était proche d'obtenir l'artefact désiré. Affichant la mine la plus neutre possible, bien que ses yeux lançaient des éclairs, il s'adressa poliment au domestique.

- Et votre maître, où est-il en ce moment ?
- Seigneur, au risque de me répéter, il est en train de finir le dur labeur commencé il y a une décade de mois, en perfectionnant une ultime fois l'épée que vous avez commandé.
- Certes, mais ce n'était pas là ma question. Luve savoura avec délice l'autorité que lui conférait sa position de client, et surtout de noble. En quel lieu se trouve t-il ?

A son tour, le serviteur tenta de maîtriser le ton de sa voix, dans laquelle on percevait un mélange de colère et d'énervement.

- Seigneur, mon maître se trouve naturellement dans son atelier de forgeron, puisqu'il est en train de finir de forger votre précieuse lame, comme je vous l'ai dit, déjà.
- Tant mieux alors, Luve se dirigea d'un bon pas vers la porte entrebâillée, qu'il poussa sous les yeux stupéfaits du jeune peluche, je voudrais assister aux dernières étapes de réalisation.

Il se tenait maintenant à l'entrée d'une pièce plus grande aux murs de briques, tout en longueur, qui renfermait une multitude d'outils plus ou moins noircis, ainsi que des lingots de fer, d'acier et d'argent. L'ours repéra même dans un coin quelques fragments d'or.
Tandis qu'il progressait vers une autre porte, à l'opposé de la salle, il fut rejoint par le serviteur, qui récupérait de sa surprise.

- Seigneur, vous ne pouvez entrer ici ! Ces locaux sont interdits aux visiteurs ! La panique avait effacé tout faux semblant de sa voix, habituellement onctueuse.
- Ils sont interdits aux visiteurs ordinaires, Luve contourna un établi ou se pressait une dizaine de fers de lance, et puis, rien ne m'empêche de vouloir apprécier le travail d'un maître forgeron à l'œuvre.

L'autre s'arrêta d'un coup, lançant un regard sévère à son interlocuteur.

- Hormis que mon maître ne tolère pas qu'on l'interrompe dans son travail ! Il forge depuis plus de deux cents ans des armes pour les peluches les plus prestigieuses, et jamais aucune d'entre elles, ou un de leurs valets, ne s'est permise de s'imposer pour assister à son art.

Luve stoppa à son tour sa course devant une lourde porte en chêne massif, derrière laquelle il devinait plus qu'il ne sentait, ronfler un feu ardent. Il posa ses griffes sur un anneau en métal noir et se tourna un bref instant vers le jeune serviteur, un rictus sur les babines.

- Les temps changent... Et il poussa l'imposant battant de bois.

Aussitôt, un souffle de chaleur extrême l'assaillit à la manière d'une coulée de lave. Partout, de gros fourneaux cuivrés retenaient prisonniers de terribles brasiers rougeoyants. Des flammes dansaient sur des charbons couleur grenat, dans des étreintes sensuelles et indécentes. Toutefois, il en émanait une aura féroce, et Luve percevait très nettement qu'elles renfermaient une âme prédatrice, avide de consumer la matière sous toutes ses formes.
Une fumée étrangement blanche flottait partout dans la pièce, dont on aurait été incapable de définir précisément les contours. Sa consistance était plus lourde que de la vapeur, légèrement huileuse, mais elle semblait entrer et ressortir des poumons plus facilement que l'eau d'une source pure et limpide. Avec grâce, le nuage gazeux se mouvait en cercles concentriques autour de chaque objet, qui semblait devenir l'œil d'un ouragan miniature. Un peu partout sur le sol, des gouttelettes de métal en fusion crépitaient furieusement à la manière d'almandins éparpillés là avec insouciance.
Au centre de ce calme déflagrant, entouré d'outils noircis et d'enclumes à demi-fondues, un peluche frappait régulièrement une lame avec un marteau chauffé à blanc.
C'était un verdilien très âgé, les écailles couvrant sa peau étant épaisses, presque cornées. Plusieurs cicatrices incontestablement dues à des brûlures luisaient sur ses bras puissants, contrastant avec l'aspect mate des gants qui couvraient ses pattes. Bien qu'il eut l'air respectable, rien ne le différenciait d'un autre robuste vieillard de son espèce, si ce n'était la blancheur de ses crocs et de ses yeux. Les sables les plus fins du désert, ou la neige la plus pure des hauts monts, n'auraient été que pâles reflets par rapport à ses attributs diamantins. En vérité, son regard devait brûler plus sûrement que le feu qui emplissait les lieux.
Avec une austère sévérité, il martelait de coups précis une épée maintenue couchée dans un bain de flammes épaisses. Regardant le brasier lécher la garde de l'arme, Luve s'aperçut qu'il avait été rejoint par le jeune domestique. Ce dernier fit signe de se taire, affichant une gravité proche de celle de son maître. Il était certain maintenant qu'il valait mieux laisser le vieil artisan se rendre compte lui-même de leur présence, que de l'interrompre. Luve resta donc là, hypnotisé par les mouvements assurés du forgeron, donnant corps à l'acier par la morsure du fer.
Le temps n'avait plus d'importance, à mesure que la lame était battue dans des giclées d'étincelles. Le son, étouffé par l'agitation diabolique des fourneaux, n'en apparaissait pas moins clairement comme les notes érodées d'une ancestrale mélodie. Celle-là même qui résonnait à l'orée du monde, lorsque les divinités modelèrent et forgèrent mers et continents. Alors, à chaque vibration métallique, s'ouvrait une faille béante dans l'âge et l'espace, plongeant l'esprit jusqu'au centre de la terre, dans les entrailles de Meidiowe, d'où naquirent enfer et paradis.
Toutefois, le glas finit par cesser, s'estomper. Un léger écho perdura, puis ce fut terminé. Le verdilien leva son ouvrage devant lui, pour en contempler la finition. A n'en point douter, l'épée était magnifique, son tranchant rutilant contrastait avec la froideur du saphir qui agrémentait majestueusement la garde d'argent. Néanmoins, il restait encore un ultime usage pour que cet artefact fusse parfait.
D'une voix profonde, tout en levant son marteau, le forgeron commença à réciter.

« Par le fer qui te frappe,
Je te transmets ton tranchant,
Puisses-tu pourfendre les ennemis de ton maître,
Et être son dernier bouclier. »

Et d'un coup, il abattit dans une tempête d'étincelles la masse. L'arme endura le choc sans aucune marque. Alors, après un bref moment, le maître se rapprocha d'une cuve contenant ce qui ressemblait à de la lave en fusion. Avec détermination, il y plongea l'épée en prononçant la suite du rituel.

« Par le feu qui te forge,
Je t'offre ton éclat,
Car tu es le guide de ton porteur,
La torche qui de sa vie éloigne les ténèbres. »

Luve, stupéfait, le vit la maintenir jusqu'à la garde dans le bouillonnement, et l'en ressortir indemne. Un peu de liquide incandescent coula sur ses formes coruscantes, rougies par la chaleur. Il irradiait de la pointe une lumière rassurante quand elle pourfendit la surface miroitante de l'eau.

« Par l'eau qui t'engloutit,
Je te fige telles les glaces éternelles,
En ce que tu seras l'avatar des divinités invincibles,
Le froid acier qui jamais ne rompt. »

De la vapeur siffla autour de l'artisan. Sa silhouette baignait dans un brouillard presque éthéré, pourtant, on pouvait voir nettement chacun de ses gestes au travers de la nappe brumeuse. Il sortit un petit poignard, referma sa paume dessus, et la fit délicatement glisser vers le haut. Un liquide pourpre coula sur le plat de la lame, serpentant tout le long.

« Par le sang qui s'écoule,
J'éveille en toi une soif inextinguible,
Un besoin qu'une rouge rivière ne pourrait tarir,
Il n'est point de vie que tu ne puisses prendre. »

Il y eut ensuite un temps de latence, un silence, plus bruyant que la forge entière. Puis, le peluche s'empara de l'épée, et lui fit faire un arc de cercle qui trancha net la fumée alentour.

« Enfin par l'air qui souffle,
Je t'insuffle l'honneur,
Tu ne pourras trahir ton maître et ses vœux,
Ou alors que ta lame avide à jamais se brise. »

Et il la rengaina dans un simple fourreau en cuir, proche. Enfin, passablement épuisé, il s'affala sur un banc en pierre adjacent. Le domestique fit alors signe à Luve d'avancer. Avec un mélange de satisfaction et d'appréhension, l'ours s'approcha du maître, qui sembla le remarquer pour la première fois depuis qu'il était entré dans la pièce. Des iris flamboyantes le jaugèrent avec un intérêt prononcé, ce qui ne le mit pas plus à l'aise. Désireux de se montrer conciliant, le noble salua son aîné.

- Cher maître, je viens de la part d'Alcazzar, récupérer l'épée que vous deviez forger.
- Elle est prête... Le verdilien désigna l'arme à coté de lui... Mais vous le savez déjà, n'est ce pas ?

Luve sentit le danger poindre à l'horizon.

- Je ne voulais point me montrer discourtois en pénétrant dans votre atelier sans autorisation, mais l'affaire était pressée comprenez-vous...
- Non, je pense ne pas pouvoir comprendre. Enfin, il est apparu que je ne peux me fier ni à mes assistants, il jaugea froidement le jeune serviteur qui baissa honteusement la tête, ni au respect que devrait me manifester un simple émissaire.
- Veuillez encore m'excuser, mon impatience est impardonnable, mais au moins puis-je vous féliciter de votre habileté ? Votre réputation n'est pas usurpée.

Le forgeron soupira longuement, puis, après un moment d'hésitation, saisit l'épée et la tendit à Luve, qui se pencha brièvement, dans un faux salut, et la prit dans ses pattes. L'arme, jeune, palpitait d'énergie dans son fourreau. La pierre précieuse qui ornait la garde réfléchissait la lueur des flammes avec une force sans pareille. Luve en conçut un étonnement modéré, auscultant minutieusement l'objet. Au bout d'un moment, il leva à nouveau les yeux et vit que le verdilien le regardait toujours, ne disant rien.

- Elle est magnifique... Le roi sera vraiment content. Je crois qu'elle vaut son pesant d'or.
- Évidemment qu'elle le vaut, je l'ai forgée et maudite selon les anciens rites...

Luve l'arrêta.

- Maudite ? Je vous ai entendu invoquer une bénédiction tout à l'heure.

L'autre eut un sourire particulièrement déplaisant, ses dents blanches tordues dans un rictus glacial.

- On ne bénit pas les armes, ignorant. Elles servent à faire la guerre, à tuer et à répandre le malheur. Tout comme le soldat, elles ne doivent avoir aucun état d'âme, ne peuvent se permettre la pitié. Elles sont la main du meurtre, de la vengeance, de la colère personnifiés. Elles ne voient le jour que pour être semence de destruction.
- C'est aussi par le recours aux armes que nous tenons éloigner de nos foyers et de notre pays nos ennemis. Elles sont garantes de paix, de sécurité.
- Non, ces mots sont vides de sens pour une arme. « Famille, sérénité, paix... » Elle n'a que pour but de répandre le sang, les flammes des fourneaux s'agitèrent en dansant au cœur des brasiers. C'est pour cette raison que le chant que vous avez entendu est une sauvegarde que nous, forgerons, nous nous transmettons tout au long des siècles. Nous maudissons les armes extrêmement dangereuses que nous fabriquons, dans le but qu'elles servent au mieux leur maître. C'est un garde-fou, une barrière au chaos qu'elles peuvent entraîner. Une cellule à leur insatiable volonté.

A l'audition de ces paroles, Luve eut la désagréable impression de sentir la lame vibrer d'insatisfaction dans sa prison de cuir. Mais il chassa vite cette idée : prêter des intentions ou des pensées à une arme était stupide, elles n'étaient que des objets inertes, dénués de personnalité. La vie ne les habitait pas. Ce vieux peluche était un ancêtre talentueux, mais superstitieux, prisonnier des arcanes de son art. Il décida donc de prendre congé de son hôte maintenant qu'il avait l'épée.

- Bien... Dans ce cas cher maître, j'en avertirai sa majesté, en lui disant de prendre garde. De plus, vous voyant si fatigué, je vais partir, pour que vous puissiez restaurer vos forces. Et sans vous mentir, il me tarde de revoir les miens.

L'autre l'examina pendant quelques secondes encore, prêt à lui faire d'autres recommandations, mais visiblement, il s'en abstint en soupirant longuement.

- Parfait, je vous souhaite donc un bon retour en Alcazzar. Luve fit un bref mouvement de tête et se retourna, emboitant le pas au serviteur qui le raccompagnait jusqu'à la sortie mais le forgeron l'interpella une dernière fois. J'ai aussi gravé sur le pommeau ce que votre roi m'avait demandé. Vous lui direz de ma part que c'est un fier nom qu'il a choisi là.

Ne comprenant pas sur le coup, Luve examina donc la petite forme d'acier qui terminait la poignée de l'arme. Et en effet, en langue ancienne, une inscription faite de lettres aux pointes aiguisées courait sur la surface polie.

« Atlargir », lut-il dans un souffle.









Aide de lecture :

Peluches : les peluches sont un terme générique pour désigner les animaux pensant et parlant vivant en Meidiowe. Lorsqu'on parle d'une multitude d'individus, ou de manière impersonnelle, on emploie "peluche" au féminin. Néanmoins, lorsqu'on désigne un individu masculin explicitement, "un peluche" est un qualificatif acceptable.

Verdilien : Peluches à l'aspect de crocodiles vivant en Verdil, un petit Etat se basant sur un césarisme démocratique, situé au Sud-Ouest du royaume d'Alcazzar.
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Teclis
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MessageSujet: Re: L'ours et le glaive   L'ours et le glaive Icon_minitimeDim 19 Sep - 20:28

Chapitre I : Un désirable invité ?




Il faisait beau en cette fin d'après midi, seuls quelques nuages gris et inquiétants se dressaient depuis le Nord, annonciateurs d'une possible tempête.
Pour l'heure toutefois, aucun être vivant ne semblait s'en préoccuper. La route qui reliait Vanamn à Paz était calme. Ni voyageur, ni bête sauvage y circulait, chose plutôt inhabituelle en cette période automnale. La longue voie qui serpentait entre les forêts et les campagnes appartenait donc toute entière à reine quiétude... ce qui arrangeait bien Elis.
Le jeune alcazzarï patientait, le souffle court, caché dans un pin. Cela faisait maintenant près de deux heures qu'il se tenait dans une posture désagréable, à cheval entre deux branches. De la sève avait fini par couler sur le coin de son museau, collant ses poils entre eux, et les épines sèches lui grattaient horriblement la plante des pattes. Néanmoins, le peluche sentait que ce qu'il attendait n'était pas loin. Son museau d'adolescent renifla l'air ambiant, et décela autre chose que l'odeur épicée et caractéristique des conifères. De toutes les choses qu'il avait jamais senties, Elis était sûr que c'était celle qu'il connaissait le mieux, et le premier parfum auquel il ait goûté, après celui du lait de sa mère.
Les muscles endoloris, il patienta donc. Seul le chant de quelques oiseaux troublait le silence, sans compter le raclement de petites griffes sur le tapis d'épines. Le bruit provenait des alentours du tronc de l'arbre dans lequel il était perché. Doucement, l'ours tendit le cou de quelques centimètres vers la droite pour apercevoir un petit lézard-dragon. L'animal, dont la peau écailleuse était d'une magnifique teinte émeraude, ne devait pas faire plus d'un mètre de haut. Ses pattes frêles, qui contrastaient avec un corps beaucoup plus dodu, cherchaient dans le sol ce qui ressemblait à de gros insectes.
Avec des gestes emprunts de précaution, Elis saisit l'arc posé à coté de lui. Puis, très lentement, il s'empara d'une flèche de son carquois de taille. Le trait crissa très légèrement en frôlant le cuir intérieur du tube en peau. En bas, le lézard-dragon releva la tête, inquiet. Son crâne allongé se tourna à droite puis à gauche, dans une succession de hochements anarchiques. Au-dessus, le chasseur retint sa respiration.

Finalement, la bête fit quelques pas en sautillant vers la route, et reprit de fouiller consciencieusement le sol. Elis, lâchant un soupir aussi ténu que possible, encocha l'empennage de la flèche contre la corde, puis, arma l'arc. Sans abaisser le moins du monde ses précautions, il entreprit de viser le maigre cou du lézard-dragon, sachant pertinemment que ce dernier n'irait pas loin privé d'air. Le peluche commença à ressentir de l'excitation, de celle qui vient avant les triomphes, aussi petits soient ils. Il avala difficilement sa salive en pensant aux éloges qui l'attendraient de retour chez lui, avec de quoi nourrir copieusement les siens. Qui plus est, ce serait là sa toute première prise ; un rite de passage en quelque sorte.
Néanmoins, l'alcazzarï était conscient que le moindre geste d'impatience de sa part pouvait tout faire capoter. Il ferma à contrecoeur la fenêtre lui présentant les félicitations de son père dans son esprit, et se focalisa sur la gorge de la créature verte, qui s'évertuait à tirer du sol une sorte de gros ver. La proie, récalcitrante, forçait le lézard-dragon à donner de violents coups de museau dans un sens, puis dans l'autre. Les mouvements irréguliers de balancier de sa queue gênaient Elis dans sa visée. Ce dernier entrevit plusieurs occasions de tirer, mais aucune ne dura plus d'une fraction de seconde. Fort de plusieurs fiascos de chasse, l'ours savait qu'il ne pouvait se fier à la chance pour espérer neutraliser son hypothétique dîner.
Enfin, l'occasion qu'il attendait se présenta lorsque le ver fut arraché du sol. Le lombric se tortilla quelques secondes entre les minuscules crocs pointus du lézard-dragon, maintenant immobile, avant d'être avalé goulûment. Au même instant, Elis se prépara à décrisper ses griffes, qui tiraient la corde de son arc.

Toutefois, alors que le trait allait partir, le lézard-dragon se retourna brusquement, en fixant un point de la route que le peluche ne pouvait voir. Il y eut un léger flottement durant lequel l'espoir de l'ours retomba comme une pierre au niveau de son coeur : il sut ce qui allait se passer.
Le lézard-dragon pivota sur lui même et prit la fuite.

- ATTENDS !

Elis refusa de voir tant d'efforts ruinés pour rien. D'un bond souple, il sauta de la branche sur laquelle il se trouvait pour atterrir un peu maladroitement trois mètres plus bas, heureusement sans dommage. Les épines crissèrent sous son poids, alors que ses pattes courbaturées se détendaient pour l'élancer le plus vite possible. En deux enjambées, il rejoignit le point où se trouvait sa proie une poignée de secondes auparavant. Il distingua un éclair émeraude qui, paniqué, fuyait à l'opposé de sa direction. Sans réfléchir, il banda et tira.
La détente de la corde émit un bruit sec et le trait siffla dans les airs. La pointe de la flèche se ficha dans le sol au grand dam de Elis, peu loin d'une patte qui disparut dans un buisson touffu. La chasse venait subitement de prendre fin.
Amer et dépité, le peluche laissa retomber mollement l'arc le long de son flanc. Ce ne serait pas pour cette fois... à nouveau. Avoir patienté pour rien, tant de temps, le plongeait dans une colère froide. Tandis qu'il maudissait le lézard-dragon, il en vint à se demander ce que ce dernier avait fui, et qui venait à l'opposé, sur la route. La fureur de Elis se changea en frisson et il s'interrogea sur ce qui pouvait se trouver en ce moment derrière lui. Son imagination ne fit qu'un tour, et il se représenta un énorme lézard-dragon carnivore et silencieux, l'observant avec délice. A tout moment, il s'attendait à sentir un souffle rauque et chaud le long de sa nuque, à voir une énorme gueule garnie de crocs acérés le réduire en charpie.
Il ferma quelques instants les yeux, mais rien ne vint... Ouvrant un oeil, puis l'autre, il s'aperçut qu'il avait encore ses quatre pattes et toucha instinctivement sa tête. Il tâtonna son museau à la fourrure auburn, et renifla timidement l'air ambiant. Rien d'alarmant, si ce n'était cette habituelle odeur de conifères. Jugeant qu'il pouvait se retourner sans crainte maintenant, Elis pivota sur lui-même et vit enfin ce qui avait provoqué la fuite de son potentiel repas. A une vingtaine de pas de lui, une peluche enveloppée d'un suaire noire avançait doucement le long du chemin. D'après le chasseur, l'individu était d'un âge relativement avancé, légèrement courbé et s'appuyant sur un vieux bâton tordu pour marcher. Son visage était caché par un capuchon, mais un museau pointu et pelé par endroits en dépassait, ce qui fit dire à Elis que ce voyageur appartenait à la race des loups, établie dans la lointaine nation de Touxe.
Le vieillard marchait par petits pas, courts et posés, mais avançait étonnamment vite à la vue de son allure laborieuse. Très rapidement, il arriva à la hauteur de Elis qui le toisait dans un mélange de curiosité et de ressentiment. Il n'était pas courant de voir un peluche aussi âgé voyager seul en cette heure. Elis se demanda s'il ne s'agissait pas d'un mendiant. Néanmoins, quelque chose chez ce canidé -il ne savait quoi- lui assurait qu'il n'était pas qu'un simple vagabond.

Avec lenteur, la silhouette noire à la démarche fatiguée le dépassa, sans lui prêter la moindre attention. Dans un autre temps, le loup devait avoir été grand, notamment par rapport à ses congénères, car même courbé, il avait la même taille que le jeune ours. Ce dernier, toujours incapable d'en savoir plus sur ce mystérieux inconnu, renifla l'air. Malgré l'odorat fin et aiguisé que lui conférait sa jeunesse, il ne perçut rien... Pas même une effluve de sueur ou de crasse. Respirant de plus belle, écartant la saveur des pins, il ne parvint à capter aucune donnée olfactive émanant du voyageur. Elis se décida à arrêter lorsqu'il ne finit plus que par identifier sa propre transpiration...
Il eut l'impression, vague, que le loup avait eu un léger ricanement au moment même où il avait tenté de le sentir, mais peut-être s'était-il trompé...
L'étranger avait maintenant plusieurs mètres d'avance sur Elis, qui restait planté au milieu de la route à le regarder. L'alcazzarï se demandait comment ses sens pouvaient lui faire défaut à ce point. Fatigué, il s'imagina rentrer chez lui, bredouille, mais la curiosité le tiraillait. Il avait l'impression de connaître ce vieux peluche, ou plutôt de l'avoir connu. C'était une sensation indéfinissable... Un peu comme s'il avait toujours su que Meidiowë, le grand continent, avait porté un être comme ce loup depuis des temps immémoriaux, des âges oubliés. Il faisait autant parti du paysage, si ce n'est plus, que la forêt de pins.
Mais d'un autre coté, Elis ressentait la crainte au fond de lui, ou plutôt l'appréhension de l'inconnu. Il revoyait encore le visage de son père, soldat, qui lui répétait sans cesse « il n'y a rien, mon fils, de plus dangereux que ce qu'on ne peut saisir, que ce que l'on ne peut nommer ». Pour l'heure, tout du moins, le jeune ours devait se rendre à l'évidence : ce voyageur répondait à ces deux critères. Toutefois, sa curiosité finit par l'emporter. Il se mit à trottiner pour rattraper la silhouette sombre dont le dos voûté était éclairé par un crépuscule aux rayons miels. Il choisit le premier sujet qui lui vint à l'esprit pour aborder le peluche.

- Sire ! Attendez ! Le loup ne ralentit pas la marche. Vous venez de rompre de nombreuses règles de bienséance !

Haletant, Elis parvint à son niveau.

- Sire... Il déglutit avec difficulté. Vous ne pouvez partir sans dédommager ma jeune personne ! Par votre faute, j'ai perdu un gibier. Et les lois de notre suzerain Alcazzar sont claires là-dessus, tout préjudice se doit d'être réparé à hauteur de la perte qu'il a engendré.

Le mensonge était grossier, pensa Elis. Il ne connaissait aucune loi stipulant une pareille réparation, et même si elle avait existé, il douta que le voyageur puisse lui payer quoi que ce soit. Ce dernier parut d'ailleurs faire fi de ce que venait de dire son jeune poursuivant. Il continua de marcher tranquillement, Elis sur ses talons, qui s'apprêtait définitivement à lâcher l'affaire, mais...

- Tu es bien audacieux de me demander une quelconque compensation pour tes médiocres talents de chasseur.

La voix était sèche, son timbre grave. Elis ne s'attendait pas du tout à ce qu'elle lui apparut aussi claire et nette, notamment au milieu du pépiement provenant de plusieurs oisillons affamés dans un arbre proche. Pas tout à fait remis de sa surprise, il répondit tout de même, toujours poussé par sa curiosité...

- Comment savez-vous que je chasse... Sire ? Elis rajouta ce dernier mot, de peur de paraître impoli. Le loup eut un bref ricanement, qui rassura quelque peu son jeune interlocuteur.
- Ta cécité explique peut-être tes piètres compétences de traqueur. Tu as un arc à la main, et un carquois rempli de flèches. Tu es trop jeune et maladroit pour être un brigand. J'en déduis donc que tu es un chasseur, certainement fils de soldat ou de paysan.
- Mon père est en effet un soldat.

Le voyageur lança un bref regard à Elis, qui pour la première fois vit ses yeux noirs et perçants sous son capuchon. C'était la seule partie expressive de son visage, hormis peut-être les accents nuancés de sa voix.

- Il est au service du roi Alcazzar ?
- De qui donc pourrait-il être le serviteur, dans le royaume d'Alcazzar ? Le jeune peluche s'enorgueillit légèrement. Il est en poste au château de Vanamn, siège du pouvoir et plus belle ville du royaume, si ce n'est de Meidiowë entière.

Le loup eut un nouveau rire, qu'on aurait pu confondre avec une quinte de toux. Il ralentit légèrement le pas, puis s'adressa à nouveau à son compagnon improvisé.

- Vanamn est une belle ville, mais elle est jeune. D'autres cités, plus anciennes, ont pour elles une grandeur et une majesté que seul le long passage du temps peut conférer. Les plus belles rivières sont aussi les plus vieilles. Peut-être Vanamn sera de celles-là, ou peut-être pas...

Elis fronça les sourcils. De ce qu'il avait appris, même fils de roturier, Vanamn avait été construite il y a plus de quatre siècles de cela. « Jeune » était un qualificatif qui lui paraissait donc peu approprié pour désigner la forteresse. Il chassa de sa tête cette idée peu importante pour l'instant.

- Et vous... Sire. Vous venez de Touxe ? Vous y habitez ?

Il eut le droit à un autre regard perçant, et se sentit jaugé de la tête aux pattes.

- En effet, ce fut ma patrie, le loup tourna la tête pour regarder l'horizon, il y a longtemps de cela. Mais c'était l'époque où, comme toi, je chassais pour aider à sustenter les miens. C'est un pays beaucoup plus grand que ce royaume, et plus complexe d'une certaine manière... Pendant un instant, il sembla humer les flagrances emplissant l'air ambiant et Elis était sûr qu'il avait fermé les yeux.
- Et... Que venez-vous faire ici, en Alcazzar ? Vous avez visité beaucoup d'autres contrées avant celle-ci ? Sire...

Il y eut un silence.

- Et comment t'appelles-tu donc ? Jeune ours.

Elis, prit au dépourvu, ne répondit pas tout de suite. Il se demanda si le loup avait voulu esquiver la question de sa présence ici, de ses anciens voyages ; ou les deux. Néanmoins, il lui parut plus prudent de ne pas insister. Il jeta un oeil pour jauger la face du vieux canidé, mais seule sa truffe était visible, dépassant du lourd capuchon qu'il avait rabattu sur sa tête.

- Elis... Sire... Enfin, Elisandias, mais tout le monde me nomme Elis.
- Et bien, Elisandias, le jeune ours fit la grimace en s'entendant appelé ainsi, je te propose un arrangement. Si tu me mènes jusqu'à Vanamn, tu n'auras pas perdu ta journée. Je t'offrirais ceci...

L'ancêtre sortit de sous sa cape un petit morceau de métal, brillant. Pas plus gros qu'un gravier, le caillou n'en rutilait pas moins d'un éclat doré. Elis tendit légèrement la patte, espérant l'examiner, mais il se ravisa, sûr et certain que son interlocuteur ne lui permettrait de le toucher qu'une fois son travail accompli. Étonnement toutefois, le loup lui fit glisser la petite pierre dans le creux de sa main. Le chasseur l'examina, très suspicieux, non pas sur la valeur de l'objet mais sur la confiance proche de la bêtise que paraissait lui accorder l'étranger. Contrairement à sa première impression, la pépite n'était pas faite d'or, elle n'était même pas en métal. On aurait dit un morceau de verre transparent, étrangement lourd, aux reflets ambrés.
Ce n'était pas une topaze, Elis en était sûr, car ce caillou avait l'air aussi fragile que du cristal. Il lui aurait suffit de refermer les griffes dessus pour n'en faire que poussière. Dubitatif, il tergiversait entre une roche rare et de la verroterie. Mais d'un autre coté, qu'avait-il à perdre ? Vanamn ne se trouvait qu'à quelques lieues d'ici, au Sud. Il suffisait d'ailleurs de suivre la route que le loup et lui arpentaient depuis un moment déjà. En le menant à bon port, il gagnerait au mieux quelque chose de valeur, et au pire, il perdrait du temps ; ce dont il ne manquait pas puisque la chasse était finie... Rien à perdre donc...

- Marché conclu, sourit-il.
- Parfait, acquiesça le loup, nous en aurons pour longtemps ?
- Non, deux heures, tout au plus... Mais il ne faut pas traîner, il va bientôt faire nuit et la météo risque d'être agitée...

Il n'avait pas fini sa phrase que le vieux peluche s'était déjà remis en marche.


***


Ils ne croisèrent pas grand monde sur la route durant plusieurs kilomètres mais tandis qu'ils approchaient de Vanamn, ils dépassèrent, ou furent dépassés, par plusieurs caravanes de marchands. Si Elis était habitué à voir ces longs convois aux propriétaires bedonnants et à la voix forte, le loup parut particulièrement curieux et intéressé par les énormes carrioles remplies de marchandises, tirées par de robustes lézards-dragons herbivores.
D'ailleurs, il n'y avait pas que les négociants et voyageurs qui captaient son attention : le vieux peluche avait loisir de détailler chaque habitation, d'abord éparses, puis de plus en plus fréquentes, que le duo rencontrait. Et si ce n'était ni les alcazzarïs, ni leurs maisons qui l'occupaient, le paysage suffisait à l'accaparer.
Elis ne lui avait pas demandé son nom, et ne lui avait d'ailleurs rien demandé d'autre depuis leur rencontre. Le loup paraissait apprécier moins la conversation que le silence, ou seulement lorsqu'il la désirait. Il marchait toujours de son pas régulier et étonnamment rapide, qui faiblissait lorsque lui prenait l'envie d'examiner quelque chose. Activité qui ne semblait jamais l'ennuyer. Cependant, sa curiosité ne lui octroyait aucune satisfaction. Même s'il ne distinguait pas souvent son expression, Elis devinait que son compagnon ne souriait jamais. Ses yeux noirs et brillants analysaient chaque chose, comme un orfèvre l'aurait fait avec un diamant, ou un coureur de jupons avec une jolie peluche, mais sans être habités d'aucune concupiscence ou d'aucun désir. C'était, se dit Elis, comme s'il buvait un délicieux vin sans en ressentir les arômes, et sans jamais en être saoul.
Finalement, l'aiguille de la chapelle du château de Vanamn -la plus haute des tours de l'édifice- apparut au loin, à travers le feuillage des arbres alentours. Elis savait qu'au prochain tournant de la route, il pourrait admirer la forteresse en son entier, ainsi que la ville aux pieds des murailles. Son regard était attiré par la flèche dorée qu'il voyait poindre à l'horizon, et qui captait les rayons pâlissants du soleil. Le toit du lieu de culte de la demeure d'Alcazzar était recouvert de gemmes blanches et pures, et d'or, pour célébrer le coucher et le lever de l'astre du jour. Il glorifiait la plus puissante des lumières du monde.

- Que d'opulence... constata une voix distraite à la gauche d'Elis.

L'ours vit le loup se frotter le menton d'un air intéressé, il paraissait modestement impressionné par la magnifique construction. Il était étrange de voir à quel point ses yeux étaient noirs, notamment grâce au contraste offert par la clarté de la chapelle de Vanamn.

- Sire. Il ne faut pas y voir une simple démonstration de richesse, mais le fait que la tour a été construite ainsi pour que la cité brille tel le feu d'un phare dans la journée, expliqua Elis. D'après ce que m'a dit ma défunte grand-mère, le Roi a fait recouvrir le toit de la tour dans sa jeunesse à elle, pour communier avec Kotonus lui-même. C'est d'ailleurs pour cette raison que c'est la partie la plus haute du château : être au plus proche des cieux.
- Kotonus, la religion du dieu unique... C'est la plus répandue parmi les tiens.

Elis comprit que ce n'était pas une question.

- Disons que c'est la plus pratiquée, notamment par le roi, et comme dans beaucoup d'autres contrées de Meidiowe, répondit-il en fixant le devant du chemin pour ne pas avoir à croiser l'air sévère de son interlocuteur, mais nous sommes très tolérants avec les autres croyances, précisa l'alcazzarï un peu sur la défensive. Les peluches peuvent pratiquer le culte qui leur plaît, ou vénérer n'importe quel panthéon, comme les étranges dieux des félins du Sud par exemple. Notre ministre Dôvin est très strict là-dessus. La seule déesse interdite est Tellus.
- La divinité des orgians, vos cousins du Nord.

Parler de la tour contenant la chapelle de Vanamn avait paru un bon moyen à Elis de casser la monotonie du voyage, mais la discussion prenait une tournure qui ne lui plaisait vraiment pas.

- Oui, elle est prohibée depuis longtemps. Bien avant ma naissance ou celle de mes parents.
- Bien avant la naissance des parents de tes parents, Elisandias. Je peux te l'assurer. Le loup jeta un coup d'oeil amusé à l'air sombre de son compagnon. Il se demanda si c'était de parler d'Orgia ou de s'entendre appelé Elisandias qui lui donnait cet air si renfrogné. Sais-tu pourquoi ?
- Parce que les orgians sont nos ennemis ! Répondit-il spontanément en ignorant trois jeunes enfants crasseux qui le bousculèrent en courant dans de grands éclats de rire, salissant la fourrure de sa patte gauche. Nous les affrontons depuis des générations, et Tellus est une incarnation de tout ce qu'il y a de plus mauvais sur cette terre.
- Il n'en fut pas toujours ainsi.
- Les orgians sont cruels et perfides. Ils massacrent les populations et torturent les prisonniers. Ils pillent et brûlent nos habitations. Nous avons déjà combattu d'autres royaumes, aucun d'entre eux ne s'est jamais comporté de la sorte.
- Les orgians se comportent ainsi car ils ne connaissent que la tyrannie depuis des millénaires. C'est le seul système politique qui puisse les protéger d'eux-mêmes et de leurs ennemis extérieurs, c'est à dire de quasiment toutes les nations de Meidiowe. Il n'y a pas de doutes sur le fait qu'ils soient mauvais. Malheureusement, on a trop tendance à poser les choses comme étant irréversibles ou immuables, et surtout, en tant que seule vérité.
- Vous me demandez de compatir à leur sort ?
- Non.

Le dernier mot trancha comme un rasoir le fil de la discussion. Elis se renfrogna, ravalant le flot de paroles qui bouillonnait en lui.
La suite du chemin fut à l'image de tout son déroulement. Le loup ne disait toujours rien et s'intéressait à tout ce qu'il croisait. Assez rapidement, les deux peluches pénétrèrent dans la ville aux pieds des murailles. L'activité intense et le désordre qui y régnaient ne perturbèrent pas plus que ça les voyageurs qui continuèrent à s'ignorer. Enfin, ils arrivèrent à une distance de cent pas du château. Une longue voie pavée, assez bien entretenue, y menait.

- Elisandias. C'est là que je te quitte.
- Hein ? Vous allez au château ? La stupeur de l'ours dissipa toute son animosité. Vous savez qu'il faut être noble ou être invité expressément pour pouvoir y rentrer ?
- Ma visite sera fructueuse. N'aies aucune crainte là-dessus. Le loup posa une patte mitée sur l'avant bras de son compagnon de route et lui glissa dans la main la petite pierre ambrée. Je te souhaite de vivre pleinement le présent. Et souviens-toi : réfléchis toujours par deux fois avant de dire ce que tu penses.

Il tourna les talons et s'en alla en direction de la forteresse. Abasourdi, Elis rangea la pierre dans son carquois et resta muet... Le vent se leva délicatement, dispersant les bruits citadins. Il regarda la silhouette s'éloigner doucement. Mille occasions de parler s'offrirent à lui, de dire ce qu'il avait sur le coeur mais il se tut. Cet instant devait rester graver dans la mémoire de l'ours plus sûrement que le paysage ne l'était par les immenses monts. Ce long silence, lourd et pesant ; magnifique.
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