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 Vers Les Confins (cycle complet)

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Airet Syl
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MessageSujet: Vers Les Confins (cycle complet)   Vers Les Confins (cycle complet) Icon_minitimeJeu 1 Mai - 12:41

VOYAGE VERS LES LANDES ETERNELLES
EVEIL
VENT D'EXIL


Pour commenter ce recueil, c'est ici

Voici la complainte d’une descente progressive vers les Landes Eternelles. Il semble important de replacer le récit dans un contexte historique : la dernière marche des Valigotes, la débâcle, le néant, la fin. Einar, un historien, « traçeur de récits » ainsi qu’il se nomme, retrace ce chant de la saga Valigote, dans un recueil obscur appelé Lai de la Lune Glacée. C’est ainsi que l’on retrouve les déboires de Vislùn et de sa captive Arnora. Einar a su, de son talent de ménestrel, retranscrire une partie de l’edda valigote et le coucher sur papier des siècles après les faits.

« La pièce semble à peine commencée, les acteurs montent sur la scène en bois ; derrière le rideau pourpre, le public murmure.
Le scénariste soupire, il connaît la fin. Dans la salle, la curiosité alléchée, la meute de spectateurs attend. »

Einar Oleïndalen




Voyage vers les Landes Eternelles (1)



J’ai chevauché deux jours vers le couchant avant de la bâillonner. Son babillage m’était devenu insupportable. Elle marchait devant ; quand elle s’arrêtait, le museau de mon cheval l’entraînait à nouveau le long d’une marche pénible, ardue, mais nécessaire. Arnora n’avait pas seize ans, elle possédait un passé impressionnant. Difficile à imaginer qu’une si frêle créature soit assoiffée de colère et d’ambitions barbares soldées par des ruissellements saignants dans les sillons neigeux des cités du nord.

J’étais à peu près sûr qu’elle avait une ou deux armes cachées sur elle ; je m’empêchais d’aller vérifier de peur de me retrouver privé de vie, ironie du sort. De plus, ils m’avaient choisi moi, pour ma déontologie et mon honneur parfois raillé. D’aucuns en auraient profité pour abuser de la jeunette, mais ils en seraient mort avant d’atteindre les Landes Eternelles, où elle pourrait vivre.

A vrai dire, je n’étais pas un mercenaire. Disons que j’étais spécialisé dans la douceur du sucre. Les guerres m’ont forcéla main, m’ont contraint à prendre les armes pour survivre. Bien des fois j’ai vendu ma vie pour que d’autres meurent ; bien des fois j’ai trouvé mes actes abjects, mais toujours j’ai su effacer ces honteuses pratiques.

Arnora ne me connaissait pas ; j’avais eu acte de ses abominations adolescentes. Je ne l’enviais pas. Elle devait posséder des idéaux politiques qui dépassaient tout entendement. Peut-être étaient ils trop avancés pour que ses contemporains la suivent. Elle serait née quelques années plus tard, ou plus tôt, rien de tout ça n’aurait eu d’importance. Ici, les conseils punissaient parfois l’acte de penser. Représentait-elle ce que j’avais toujours caché en moi, ce que j’avais tu ? Je sentais mon corps se tendre. Sa présence avait trop d’impact sur mes émotions, elle me manipulait rien qu’en marchant devant ma monture. Son prêche silencieux n’aurait pas raison de mon intégrité égarée.

Trop de questions qui m’étreignaient. Chaque soir lorsque je l’attachais à un arbre, poings liés pour ne pas qu’elle m’échappe, je culpabilisais. Mais il fallait que ce soit fait. Je devais la livrer aux Landes Eternelles. Etait-ce une supplication du regard ? Non, il n’y avait que de l’affront. Je lui lançais alors une couverture et partait ruminer de l’autre côté du camp. Je dormais peu, traqué par des rêves monstrueux qui me faisaient préférer l’attente dans le froid et l’imagination de bêtes fabuleuses venant m’enlever mon fardeau. Arnora dormait sans scrupules. Sous son bandeau, elle paraissait me sourire. Elle me narguait. Elle me renvoyait ma peur. Ces terres désolées, enneigées, désertes, parcourues de vents frissonnants, de hurlements distordus, de sortilèges éteints. Je la laissais sans défense, sacrifiée sur l’autel de l’incompréhension, sombre tranquillité, immobile. Y’avait-il une juste raison pour décider de la destinée d’une enfant ?

Jour après jour, j’accompagnais la triste silhouette vers les collines rebondies du désespoir, au-delà des espérances humaines, là où brûlent les flammes du jugement. J’avais entendu que ces contrées lointaines n’étaient guère différentes que celles que nous quittions, il y avait autant de lumière que d’obscurité, les habitants de nos souvenirs y vivaient encore. Probablement heureux. Mon amère condamnée avait payé le prix de son passage vers ces contrées paisibles. Dire que je devais retourner d’où je venais, sans doute par le même chemin. Mon cheval valait en ces moments la meilleure des compagnies. Je n’entendais que sages paroles de ses yeux absents ; c’était toujours mieux que les protestations habituelles. Je crois que c’est lui qui m’a suggéré le bâillon. J’écoutais chanter les vents glacés. Le murmure familier, le souffle de l’inconnu, un accueil délibérément vexant.

Arnora avait faim. Je lui servais ses repas le moins souvent possible. C’était vraiment trop risqué. Je lui posais une gamelle, et la laissais se débrouiller avec. Comme elle ne parlait plus, je n’avais, moi, aucune raison de lui répondre ; mes monologues ne dépassaient jamais mes lèvres blanchies par le gel. Plusieurs fois, elle a tiré sur sa corde et tenté de s’échapper. A une seule reprise, je lui ai concédé un peu d’espoir avant qu’elle n’abandonne en me voyant sur sa route. Elle n’appréciait pas ma plaisanterie macabre. Arnora a tenté les larmes, mais le froid lui déconseilla ; ses yeux la brûlaient. Je m’amusais bien, mais il fallait continuer. Les bois ont cédé la place à une pente neigeuse. Elle grimpait sensiblement, puis de façon abrupte pour finir sur une falaise balayée par des bourrasques de flocons. Il a fallu trouver un passage. J’ai reconnu certaines pistes malgré la neige. Elles nous ont menées sur un vaste plateau engagé entre deux sommets blanchâtres. La petite n’a pas voulu de ma cape en loques. Tant pis, moi, elle me réchauffait. La progression devint lente, il fallait lever davantage le pied parmi les névés immortels, longer une étendue givrée d’une pâleur bleutée, éviter de glisser.

De l’autre côté descendait une vallée vers les Landes Eternelles. C’était après le col, et pour le moment, la chute discontinue de cristaux lumineux empêchait d’imaginer la douceur d’un pays plus juste. Des pointes glaciales s’insinuaient sous la peau et le sang ralentissait, figeait nos silhouettes sur une mer blanche. Nous avons passé plusieurs nuits au creux de redoutables rochers, surplombs vertigineux de pierres figées par la morsure du froid.

Chaque matin, la marche reprenait. Sa marche. Deux petites empreintes figées un instant avant d’être emportées. Arnora tomba plusieurs fois. La bise, sournoise, ignorait tout vêtement pour venir glacer l’âme directement. J’ai pris la décision de lui céder mes habits secs, pour lui laisser une chance d’atteindre notre but dans une plénitude presque navrante. Le froid m’était supportable, et la petite grelottait. Elle paraissait moins bleue. Nous passerions le col dans la journée. Arnora ne cherchait plus à s’enfuir, elle acceptait la chaleur que je lui procurais.

La descente s’amorça dans l’après-midi par un couloir gelé, crevassé, crissant, mordant. Ecorchés, nous avancions péniblement. Le cheval dérapait, il fallut que mes pieds foulent la neige.


Dernière édition par Airet Syl le Mar 2 Sep - 11:34, édité 5 fois
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MessageSujet: Re: Vers Les Confins (cycle complet)   Vers Les Confins (cycle complet) Icon_minitimeJeu 1 Mai - 12:47

Voyage vers les Landes Eternelles (2)

Une bête sauvage, puis une autre, une troisième. C’était toute une faune qui se raillait de notre maladresse. Ils voulaient la goûter. Ils tournèrent autour de nous bien encore après la tombée du jour, alors que leurs yeux de carnassiers luisaient de ce farouche appétit. Ils sont retournés à leur tanière le ventre vide, comme s’ils avaient craint nous fondre dessus. Le ruissellement des plaques de neige martelait l’environnement de gouttes sonores, de rivières souterraines.

Un grondement stupéfiant enflait, couvrait les bruits de la neige s’échinant. En bas, une vaste rivière coupait la route, récoltait les eaux de torrents et disparaissait dans de larges brouillards bleutés. Le cheval hennit. Les méandres se nourrissaient d’eaux usées, le travail de milliers de ruissellements pour pousser le fleuve à grossir. Comme si la totalité des éléments liquides se donnaient là l’ultime rendez-vous vers une migration insolite. Pour un temps, je me voyais disparaître parmi les flots mouvants, gorgés d’écume. Il suffisait d’un effort inhumain pour s’arracher de cette contemplation. Nul besoin d’éteindre la flamme, il fallait se ressaisir et accomplir la mission séculaire. Arnora devait trouver son repos ; j’avais juré de l’aider ; l’ancien pacte ne pouvait se résoudre autrement que dans l’accomplissement de ce voyage.

Il fallait désormais traverser ce courant d’eau. Remonter vers la source, là où les fontes sauvages n’avaient pu s’épancher dans le fluide vital. Combien de jours avant de franchir l’affleurement, la résurgence d’étendues secrètes ? Fort heureusement, un gué capricieux se dressait, forcené refluant les flots furibonds. A l’abri de ces gros galets gris, le cheval prit les devants. Après quelques écarts, il nous montra la voie. J’étais trempé, mes jambes avaient perdu leur chaleur depuis longtemps mais j’avançais. Arnora trouva la berge et se hissa, tremblante, sur la rive tiède. Nous quittions l’hiver pour un sol juvénile.

Nous avons attendu le lendemain, que le soleil apparaisse et réchauffe nos carcasses transies, pour s’accorder un peu de repos. Comme la veille, la faim avait attiré des créatures voraces. Elles se contentaient de rôder puis disparaissaient. Je ne sais pas si elles attendaient une meilleure occasion de festoyer. Un effroi grondant les menait loin de nous.

Arnora se sentait plus guillerette de quitter les séracs anonymes. Les proéminences gelées, immémoriales, verraient tant d’autres alpinistes après nous. Combien en garderaient-elles pour leur compagnie, amantes au cœur de pierre ? La petite allongeait le pas et murmurait malgré une écharpe couverte de givre. Elle devait sentir l’approche d’un but, d’une destination invariable. Les Landes Eternelles lançaient leur chant d’appel, et Arnora leur répondait.

La neige fondait, la terre humide avait parfois cédé du terrain face aux végétaux voraces de lumière. Des pans entiers de pelouse encadraient des plantes multicolores, des tapis de mousse et de hauts pins folâtres. C’était une saveur printanière, des rayons obliques traversaient les frondaisons pour s’épancher sur ces parterres fleuris. Arnora s’évadait, j’avais du mal à la retenir. La vie l’appelait à nouveau. La végétation l’effleurait, comme une caresse, alors qu’elle me lacérait. L’astre solaire me brûlait tandis qu’il la réchauffait. L’air me giflait, il la regardait avec fascination.

Au loin, alors que notre vallée s’évasait en plaine d’herbes douces, une cité d’albâtre faisait miroiter ses coupoles dorées. La porte des Landes Eternelles. Il y aurait des gens paisibles, sages, prêts à emporter la flamboyante Arnora. Je n’aurai qu’à rentrer dans mes terres immobiles. Pleurerai-je ? Ce serait l’incessante faille dans ma poitrine abandonnée. Je sentais l’abandon vers ce corps débordant de vigueur. Elle me narguait, à mesure que sa transformation affectait les nuances du paysage.

Arnora avait vu la ville, la voûte éternelle, le soleil radieux et les grands oiseaux du lointain. Le pacifisme auquel elle aspirait avait rendu cette lueur de gaieté qui animait ses grands yeux. L’Arnora que j’avais connue. Ici, elle aurait droit d’exposer ses théories, d’en discuter, de ne plus connaître ni maladie ni tourment. Elle respirait le parfum de la liberté, de sa résurrection. Quiconque franchissait ces hautes montagnes découvrait ce paysage merveilleux et pouvait s’abreuver aux milles fontaines d’Eden.

Je laissais Arnora, la graine d’espérance ouvrir le jardin de ses convictions, croître et devenir l’arbre verdoyant auquel elle aspirait. Même si je l’accompagnais encore, elle ne me voyait plus. Je n’existais plus. De son tortionnaire j’étais devenu son valet. M’avait-elle envoûté ? La terre mère lui confiait ses pouvoirs pour me voir au plus mal. Elle tirait sur les rênes du cheval, d’un rire enfantin, moi je souffrais. Arnora sentait la fin de son voyage, le départ d’une existence infinie au milieu de beautés désespérantes. La paix de l’âme l’attendait, elle me laissait la peine d’une survie.

A mesure que nous approchions des vergers envolés, les habitants de ce monde sortaient du pas de leurs maisons de pierres lisses et blanches pour se rafraîchir de notre compagnie. Leurs traits chaleureux se montraient durs, mais j’étais le seul à les recevoir. Ils tendaient leur bras passionnés vers Arnora, pour l’accueillir de fruits et de baisers. Ils lui offraient leurs désirs, ce qu’ils me dérobaient en douce. L’arche séculaire croissait, quand Arnora, désormais maîtresse de sa destinée, m’échappa complètement. Une merveilleuse lueur se dégageait de la porte céleste, ses murs colorés s’évaporaient au coucher du soleil. Jamais je ne devais savoir quel autre royaume l’attendait au-delà.

Je me retrouvais solitaire, comme toujours. J’étais à des journées de marche de toute civilisation. Le superbe potager s’était distendu et avait suivi ma prisonnière loin de cet univers décharné. Le froid reprenait ses droits. Il venait danser sous mes pieds gémissants. Dans un élan de tristesse, je pris le chemin du retour, conscient qu’un prochain matin je reviendrai.


Airet Syl, 2007


Dernière édition par Airet Syl le Mar 2 Sep - 11:35, édité 2 fois
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MessageSujet: Re: Vers Les Confins (cycle complet)   Vers Les Confins (cycle complet) Icon_minitimeMar 2 Sep - 11:26

Eveil (1)

Je marchais en forêt, sans autre compagnie que le bruissement des feuilles mortes. J’avais les pieds trempés, comme si je sortais tout droit d’une mare boueuse. C’était probablement le cas, mes chaussures étaient recouvertes d’une épaisse couche de vase. S’il n’y avait que ça ! Non seulement mes jambes me pesaient davantage à chacun de leurs mouvements, mais en plus de gros moustiques me couronnaient la tête de couinements insupportables.

J’avais un sac. Je le sentis appuyer farouchement sur mes épaules pour m’indiquer sa présence. Je ne savais plus trop dans quelle direction me diriger, alors je m’arrêtai là, au milieu de ces grands arbres qui ne retenaient plus leur parure d’automne, pour regarder dedans. Je trouvais une outre, un morceau de pain, un carnet de notes et une carte déchirée par endroits. J’avais de quoi survivre, mais cela n’avait pas d’importance. Peut-être que mon voyage touchait à son ultime but, peut-être que j’obtiendrais tout ou une partie des réponses, peut-être que…

La carte, même si elle était dans un état lamentable, me permit de trouver quelques repères. Des traces dans le sol, profondes empreintes qu’un groupe de sombres cavaliers avaient dû laisser. Je les suivis en grignotant. Je n’avais pas faim. Les miettes nourriraient les corbeaux qui croassaient allègrement du haut de leur branchage. L’eau ne m’attirait pas. Je sentais la concentration de particules infâmes qui ne demandaient qu’à s’épancher sur le sol de cette contrée. Ce moment n’était pas encore venu.

La région était variée. Je quittais la forêt sans une pensée pour ces fragments virevoltants de végétation, le deuil d’une saison qui recouvrait chaque parcelle de terre d’un linceul chaleureux. Toutes ces couleurs vives qui s’éclipseraient en silence pour laisser leur place à une étendue blanche et uniforme.

Un frisson prit sa source au col de ma chemise et se déversa dans tout mon être. Je hâtais mon allure pour rejoindre le réconfort de ces collines couturées de cicatrices. Il me fallait traverser cette plaine marécageuse pour y parvenir. Au loin, le soleil perçait le toit de nuages pour former un lac scintillant qui déversait ses rayons en cascades lumineuses sur un tracé sinueux. Les versants étincelants reflétaient toute la vie qu’ils portaient, des grappes colériques chargées du pourpre de l’astre déclinant.

C’était bien le chemin. Je craignais les réactions de ces ventres rebondis, dorés par des siècles de labeur, jaunis par l’attente du fruit de leur semence. Ainsi, je passais d’étendues saumâtres en cultures fières, dressées contre le ciel, oscillantes au gré des vents qui jouaient à se poursuivre.

Je contemplais le spectacle que m’offrait la nature. Elle était délivrée. Les fièvres avaient quitté les lieux, le travail d’un homme qui avait trouvé le chemin du ciel. Etait-il possible de les ramener ? Soudain, j’hésitais. Il y avait une force secrète qui lisait le fond de mes pensées, chaque ligne de mon carnet était déchiffrée, analysée et l’information circulait. Dans l’eau, dans les airs.

Je repris le dessus. Le faible n’a rien à perdre. Au pire, il à quelques coups à gagner. Marcher m’épuisait. Comme j’aurais aimé chevaucher parmi ces herbes folles, sentir palpiter les sabots contre les pierres blessées.

Au loin retentit un orage, vestige d’un été chaleureux. La faible réplique de la puissance estivale se perdit dans les collines boisées, là où aucun être vivant ne se souciait de ce phénomène climatique.

Je trouvais un sentier parcouru des senteurs de fleurs expirant leurs ultimes arômes ; je descendais dans le creux de la vallée. La civilisation s’était raccrochée à chacun des méandres de cette rivière. De nombreuses passerelles avaient été jetées d’une rive à l’autre. Le côté m’importait peu, je devais gagner le cœur de la région, cette ville dont chacun des éclats renvoyait son humeur contre la voûte céleste, sursaut d’un éclair luminescent qui s’imposait aux ténèbres.

Ce fut la nuit. Je suivais ce cours tantôt capricieux, tantôt apaisant, m’encourageant à le suivre d’un grondement de défi. Flairait-il mes intentions, sentait-il que l’eau que je possédais irait grossir les siennes pour s’immiscer en volutes torsadées au plus profond de son esprit endormi ?

Demain, il serait temps de rencontrer la conscience qui protégeait la jonction de ces fluides vitaux, celle protégeant de son amour un peuple lui rendant grâce. Il fallait encore voguer tout le jour suivant, mettre le cap sur le comptoir de mon espérance. Je n’avais pas vu de ports, seulement croisé quelques barges solitaires, des convois qui remontaient chargés d’alluvions au son du ronronnement étouffé de leur moteur.

La faune aquatique protestait. Elle grognait. Un vol de hérons passa en rafale au-dessus de la surface claire. Quelques-uns plongèrent, happant au hasard des bancs qui se dissociaient sous l’impact. Sous le couvert de la végétation affleurante, je devinais des reptiles qui attendaient patiemment l’arrivée de la Lune pour frapper.

Longer une rivière assoupie ne m’apportait aucun réconfort. Elle m’indiquait sans bruit où trouver l’origine de cette exaltation de vie. Je fis mon possible pour ne pas la réveiller. Une brindille brisée provoquerait un remous en profondeur qui se transformerait en bouillante agitation. Des centaines d’yeux suivaient ma laborieuse progression. Mon assurance se replia tendrement au fond de mon sac. Le doute arrivait trop tard. Il ne valait plus rien devant ma détermination. Depuis toujours l’obscurité suscitait une crainte révérencieuse. C’était compréhensible. L’homme se méfiait des ombres dormantes. Il s’inquiétait du moindre de leurs déplacements. Des cavernes du néolithique aux noirs dédales des temps présents, cela s’était toujours vérifié.

Ma route était de nouveau baignée d’optimisme. C’étaient les étoiles reflétées par le calme de l’onde, une lueur filtrée tant bien que mal par les ramures en déraison. Rien ne pouvait plus désormais altérer mon dessein, aussi funeste fut-il. Le malaise me rassurait, je le comprenais, je l’acceptais. Personne n’en aurait voulu ; moi, je l’accueillais à bras ouverts.

J’accompagnais la rivière oscillante, agitée de soubresauts. Elle avait dû terrifier plus d’une armée, j’imaginais une cohorte de légionnaires romains tourner les talons devant ce tempérament indomptable. Un vrai fauve. Il y avait un côté barbare, il y avait une once de sagesse. Je me serais arrêté pour noircir quelques feuillets de mon carnet secret, mais je n’en avais plus le temps.

Les cieux pâlirent. Il y eut un murmure, une caresse matinale du vent qui se levait. Les nuages rosirent. Je percevais leur nervosité. Ils accumulaient lentement des charges de colère. Encore un souffle déplacé et ils s’entre-déchireraient. L’air cessa sa danse turbulente. Le soleil, rouge vif, fit une timide apparition à l’est. Sa curiosité le fit s’accroître, tant en intensité qu’en chaleur, mais une brise glacée n’entendait pas laisser une journée passer sans qu’on ne l’oublie.

L’étoile m’éblouissait. Elle devait pressentir sa proche disparition au cours de l’après-midi, car elle donnait toute l’énergie qu’elle pouvait faire parvenir à la planète. Déjà, les nuées tournoyaient dans le lointain, là où m’emmenaient mes pas.

Décidément, cet endroit semblait très convoité. Mais ces autres le désiraient-ils comme moi je le désirais ? Cette interrogation subite eut le don d’allonger chacune de mes enjambées, d’augmenter leur cadence. Moi qui croyais n’avoir aucune concurrence m’attirait les ennemis que la paranoïa glissait tout au long de mon périlleux périple. J’avais laissé mes alliés au détour d’une forêt, ils m’avaient conseillé de vérifier s’ils pouvaient regagner leur place dans ce pays perdu à leur cause. Mes méthodes étaient tout aussi directes, mais également subtiles. Je me sentais redoutable. Que mes adversaires essaient seulement de m’arrêter ! L’accomplissement de mes actes avait été scellé le jour de la naissance du premier organisme vivant. Ce devait être le jour de ma délivrance. Et depuis tout ce temps, j’attendais. Je faisais parler de moi, à l’occasion. J’avais trop vécu à l’écart. Il fallait que je revienne marquer le coup d’une victoire.

Le début de cette matinée acheva de me fatiguer. En voulant gagner du temps, j’avais épuisé mes ressources. Je devais me reposer, m’exposer à ces rayons cinglants qui parcouraient des distances invraisemblables pour torturer ma carcasse gelée. Ma tête bourdonnait, mes idées se confrontaient pour ne pas avoir à partager le contrôle. L’ivresse du repos m’emportait, j’écumais les mers nuageuses aux frontières de l’onirisme. Mes fantômes venaient à tour de rôle me marteler de sarcasmes distordus. Ma lucidité tanguait suivant la volonté de ces flux de chaleur solaire.

Le poids de toutes ces longues périodes revenait m’assaillir. J’étais le fauve et je parcourais un monde de pauvreté pour dévorer ceux qui m’étaient sacrifiés, ceux que j’avais volés et ceux qui n’avaient pas su résister. Pouvaient-ils me reprocher d’exercer mon métier ? Ils avaient commencé à se mobiliser pour trouver mes failles. Les rats avaient quitté le navire, m’offrant le rôle de la proie qui gagnait les profonds abysses pour quitter les richesses de la surface. J’avais hiberné au froid, je m’étais bâti une muraille et revenais goûter aux délices d’une existence reluisante. Je prévoyais de retrouver sur la chaussée devant moi les descendants de ceux qui m’avaient mis à l’écart. Ils seraient de partout, préparés à me recevoir, pressés de me voir repartir pour mon palais perdu. Des pensées de triomphe m'incitèrent à ne pas plonger, je restais maître de mes émois. L’incertitude ne m’avait jamais semblé être aussi présente auparavant.

J’avais une alternative pour échapper à ces bourreaux, ces enfants cruels qui infligeaient d’innocentes souffrances à mon corps égaré. Il fallait affronter les premiers détracteurs de mes ambitions. Je levais mon voile d’inquiétude, exposant mon regard ravagé pour m’approcher gentiment d’une monture de fer, harnachée de fils métalliques, soufflant une vapeur boisée de ses naseaux nerveux. La mécanique renâcla quand ma main caressa sa longue crinière d’acier. Il manquait la liberté à cette machine car elle était asservie depuis toujours dans des lignes directes, assommée de chocs électriques dès qu’elle s’entraînait vers les rails de la tourmente.

Une longue plainte s’éleva, sifflement strident qui chantait la tristesse d’un destin de misère. Comme pour répondre à cet appel désespéré, les nuages amassés se gonflèrent, occupant l’espace aérien d’absconses circonvolutions. Un observateur averti aurait cherché à reconnaître des figures ordinaires. Il aurait sans doute fini par découvrir l’emportement imminent qui allait grossir les rangs des forces pestilentielles pour parfaire leur enthousiasme. Il n’aurait pu quitter la voie qui l’emportait au centre des festivités.

J’achetais un aller simple avec des pièces d’argent qui gisaient au fond d’une de mes poches, puis entrais dans l'armature de cet automate soumis. Je m’assis sur un siège confortable après avoir posé mon sac sur le sol, à l’abri de mes jambes meurtries. Je veillais à m’isoler encore plus de cette culture qui m’échappait. Je devais donner l’impression d’un voyageur à la mine peu avenante. Personne n’osait s’aventurer sur le siège libre qui me faisait face.

Une secousse ébranla toute la structure qui s’élança par à-coups. La tôle résistait. Elle désirait se débarrasser des rênes qui l’accablaient. La lutte l’entraîna. Le trot régulier se mua en galop effréné. Le défilement des paysages m’entraînait plus en profondeur vers le royaume des rêves qui m’attendait, ouvrant une porte de sable que je franchis inconsciemment.
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MessageSujet: Re: Vers Les Confins (cycle complet)   Vers Les Confins (cycle complet) Icon_minitimeMar 2 Sep - 11:28

Eveil (2)

Le train s’arrêta dans un crissement régulier d’acier qui me tira de ma torpeur. Il avait dû rouler tout le jour, car de sombres nuages annonçaient le crépuscule.
Il pleuvait, les gouttes martelaient la vitre puis ruisselaient, toujours plus bas. Je me dirigeais vers la sortie.

Sur le quai, des trombes d’eau m’attendaient, cherchant à percer la moindre de mes défenses pour m’arroser les cheveux et couler le long de mes joues. Je me demandais pour quel malheur le ciel pleurait.

Il y avait du monde en mouvement autour de moi, des marcheurs furtifs, harcelés du moindre de leur crime par cette ondée capricieuse. J’étais la seule personne immobile au milieu de cette marée, une éclaircie qui ne se souciait pas de son avenir puisqu’elle n’avait jamais franchi le moindre delta de choix.

De curieuses lumières étaient installées sur les façades ; des reflets multicolores flamboyaient. Une procession de flambeaux vint à ma rencontre, je les crus hostiles, mais au lieu de me submerger, ils m’évitèrent de leur froide chaleur. Je remontais le cours de la foule silencieuse qui ne paraissait jamais s’endiguer.

Il aurait fallu être un rongeur pour se faufiler plus habilement, pour remonter le réseau des canalisations souterraines, pour visiter les cryptes secrètes des égouts. Un gros rat à l’œil rouge rugit en me regardant, comme pour donner suite à mes pensées. L’instant d’après il n’était plus là, mais je devinais où il était parti se terrer. Je sentis sa peur et trottinais sur l’échine de sa faim. Etrange, d’ordinaire, je n’aimais pas ces bestioles.

Au lieu de m’entraîner vers les profondeurs de sa tanière, il m’invita à gagner les hauteurs, cette colline dorée qui faisait barrage aux écoulements diluviens. Je me retrouvais sans la compagnie de ces habitants mystiques. Je n’avais pas mis longtemps à trouver ce qui guidait la vie des habitants de la nuit. On aurait dit une fontaine de gratitude qui coulait le long de cette coupole bleutée.

La ville était vieille. Du panorama qu’elle m’offrait, je la sentais frémir. Chaque artère s’éloignait de son cœur, chargée de ces âmes qui la maintenaient en vie, les porteurs de la flamme qu’animait leur passion. Les carrefours étaient autant d’organes, palpitants d’une envie farouche de déverser leur ardeur. L’ossature était inébranlable, il fallait plus que la force pour en venir à bout. Personne ne voulait voir s’écrouler l’œuvre de ces myriades de cellules qui répandaient leur feu par delà les multiples eaux qui tentaient en vain de l’éteindre. Il y avait aussi les stigmates de vieilles blessures que des langues glacées étaient descendues infliger du sommet d’antiques montagnes.

Même le serpent sinueux gonflait, rejoint par l’un de ses frères pour se lover autour d’un îlot de vie qu’il n’arrivait pas à essouffler. Le fleuve luttait dans le sommeil qui le maintenait au creux de son lit moelleux.

Je m’aventurais à l’abri des feux, dans d’humides passages qui débouchaient au creux des bâtiments où la clarté des torches me retrouvait. C’était une traque sans fin. Je ne voulais pas m’enfuir, mais rester me battre contre ces agresseurs ignés. Ils étaient trop, leur brûlante haleine se préparait pour la curée. Je n’avais rien vu venir, la ville m’avait forcé à me perdre.
J’empruntais de nombreux passages, toujours plus obscurs, cherchant les douces ombres pour m’abriter de ces esprits follets. Je sentais leur odeur soufrée resserrer paisiblement son étau sur mon corps, réduit par l’oppression de tant de puissance. Je m’enfonçais dans un gouffre de ténèbres pour échapper à la vague d’effroi qui tentait de m’engloutir. Comment avoir pu échouer ? Il suffisait de croupir cette eau limpide qui s’écoulait de la source pour que des hordes rongées viennent s’y abreuver, et répandre leur mal. C’était la faute d’une âme bienveillante.

Il y avait un gardien lumineux au sommet de cette blanche bâtisse qui semblait régner sur ces troupes d’illuminés. La ville était trop forte.
Dans un sombre recoin, j’aperçus un cheval. Je lui flattais l’encolure et grimpais dessus.
Je dirais à Guerre, Famine et Mort de ne pas revenir.
Enfin, je m’élançais sur les routes éteintes du néant.


Airet Syl, 2004


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MessageSujet: Re: Vers Les Confins (cycle complet)   Vers Les Confins (cycle complet) Icon_minitimeMar 2 Sep - 11:29

Vent d'exil (1)

La Brisante fendait les brumes, se servant de son imposante ossature pour forcer les nuages à s’écarter devant sa proue. Quatre hauts mâts garnis de voiles emprisonnaient les vents, les obligeant à se lover en leur sein, les contraignant à accompagner le navire dans sa lente reptation au dessus de cette mer de vapeur. La pluie s’abattait sans relâche sur le pont supérieur et ruisselait au gré des cordages éparpillés sur les planches de bois noir. L’eau s’infiltrait par le moindre interstice, cascadait du haut d’un escalier ou se jetait droit dans le vide par des rigoles d’évacuation.
Le navire amiral de la flotte royale de Micoanis affrontait fièrement les volutes de brume qui tentaient à chaque instant de se dresser devant lui. Ils retombaient disloqués lorsque la Brisante leur passait à travers. Inébranlable, le bâtiment se contentait d’un sourire fatigué en digérant les nuées qu’il avait englouties.

A fond de cale, Avymarida écoutait distraitement tous les bruits qui l’entouraient. Elle passa la main dans ses cheveux qui lui retombaient devant les yeux. La petite écuelle était encore vide et l’eau qui décantait dans le bol avait un goût atroce. Elle tourna la tête vers la porte dans l’espoir qu’elle s’ouvre car les ronflements du geôlier s’étaient tus. Une mèche récalcitrante lui rentra vigoureusement dans l’œil. Elle tenta de se remémorer le dernier instant où elle avait pris soin de ses cheveux en se frottant la paupière. Depuis longtemps, conclut-elle en vérifiant leur état. C’était peut-être de leur faute si Arcyon ne l’avait jamais vue. Elle se leva péniblement et chassa le Roi de ses pensées. Par son incapacité à le défendre, il était mort. Il ne resterait qu’un souvenir pour les gens qui l’adoraient. Il n’y avait qu’Avymarida pour avoir vu en lui plus qu’un Roi, elle l’avait aimé plus que tout.
Timidement, elle donna quelques coups sur la porte. Puis, comme rien ne se passa, elle tambourina des deux poings.
« Geôlier ! Sortez-moi de là. Je ne m’échapperai pas, promit-elle.
– Tu es dangereuse, soldat, répondit calmement l’interpellé qui devait calmement contempler ses ongles juste derrière la porte. Tu devrais savoir pourquoi nous t’avons consignée ici.
– Je ne suis plus soldate. Sa Majesté la Reine Azillaë ne veut plus de gens comme moi dans la garde royale.
– J’ai eu vent des rumeurs te concernant. Ce n’était peut-être pas la meilleure façon de faire ses preuves que de découper un capitaine de la garde. Venant d’un Champion du Trône, c’est plutôt surprenant. La Reine a été clémente en te condamnant à l’exil. Pour moi, ç’aurait été une autre punition.
– J’avais mes raisons de faire cela. »
Avymarida caressa son cou et remua la tête. Azillaë était jalouse, oui. Elle aurait prétendu n’importe quoi pour l’éloigner de sa vie. La Reine n’aimait pas les effrontées, elle n’aimait pas non plus les rivales. Une fois les funérailles du Roi Arcyon achevées, elle avait fait réunir le conseil. La souveraine était venue en personne agiter un mouchoir blanc sous le nez de la condamnée le jour où la Brisante avait quitté les quais célestes de Micoanis ; cette reconnaissance lui rendit un peu de sa fierté. Quitter une vie ordinaire ne la dérangeait pas, elle rageait juste contre l’injustice du châtiment. Elle se ferait une raison, il y aurait toujours des chemins à prendre, qui en croiseraient d’autres. Arcyon ne la quitterait plus. La volonté qui s’amusait toujours à séparer l’union l’avait seulement fait partir plus tôt.
Avymarida s’endormit d’un sommeil mélancolique qui n’arrangea pas la tristesse engendrée par sa recherche de réponses satisfaisantes.

Le craquement du bois en mouvement la tira de sa torpeur. La Brisante essuyait une tempête, vacillante au milieu d’éclairs déchaînés. Les brumes cotonneuses de la veille s’étaient muées en noires nuées. Régulièrement, des rayons d’énergie striaient cette mer de brouillard. Avymarida voyait ces éclats lumineux qui transperçaient les maigres jointures de sa prison. Elle sentait l’oppression de l’atmosphère qui s’était épaissie, regroupant ses forces pour écraser le navire qui s’aventurait dans son empire.
La porte s’ouvrit à la volée. Le geôlier, un air d’extrême dévotion figé sur le visage, scruta les ténèbres scintillantes avant de s’écarter. Il effectua une descente révérencieuse devant le Capitaine de la Brisante qui s’avançait, les bottes claquantes sur un plancher poli par des années de service. Il vit la captive ; son regard empreint de gravité lui annonçait la fin de la traversée. Il y avait sans doute une pointe de regret, comme si son âme contredisait ses actes. C’était son devoir d’abandonner la détenue au cœur des éléments en désaccord.
« Que la volonté de la Reine soit faite », annonça t-il.
Avymarida serra les dents. Elle se demandait comment une personne galonnée chargée de responsabilités pouvait obéir aveuglément à des paroles dictées par la haine et la jalousie.
Le Capitaine l’incita à sortir. Les pensées de la jeune fille s’emmêlaient, elle ne prenait plus garde aux détails ; le claquement des voiles lacérées, les derniers ronronnements de tonnerre qui laissaient la Brisante pour morte, l’échine broyée par la masse des vents soulevés. Des filaments brumeux serpentaient dans la mâture, sifflaient aux oreilles des marins inquiets et absorbaient leurs peurs. On se préparait à hisser de nouvelles voiles, tandis que les anciennes seraient abaissées puis rapiécées.
Sur le flanc droit de La Brisante se dressait une terre sombre, poussiéreuse, recouverte des cendres de civilisations écrasées. L’air ambiant transportait des chants mortuaires qui s’élevaient d’un autel venteux, un requiem pour les vivants qui retardaient l’instant où viendrait leur tour de franchir le gouffre.
Une passerelle descendait vers un petit esquif. Avymarida posa ses yeux sur la sombre étendue. Elle ne l’encourageait pas, la repoussait plutôt, ou l’invitait à une longue ère de chagrin. Du Capitaine, elle ne vit qu’une sombre lueur masquée par son large chapeau, un air désespéré qui ne lui correspondait pas. Elle ne voulait pas de sa pitié.
Avymarida se détourna de ce visage osseux qui aurait dû dévoiler un sourire espiègle. Elle s’engagea sur l’étroit passage qui la mena à la frêle embarcation, déterminée à ne pas montrer ses larmes.
« Avymarida... »
Un murmure du vent qui s’imprégnait de son nom pour mieux la posséder. Elle se retourna. Le Capitaine lui tendait un paquet. Elle revint sur ses pas, affrontant une fois de plus l’abîme de par et d’autre de la planche, puis le saisit.
« Cette terre est hostile, reprit-il d’une voix grave. Sa Majesté vous accorde au moins les moyens de survivre.»
Avymarida retourna dans l’esquif, et sans se détourner, entreprit de flotter vers les côtes après avoir déposé soigneusement son bagage de fortune.
« Le Royaume de Micoanis vous regrettera, soldat, bredouilla t-il. Mourez dignement, comme le Roi Arcyon aurait aimé que mourût son Champion. »
A quelques brassées de la terre sombre noyée sous des voiles d’embruns, Avymarida s’intéressa au contenu du paquet. Il y avait un peu de nourriture, une longue cape brodée des insignes royaux et quelques piécettes qui ne seraient d’aucune utilité sur ce continent sauvage. Mais surtout, il y avait Laoulé, l’épée d’argent que seul le Champion du Trône pouvait se targuer de brandir. Ainsi, Azillaë admettait ses valeurs au point de lui céder à jamais la relique de toute une institution.
Au loin, La Brisante manoeuvra silencieusement et s’éloigna rapidement, glissant sur une mer nuageuse résignée.

Un pâle soleil lança ses rayons de derrière les montagnes érigées loin à l’intérieur des terres, venant miroiter sur les gouttelettes en suspension dans l’air. Il y avait des végétaux qui s’ouvraient au monde, dévorant les moindres particules de la clarté dont ils se nourrissaient. Avymarida se saisit de Laoulé, le prolongement du bras qui se délectait du sang de l’ennemi, un instrument qui distribuait la mort pour préserver la vie. Elle sentit sa main en épouser le pommeau, entrer en parfaite harmonie avec ses fines ciselures.
Le paquet en bandoulière, elle sauta sur une plage de sable rugueux, rendant sa liberté à l’esquif solitaire. C’était aussi son histoire qui s’écrivait dans des pages que personne ne lirait jamais. Ailleurs, dans un autre livre, des passages entiers s’étaient déjà inscrits. Elle allait lutter pour ne pas se laisser entraîner par la silhouette glacée qui l’épiait, dissimulée dans les buissons.

Ne sachant vraiment trop où se rendre, elle commença par longer la plage. Un souffle venant du large lui ramenait par bourrasques les cheveux devant les yeux. Malheureusement, elle ne possédait rien qui lui permit de les attacher. La journée se passa et les ombres s’étirèrent, sans qu’Avymarida ne rencontrât le moindre signe de vie, outre les fourrés bruissants aux humeurs de la risée.
Une fois qu’elle eut mangé, elle décida de quitter le rivage et de s’aventurer à l’intérieur des terres. Une lune d’un rose pastel éclairait la route sinueuse qu’elle empruntait, guide sidéral soutenu par une légion complète d’étoiles, à travers la ramure des arbres qui s’élevaient toujours plus haut. Souvent, d’énormes arbrisseaux se dressaient devant elle, la contraignant à contourner ces obstacles pour rencontrer ailleurs un autre aléa de ce chemin tortueux qui se générait sous ses pieds, un arbre tombé, un creux aux rebords rendus glissants par un tapis de feuilles humides, une étendue d’eau saumâtre peu avenante. Avymarida se sentait désespérément seule, quand de sinistres hurlements se répandirent parmi les frondaisons, déposant un voile de terreur arctique sur la forêt.
Avymarida rabattit sa longue cape et se recouvrit la tête pour que les rayons de l’astre de nuit ne se reflètent pas dans sa tignasse blonde. De nouveau, une onde de grognements féroces résonna, plus proche, plus effrayante. La jeune fille ne tenta même pas d’imaginer à quoi pouvaient bien ressembler les créatures qui émettaient de tels bruits, et encore moins la taille de leurs dents.
Le sol vibra quelque peu, ce qui convainquit Avymarida de se mettre à courir, sans quitter la lune des yeux. Elle se promit qu’une fois qu’elle l’aurait rejointe, elle serait sous une rassurante sécurité. Mais un halètement cruel la talonnait, régulier, serein, satisfait dans sa perspective de s’octroyer un bon repas. Avymarida s’agrippa à une branche basse et grimpa dessus. Elle se retourna et prit son air le plus intimidant possible.
Il y avait deux énormes carnassiers au poil hérissé, aux yeux luisants et à la musculature saillante. Le premier bondit, la mâchoire béante prête à cueillir sa victime. Pour la proie, il était si facile de se laisser emporter par une impressionnante charge de canines et de rejoindre le dernier palais enchanteur du Roi Arcyon. Avymarida se laissa choir sitôt que la bête jaillit. Laoulé lacéra le flanc offert et une giclée de sang se déversa tout autour. Le deuxième molosse enjamba son congénère à l’agonie, sans la moindre méfiance. Avymarida fit décrire un dangereux moulinet à son épée qui entama délicatement les chairs de la créature. En retour, une patte dotée de griffes tout aussi impressionnantes que les dents vint se poser sur le dessus de sa cuisse pour y laisser cinq sillons sanglants. La guerrière grimaça et saisit le manche de son arme à deux mains. Acculée contre le tronc, tentant sans cesse de dévier tout ce qui l’agressait, elle s’apprêtait à s’écrouler mais une volonté de survie lui insufflait la foi qui s’était échappée. Elle voyait de petites fées tournoyantes harceler la bête de leurs étincelantes baguettes, la défiant de leur rire cristallin en hérissant son dos de piques de lumière bariolée. A l’ombre, une armada de lutins chantait. Le son de leurs flûtes rayait l’air autour des oreilles de la créature condamnée, qui flancha et manqua s’écrouler. D’un dernier sursaut d’orgueil, elle laboura le sol puis lança son ultime espoir d’un violent claquement de mâchoire.
L’épée d’Avymarida crissa contre les dents et partit d’elle-même à la rencontre du cerveau de la bête, dont les yeux se voilèrent une fois qu’il fut atteint. La Championne du Trône retira son arme de la carcasse et en ôta les vestiges qui la souillaient. Elle arracha à chacun des deux cadavres une longue incisive. Un maigre trophée qui aurait au moins la faculté d’impressionner la faune locale, si ces gros carnivores n’avaient pas déjà tout mangé.
Avymarida étudia sa blessure à la jambe et fit une grimace. Elle déchira un morceau de tissu du sac qui contenait ses possessions et épongea le sang. Il y avait de petits picotements déplaisants. Peut-être que d’autres de ces bestioles allaient rappliquer, aussi préféra-t-elle ne pas s’attarder. Elle marcha une grande partie de la nuit, car aucun recoin isolé ne semblait approprié pour prendre un peu de repos. Puis, épuisée, hantée par la crainte de se faire réveiller par un cauchemar bien réel, elle dénicha un lit de mousse juché à une hauteur respectable du sol et se confia à la branche qui la soutenait.
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MessageSujet: Re: Vers Les Confins (cycle complet)   Vers Les Confins (cycle complet) Icon_minitimeMar 2 Sep - 11:31

Vent d'exil (2)

Avymarida se réveilla lorsqu’une odeur sucrée oscilla devant ses narines. Il y avait, posée intentionnellement juste à côté de sa tête, une corbeille remplie de fruits aux formes et aux couleurs des plus étranges. Elle examina l’un d’eux et n’y découvrit aucune trace suspecte, si bien qu’elle mordit précautionneusement dedans. Il avait une saveur particulière et un jus moussant dévala les pentes de sa langue.
De son perchoir, elle regarda aux alentours. De grosses dalles de pierre disposées en rectangle étaient grignotées par du lichen et de la vigne vierge. Le soleil illuminait le champ de ruines d’un éclat sauvage, écrasant la moindre ambition d’extension des ombres nocturnes vaincues. Ailleurs, des marches irrégulières se perdaient sur un plancher écroulé. Un dôme éventré laissait entrer et sortir des oiseaux aux plumes irisées. Plus loin, une colonnade de pierres instables bordait une route pavée de racines. Il y avait quelques statues défigurées par les intempéries, héros de guerres d’antan.
Avymarida ramassa ses quelques affaires, prit d’autres fruits et descendit de l’arbre. A son pied, un lutin parvint presque à la déstabiliser, avec son visage rond aux grands yeux malicieux et ses vêtements qui rappelaient certaines nuances des feuilles d’automne. Il possédait toute une batterie de fifres autour du cou ainsi qu’un bon nombre de conques percées de trous de tailles diverses. La Championne du Trône sentit un regard la traverser, un regard qui lisait tout ce qu’elle dissimulait au plus profond des méandres de ses souvenirs. Le lutin sut qu’elle avait vaincu les deux monstres sans même avoir vu les pointes aiguës qui pendaient à son cou, qu’elle venait de très loin au-delà de la mer brumeuse, qu’elle avait acquis son titre honorifique en combattant pour un Roi adoré et enfin qu’elle avait jadis été une fillette souriante.
Il vit sa mort, mais ne le montra pas. Le lutin considéra ses instruments et en choisit un. Une brindille creuse dont il porta le bec à la bouche. Quand il souffla dedans, un trille strident retentit. Reportant son intention sur Avymarida, il esquissa un sourire à son adresse. Un frêle bourdonnement gagna en amplitude et cessa net. Comme la jeune fille sentait une présence près d’elle, une impression furtive la fit baisser les yeux, et elle la vit, magnifique au creux de sa main. Une petite fée. Avec des ailes soigneusement plissées, une cascade de bouclettes blondes et un regard émeraude qui la dévisageait tendrement. Elles se regardèrent un instant, puis, émerveillée, Avymarida la porta sous son nez.
« Bienvenue, fit une voix qui coulait comme une rivière de diamants à l’intérieur de sa tête, vous êtes la bienvenue. Je m’appelle Taxsassami, et lui, c’est Hob. Nous sommes les émissaires de la Forêt.
– Heu…Bonjour, articula la Championne. Moi c’est Avymarida, mais Avy conviendra.
– Vous venez chercher le Roi. Nous ne vous empêcherons pas de le rejoindre.
– Arcyon ! Il est ici ? Je veux le voir !
– Ce n’est pas si simple. En terrassant les gardiens, vous avez montré votre aptitude à libérer Cnol Ssirba, la ville des habitants de la sylve, du fléau qui l’accable. Sans notre aide, vous couriez au devant d’un grave péril.
– J’y serais parvenu seule, affirma Avymarida. Ce n’était guère plus que de gros loups.
– Sans nul doute, mais vous ne pourrez échapper au sort que vous réserve le dragon sans nous. Depuis qu’il a chassé les gens qui vivaient ici et dévasté leur demeure, notre seul but est de trouver un cœur vaillant qui saura le renvoyer dans ses ténèbres.
– Un dragon… répéta Avymarida comme si elle mesurait la portée de ces syllabes. Au lieu de le détruire, vous devriez essayer de le dompter. Vous verrez, ce pourrait être un allié précieux.
– La dernière personne qui pensait comme vous s’est fait manger, dit la fée en réprimant un sourire anxieux. Allons, venez, Madame, nous n’avons que trop attendu cet instant. »
Taxsassami étira ses ailes, voleta près du lutin avant de s’élancer dans l’amalgame de pierres entrelacées et de tourelles végétales. Hob la suivit d’une démarche bondissante, tandis qu’Avymarida tentait de ne pas perdre de vue la fine poussière dispersée dans le sillage de la fée par de légers tourbillons bleutés. Ses pensées s’affolaient. Arcyon croisait un monstrueux dragon, des images furtives concernant la résurrection de la cité morte virevoltaient à la suite des êtres fabuleux qui l’entraînaient dans une lutte qui n’était pas la sienne. La fée n’avait pas précisé s’il s’agissait de son Roi. Pourtant, aveuglément, elle l’entendait lui accorder les prières qui lui inspiraient le courage nécessaire pour oser se jeter férocement dans la bataille. Les ennemis de l’époque étaient humains. Ici, les dangers étaient amplifiés et ses motivations avaient changé. Comme la rencontre avec le dragon semblait inévitable, il valait mieux s’atteler à cette tâche au plus vite. La surprise l’aiderait presque autant que ses deux fabuleux amis.
Ils franchirent une lézarde gigantesque qui séparait la ville. Un réseau de lianes entremêlées surplombait une étroite rivière qui venait finir dans le fond de la faille. De l’autre côté, le terrain était davantage accidenté. Les bâtiments tremblants qui se maintenaient debout grâce à une brillante conception étaient gravés de profondes écorchures. Les toitures blessées formaient des amas de pierres calcinées et les colonnes se tordaient, proies chancelantes des impacts qui les avaient couchées.
Les mêmes nuages noirs qui avaient assailli La Brisante refirent leur apparition, surveillant tranquillement l’ascension silencieuse d’Avymarida vers le haut de Cnol Ssirba. Au sommet d’une large colline, l’imposante masse d’un château écrasait inlassablement les autres maisons. C’était une forteresse impitoyable sur laquelle l’architecte était parvenu à retranscrire une formidable impression de beauté mouvante, pleine de tours, de flèches et de hauts murs infranchissables.
A l’ombre des nuages qui ternissaient le ciel, toutes les habitations semblaient autant d’esprits difformes qui profitaient de l’obscurité soudaine pour lancer l’assaut sur le géant assoupi. Avymarida se mêla à la horde pour se hisser devant la bouche ronflante qui déversait un souffle infernal sur son visage inquiet. L’épée brandie, prête à frapper, contrastait avec l’agrégat de formes arrondies, silhouettes furtives rapidement aspirées par les effluves soufrés qui s’égaraient vers les hauteurs.

Avymarida entra la première, secondée par la fée et le lutin qui avaient laissé une part de leur assurance en chemin. A l’intérieur de la citadelle, l’esthétique cédait sa place à une édification méthodique de défense. Les œuvres d’art, trésor inestimable de la cité, avaient été épargnées et entassées dans d’immenses salles, des cours démesurées ou éparpillées selon la convenance de leur nouveau propriétaire. C’étaient des mosaïques colorées, des frises en bas relief et des statues colossales qui accueillaient les rares visiteurs de leur expression figée, répétant inlassablement les souvenirs qu’ils évoquaient. Visiblement, les deux compagnons d’Avymarida entraient en ces lieux pour la première fois, décontenancés devant les splendeurs qui leur avaient autrefois appartenu.
Puis, au sommet d’un donjon, ils découvrirent le dragon, dormeur impassible à l’ombre d’un trône de verre. La salle dans laquelle il logeait était gigantesque, carrelée de marbre, aux tentures multicolores qui ondulaient passivement selon le désir des courants d’air. Une partie du plafond s’était éboulée et les nuages se massaient autour de l’interstice.
Chacune des écailles décollait en douce puis regagnait sagement son emplacement, dévoilant leur ampleur à chaque nouvelle aspiration. Avymarida passa soucieusement sa main libre sur les incisives qui ornaient son pendentif. Elles paraissaient ridiculement insignifiantes devant celles du dragon, tous ses appendices auraient pu être autant d’épées acérées, tranchantes et perforantes. Ses ailes n’avaient pas la grâce de celles de Taxsassami, elles étaient veineuses et recouvertes d’une épaisse couche cuirassée.
Enfin, l’œil qui la regardait avec attention ressemblait à une grosse boule de cristal dans laquelle planaient des gouttes flamboyantes.
« Tiens, il ne dort plus », se dit Avymarida.
Elle roula sur le sol alors qu’une vague de flammèches pourpres lui caressait les joues. Une onde de chaleur se déversa dans tout son corps et illumina le ciel, qui crépita de ravissement. Avymarida trouva un refuge précaire derrière un pilier ouvragé. Un nouveau grésillement embrasé traversa la pièce ; l’abri prit une teinte rougeâtre puis se disloqua. La Championne tenta une attaque, esquivant plusieurs coups de patte, elle bondit sur une dalle et frappa. Une jolie rayure se dessina sur quelques écailles. Avymarida recula. Une griffe anticipa son action et transperça ses défenses, entaillant profondément son torse exposé. De nouveau, une émanation incandescente arrosa l’arène.
Blessée, Avymarida évita tant bien que mal la puissante nébuleuse de flammes. Le sang bouillonnant et la chair brûlée la firent chanceler, mais la rage de vaincre restait près d’elle. Cette douleur piquante la rendait terriblement vivante ; elle lui rappelait la compagnie du Roi Arcyon.
Il était là, resplendissant dans son armure, abattant son épée dans la masse d’ennemis. Elle, sa Championne dévouée, prenait grand soin qu’il ne lui arrive rien, jusqu’à ce jour où la Reine Azillaë l’avait retrouvé tout bleu dans son lit, froid comme un glaçon, bienveillant même dans la mort.
La vérité lui envoya un coup bien plus cruel que celui que le dragon venait de lui assener. Azillaë l’avait empoisonné pour l’éloigner de sa Championne qu’il admirait… qu’il aimait !
Les nuages ne grondaient plus, le silence recouvrit la salle d’un voile blanc. Avymarida observa. Le lutin envoyait ses notes harmonieuses droit dans l’âme du dragon. La fée chantait d’une voix pure, angélique. Le dragon reprenait son souffle.
Avymarida se para d’un sourire funèbre et courut droit sur lui, sans se soucier de la douleur ardente qui lui rongeait le corps. Elle donna un coup majestueux du tranchant de Laoulé en pleine face du dragon, qui gémit. Puis elle se faufila sous son abdomen et enfonça la pointe de l’arme de toute sa longueur à l’intérieur.
Le dragon hoqueta et s’effondra en même temps qu’une bonne partie du palais.
La ville était libre, rendue à ses habitants à l’instant où la gigantesque créature expira.
Une forme vaporeuse occupait le trône. C’était Arcyon, entouré d’un voile noir. Il invitait Avymarida à le suivre.
Elle tituba jusqu’à lui et se saisit de la main qu’il lui tendait.


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