J-E et Alex étaient confortablement installés dans le salon, chacun allongé sur un canapé. Alex jouait nonchalamment avec sa Rasta Ball, tandis que son ami s'amusait sur son téléphone. Dehors, le soleil dardait encore quelques courageux rayons qui peinaient à traverser les larges vitres. On était samedi.
- Au fait, demanda J-E, tu sais ce que c'est, les traces rouges sur la porte des toilettes ? On dirait du sang.
- Je me posais justement la question ! C'est bizarre. Je n'avais pas remarqué avant aujourd'hui.
- Si ce n'est pas toi, c'est sûrement Matthieu alors. Il a dû saigner du nez, et s'est
levé au milieu de la nuit pour chercher du papier toilette.
- Ouais... De toute façon c'est toujours de sa faute, plaisanta Alex.
C'est ce moment que choisit Matthieu pour rentrer dans l'appartement. « Yo les asticots ! » s'écria-t-il du bout du couloir. Il ôta manteau et chaussures, puis rejoignit le salon.
- Vous ne devinerez jamais ce que j'ai trouvé dans la rue... fit-il, tout jovial.
Alex sourit : combien de fois depuis qu'ils avaient emménagé, l'avait-il vu arriver avec cette expression réjouie, et leur poser toujours la même question ? Les bibelots qu'il avait ramassés s'entassaient sur un large meuble. On pouvait compter trois gants, un bonnet coloré, un étrange bonhomme en plastique, un lacet, un chausson rose « Snoopy », une écharpe, un éthylotest usagé, un petit boîtier aux couleurs de la Bretagne,
(virgule inutile) et une peluche en forme de singe.
- Une chaussette pour enfant ? proposa-t-il à tout hasard.
- Faux ! se réjouit Matthieu, tout fier. J'ai trouvé... ceci !
Et il brandit un objet innommable. La babiole était brun foncé
, et tenait dans la paume de sa main.
(un exemple de reformulation : « La babiole, d'un brun foncé, tenait toute entière dans la paume de sa main. »)- Qu'est-ce que c'est ? grommela J-E en fronçant les sourcils.
- Je n'en ai strictement aucune idée. On dirait une sorte de statuette. Si on la
regarde assez longtemps – ce que j'ai fait – on peut discerner des yeux
, et peut-être des bras et des jambes... En tout cas c'est assez hypnotique. Tiens,
regarde.
Il tendit l'objet en bois à son ami. D'un bond gracieux, Alex se rapprocha pour l'observer également.
- C'est trop laid ! s'exclama-t-il dès qu'il l'
aperçut de près.
- Ne dis pas ça, réagit Matthieu, tu vas la vexer !
Regarde-la : comme elle a l'air triste !
- Elle n'a pas l'air triste, elle a l'air de rien du tout, le contredit J-E. Sa tête est juste... dérangeante.
- Comme vous êtes méchants ! Tiens, pour la consoler, je vais dormir avec elle cette nuit. Hein, ma jolie petite statuette ? Ça te dit ? On va dormir ensemble !
- J'aurais peur, à sa place... sourit Alex.
J-E rendit sa trouvaille à son ami.
- Je préfère qu'elle soit dans ton lit plutôt que le mien, conclut-il avant de changer de sujet. Au fait, Matthieu, Alex et moi on a une question très importante à te poser... Une question assez... personnelle.
Matthieu fronça les sourcils. Son regard se fit inquiet. Que voulaient-ils donc savoir ? J-E le fixait intensément.
- Matthieu... dit-il gravement. Est-ce que tu as tes règles ?
Le jeune homme sembla défaillir. Ses yeux s'écarquillèrent.
- Comment avez-vous deviné ? murmura-t-il dans un souffle.
- T'as mis du sang partout sur la porte des toilettes, prévint Alex.
- Ah, ça. (Matthieu cessa de jouer la comédie) Du coup, lequel d'entre vous a saigné du nez cette nuit ? J'ai jeté un coup d’œil ce midi : il s'y est pris comme un cochon !
Ses deux amis tiquèrent.
- Mais... s'étonna J-E, indécis. C'est pas toi qui a tâché les toilettes ?
- Bah non. La dernière fois que j'ai saigné ça remonte à deux mois, quand je me suis blessé en tentant de faire une acrobatie.
Une étrange tension traversa alors la pièce. Matthieu
jeta un regard inquisiteur à J-E, qui en renvoya un plus féroce encore vers Alex. Celui-ci examinait ingénument sa
rasta ball (d'ordinaire tu mets des majuscules à « Rasta Ball »).
- Il n'y a que trois possibilités, calcula Matthieu (ses yeux plissés auraient fait honte au plus perspicace des détectives)
(parenthèses inutiles). Première possibilité : l'un d'entre nous ment, et a saigné du nez cette nuit. Deuxième possibilité : un inconnu blessé a fait effraction chez nous pendant notre sommeil, a utilisé les chiottes, puis est reparti en prenant soin de ne rien déranger. Troisième possibilité : quelqu'un, dans cet appartement est somnambule.
Il scruta plus attentivement encore ses colocataires, qui n'osèrent pas défier son regard.
- Est-ce que l'un d'entre vous est somnambule ? grinça-t-il d'une horrible voix mièvre.
- Non, répondit Alex, surpris.
- Moi non plus, fit J-E.
Ils avaient tous deux l'air très innocents. Matthieu croisa les bras sur sa poitrine et
leva le menton.
- Hé bien moi, il m'est arrivé de l'être, quand j'étais petit...
- Tu veux dire, s'étonna Alex, que ce serait toi le coupable ?
- Je n'en sais rien. C'est juste une supposition. Je me suis peut-être
levé cette nuit sans m'en rendre compte. J'ai dû vagabonder dans l'appartement, sans but. Puis je me suis cogné la tête contre un mur et cela m'a fait saigner du nez. Alors quand j'ai ouvert la porte des toilettes – pour faire je ne sais quoi – j'ai mis du sang partout.
Alex eut une moue dubitative. Il ne semblait pas du tout convaincu par cette hypothèse. Quant à J-E, il
jeta un étrange regard à Matthieu.
- Tu sais que ça me ferait vraiment flipper si je me
levais pendant la nuit,
(virgule inutile) et que je te voyais dans un tel état ?
Matthieu eut un sourire pernicieux. Effrayer son ami avait toujours été un de ses petits plaisirs.
- Je suis sûr que même inconscient, je
ferais (ferai) tout pour te faire peur ! ricana-t-il.
J-E sourit, puis avisa l'heure sur son téléphone.
- Il est l'heure, Alex, prévint-il. Il faut qu'on y aille.
Les deux hommes se
levèrent et se préparèrent.
- Vous partez ? demanda Matthieu, surpris.
- On est invité à une soirée dans une petite ville de campagne, à une demi-heure d'ici en voiture.
- Vous... vous m'abandonnez ?...
Il avait mis toute la tristesse du monde dans sa voix. Ses grands yeux vulnérables auraient fait pleurer un ange. Tout en laçant ses chaussures, J-E lui
jeta un regard nonchalant.
- Bah tu peux venir, si tu veux. Par contre tu ne connaîtras personne.
- Non, c'est bon, rigola-t-il. Je vais rester ici, je suis trop fatigué pour sortir de toute façon. Et puis on a une enquête à mener : pendant que vous vous amuserez, je vais tenter de découvrir le mystère que cachent ces curieuses
tâches (taches) de sang.
- On compte sur toi, dit Alex. T'as intérêt à avoir trouvé le coupable avant notre retour, qu'on lui fasse sa fête.
- Aucun problème. Ce sera quoi la punition ?
- Déjà, il devra commencer par nettoyer les toilettes, décida J-E. Et tant qu'à y être, il fera le ménage dans tout l'appartement.
- Puis, quand il aura terminé, on lui tordra le cou, ajouta Alex tout naturellement.
Matthieu rigola à haute voix.
- Alors je vais faire en sorte de ne pas être le coupable ! J'ai déjà quelques soupçons sur l'un de nos voisins... Ce serait la victime idéale.
- Tant que le ménage est fait et que je ne finis pas le cou tordu, tout me va, s'accorda J-E en enfilant sa veste. (Il adopta un ton très parental) On te laisse l'appartement, Matthieu. Ne fais pas trop de
bêtise (bêtises), compris ? On risque de revenir vers les quatre heures du matin. Alex s'est généreusement proposé de ne pas trop boire pour pouvoir nous ramener.
- Ne pas faire de
bêtise (bêtises) ? Tu sais bien qu'une telle promesse m'est impossible. En tout cas, amusez-vous bien. Si vous avez de la chance, peut-être qu'une surprise vous attendra...
Juste avant de refermer la porte de l'appartement, J-E
leva la tête vers Matthieu. Ses yeux brillaient d'une étrange malice.
***
Il faisait nuit. Les deux hommes marchaient dans les ruelles obscures du village : l'un
sobre, l'autre titubant misérablement. Tous les lampadaires étaient éteints depuis des heures ; seul un croissant de lune éclairait faiblement leur chemin.
- Alex...,
(tu vois, la virgule après les points de suspension c'est génial) gémit J-E, rappelle-moi pourquoi on a garé la voiture si loin ? Et explique-moi pourquoi je n'arrive pas à marcher droit. Je n'ai pourtant pas tant bu...
C'était vrai : tout au long de la soirée, il ne s'était contenté que de quelques bières. Mais malgré tout il se sentait mal, sans qu'il sache déterminer ce qui n'allait pas. Les mots s'écorchaient avant de sortir de sa bouche, il contrôlait difficilement ses pensées comme ses gestes. Il avait l'impression que son esprit évoluait dans un étrange brouillard, dont sa lucidité avait de plus en plus de mal à s'échapper.
- Allons, fais un peu d'effort, marche plus droit, lui conseilla Alex. Concentre-toi : ce n'est pas si dur. Si les flics te voient comme ça, ils risquent de ne pas nous laisser tranquilles.
J-E l'écouta,
(virgule inutile) et se força à mettre convenablement ses pieds l'un devant l'autre.
L'alcool, c'est dans la tête ! se persuada-t-il.
Aussitôt, comme si malgré la boisson il avait quelque pouvoir sur son esprit, il se sentit mieux (agencement maladroit de la phrase). Son allure se fit plus souple, ses pensées s'éclaircirent.
- Comment t'as trouvé la soirée ? demanda Alex.
- Sympa, répondit J-E, bien qu'il se
rendit (rendît) compte qu'il était incapable de se la remémorer ; il ne savait même plus avec qui il l'avait passée.
- Tiens, passons par là, proposa Alex en montrant un petit chemin. C'est un raccourci.
- T'es sûr ?
Le sentier était encore plus sombre que la rue. Deux hautes haies le longeaient de chaque côté. J-E n'aimait pas passer par ce genre d'endroits la nuit.
Son imagination l'inquiétait toujours des pires façons possibles (je ne suis pas fan de cette formulation).
- Mais oui. Ça nous fera gagner au moins cinq minutes. Allez viens, tu as juste à me suivre. J'ai un pull blanc, impossible que tu me perdes de vue.
J-E camoufla son angoisse. Il se dit qu'il préférait encore suivre Alex entre les haies, que de se retrouver seul dans ce village sombre et silencieux. De plus, la sérénité de son ami le rassurait. À son tour, il s'engouffra entre les buissons.
La végétation était si haute qu'elle couvrait la lueur de la lune.
De ses yeux pourtant déjà habitués à l'obscurité, il sentait les branches et les épines avant de les voir (maladroit). Il essayait de ne pas penser aux araignées et autres vermines qui devaient grouiller partout autour de lui, si proches mais invisibles. Le pull blanc d'Alex était comme un phare dans l'obscurité, qui le guidait et sur lequel il portait toute sa concentration.
C'est alors qu'un son étrange parvint jusqu'à ses oreilles. Une sorte de mélopée funèbre, extrêmement perturbante, qui
venait de devant et qu'il n'entendait que très faiblement.
- Alex..., souffla-t-il, tu entends ?
- De quoi tu parles ? répliqua très calmement ce dernier.
- Ce chant étrange... Ça
vient de devant.
Alex s'arrêta à son tour,
(virgule inutile) et tendit l'oreille.
- C'est quelqu'un qui a mis de la musique, c'est tout, conclut-il. Pourquoi tu m'embêtes avec ça...
Il reprit sa marche
, et encore une fois sa tranquillité apaisa J-E
(« Il reprit sa marche, apaisé par la tranquillité de son ami. »). Mais plus ils avançaient, plus la litanie se faisait perceptible. À travers les buissons – peu épais malgré leur hauteur – il finit par
apercevoir une lumière qui attisa sa curiosité. Le chant venait de là, il en était certain. Il écarta quelques feuillages, puis avança sa tête pour voir au travers.
Un grand jardin se dessina devant lui. En son centre
se trouvait un groupe de gamins. Deux d'entre eux se tenaient debout et portaient d'imposantes torches ; les autres étaient tous prosternés, le front appuyé contre l'herbe fraîche, et chantaient leur sinistre mélopée. Devant eux, dressé sur un monticule informe,
se trouvait la source de leur adoration : un autre enfant, entièrement nu. Il
levait au-dessus de sa tête un parpaing qui semblait beaucoup trop lourd pour lui.
- Mais qu'est-ce qu'ils foutent ! s'écria J-E malgré lui.
Tous les visages des gamins se tournèrent
aussitôt dans sa direction. Puis tout s'enchaîna très vite. Celui qui soulevait le parpaing le jeta au sol
, et le rassemblement se dispersa. Les porteurs de torche coururent jusqu'à une petite piscine pour y éteindre leur feu. En quelques secondes seulement,
tous les enfants avaient
disparus (disparu). J-E ne voyait, ni n'entendait, plus rien. Il ne comprenait pas ce qui venait de se passer.
- Alex !
Il retira sa tête de la haie, puis chercha son ami du regard. Mais ce dernier ne s'étant pas
aperçu qu'il l'avait laissé derrière, il avait continué son chemin sans s'arrêter. Une crise d'angoisse frappa
aussitôt J-E, le pétrifiant momentanément. Il était seul ; il faisait noir ; il était perdu dans un village qu'il ne connaissait pas. Le jeune homme voulut appeler Alex, sans y parvenir. Les mots refusèrent de sortir de sa bouche, s'emmêlant avec sa langue malgré tous ses efforts. Ses dents lui faisaient mal.
J-E courut pour rattraper son ami. Les branches le griffaient cruellement. Il voyait si peu que ses pieds trébuchaient souvent. Tant de questions s'agitaient dans sa tête, se battant les unes contre les autres. Que faisaient ces gamins dans ce jardin ? Pourquoi avait-il le sentiment d'être complètement soûl, alors qu'il n'avait presque pas bu ? Et surtout, où se trouvait Alex ? Avant tout, il devait le retrouver.
Le chemin arriva à un carrefour. Ni à gauche ni à droite, il n'y avait de trace d'Alex. J-E maudit sa malchance et son ami. Pourquoi ne l'avait-il pas attendu ? Suivant uniquement son instinct, il décida de tourner à droite. Quelques mètres plus loin, il surgit du sentier terreux et revint sur une route goudronnée. Cela le rassura légèrement. Il souffla. Bien qu'il faisait toujours très sombre, la lune et les étoiles déposaient à présent leur linceul blanc partout où elles le pouvaient. J-E avisa un panneau qui recommandait les conducteurs à rouler moins vite. Deux petites filles souriantes se tenant la main y étaient dessinées. En-dessous était inscrit le texte : « Attention Enfants ».
Il lui sembla alors que ce panneau n'était pas un bête insigne routier, mais une terrible mise en garde.
Les enfants sont dangereux ! pressentit-il en frissonnant. Au même instant, une comptine se fit entendre, venant de derrière lui. Une comptine chantée par deux petites filles.
Des sueurs froides envahirent J-E. Il se savait en danger, pourtant il n'osait fuir. Lentement, il se retourna.
Quelques mètres devant lui, les deux fillettes du panneau le regardaient fixement, se tenant par la main. Elles étaient toutes deux vêtues d'une robe blanche. Leurs yeux étaient terrifiants, d'un bleu qui transperçait les ténèbres. De gigantesques cernes les rendaient plus effrayants encore : elles donnaient l'impression que les petites filles n'avaient pas dormi depuis des années. J-E ne pouvait détacher
leur (son) regard d'elles ; pas plus qu'il ne pouvait s'empêcher d'écouter leur chansonnette, murmurée entre leurs dents gourmandes.
Qui a vu, dans la rue,
Tout menu,
Le petit ver de terre
Qui a vu, dans la rue,
Tout menu,
Le petit ver tout nu
Elles rigolèrent, d'un rire si adorable et pourtant tellement malsain que le jeune homme en fut paralysé. L'une sortit une fourchette de sa robe ; l'autre un couteau cranté qui ressemblait davantage à une scie. J-E savait ce qui allait se passer. Il savait qu'elles s'apprêtaient à le manger. Malgré tout il ne pouvait se résoudre à faire le moindre geste, comme si une part de lui souhaitait que ces deux petites filles le dévorent.
NON ! réagit-il, terrifié. Il se démena de toutes ses forces, mais ne parvenait qu'à agiter des membres fantômes. Les fillettes s'approchèrent, un sourire affamé aux lèvres.
Manger cru
Le petit ver de terre
Manger cru
Le petit ver tout nu...
- J-E ! retentit alors une voix familière.
Ce dernier se retourna
aussitôt. C'était Alex. Un immense soulagement libéra le jeune homme. Il courut le rejoindre, puis montra du doigt les deux petites filles qui fuyaient en courant.
- Elles voulaient me manger ! expliqua-t-il, essoufflé. Tu m'as sauvé la vie. Les enfants dans ce village sont tous fous.
Alex jeta un regard perplexe à son ami.
- Mouais... Permets-moi d'en douter. Elles rentrent juste chez elle, regarde : elles se dépêchent parce qu'il est tard et que la nuit est tombée depuis longtemps. Je pense que la bière t'as fait un peu trop d'effet.
Ce fut comme une gifle mentale. Était-il possible qu'il ait imaginé tout ceci ? Que sa peur et son esprit si brouillon l'aient fait
halluciné (halluciner) ? Il se sentit complètement perdu.
Il faut que je comprenne... se persuada-t-il, mais ses pensées étaient tellement floues : que devait-il comprendre ?
- Allez, viens, l'intima Alex. On est presque arrivé à la voiture.
J-E le suivit sans rechigner. Quand ils auront atteint la voiture ils pourront rentrer à l'appartement ; et une fois arrivé à l'appartement, il pourra enfin se poser et réfléchir calmement. En attendant, il décida de faire totalement confiance à Alex. Il semblait bien plus serein, sobre et raisonnable que lui.
Aussi quand il
aperçut devant eux la silhouette sombre d'un homme en train de promener son chien, il se força à garder son calme.
Après tout, les gens ont bien le droit de promener leur animal au beau milieu de la nuit, songea-t-il. À l'instar d'Alex, il l'ignora et continua à marcher tranquillement.
Cependant, plus ils s'approchaient de cet homme, plus la peur s'instilla dans le cœur de J-E. Il sentait au plus profond de lui que quelque chose n'était pas normal. Tout d'abord l'inconnu semblait enveloppé d'une épaisse aura d'obscurité. Pas après pas, il restait toujours aussi ténébreux, de telle sorte qu'on ne pouvait discerner les traits de son visage. Et puis il y avait la bête. Il y avait quelque chose de gênant dans la façon dont elle se déplaçait, tirée au cou par une laisse métallique.
Ce n'est que lorsqu'ils furent proches de quelques mètres que J-E comprit ce qui n'allait pas. L'homme sombre ne promenait pas son chien... il en traînait le cadavre !
- Alex, regarde... susurra J-E le plus silencieusement possible. Il promène son chien mort !
Sans même regarder ni l'homme ni le chien, son ami s'arrêta pour lui jeter un regard courroucé.
- Écoute
(manque une virgule) J-E, ça peut plus durer, dit-il tout haut. Il faut que tu apprennes à contrôler ta peur ! Voilà ce que j'en
fait (fais) de ton chien mort.
Et sans la moindre crainte, il se dirigea vers la silhouette ténébreuse.
Mais il est fou ! paniqua J-E.
Cet homme est un psychopathe... Il va se faire tuer !- KIIIIIIIIIIICK !!! gueula Alex.
Il arma superbement sa jambe, et tel un rugbyman tentant une transformation, il donna un tel coup de pied au pauvre canidé que celui-ci partit comme une flèche hors du champ de vision de J-E. Ce dernier, tout surpris, ne put s'empêcher de rire. Le psychopathe avait disparu en même temps que son chien.
- Vite, monte dans la voiture ! l'exhorta Alex.
Sans comprendre pourquoi son ami était si pressé, J-E
s'aperçut que la voiture était juste en face. Il courut jusqu'à la Clio bleue s'installer côté passager. Quand Alex alluma les phares, leur soudaine lumière révéla entièrement la route : elle était envahie de villageois en pyjama qui, semblables à des zombis, déambulaient lentement dans leur direction.
- Ils veulent nous empêcher de partir ! s'écria J-E. Démarre !
Le conducteur ne se fit pas attendre. Il écrasa l'accélérateur, et quelques villageois en même temps.
- Vise les enfants, fit J-E, ce sont eux les plus dangereux !
Suivant le conseil de son ami, Alex – qui conduisait comme un dieu – prit grand soin d'éviter les personnes adultes pour se frayer un chemin parmi les gamins, les défonçant sans la moindre pitié. Des membres sanguinolents, détachés de leur corps, venaient parfois se coller contre le pare-brise ; un vigoureux coup d'essuie-glace les expulsait alors bien proprement.
Finalement, laissant derrière eux un long sillage de carcasses déchiquetées, Alex et J-E parvinrent à s'enfuir du village. Les enfants inquiétants, le psychopathe au chien, plus rien ne pouvait leur faire de mal à présent. J-E soupira de soulagement. Ils allaient rentrer chez eux.
En s'adossant confortablement contre son siège et reposant sa tête en arrière, le jeune homme se dit qu'il aimerait voir les étoiles.
Aussitôt, le toit de la voiture disparut. L'immense voûte céleste s'offrit à lui dans les moindres détails. Jamais il n'avait vu un tel ciel. Il semblait beaucoup plus proche que d'habitude, avec une profusion de constellations qu'il ne soupçonnait même pas. J-E
apercevait très nettement, dessinés en brillants pointillés, une famille de castor, un koala aveugle surmonté d'un chapeau haut-de-forme, un énorme concombre radioactif, une étrange statuette,
(virgule inutile) et le magnifique visage d'Emma Watson. Elle semblait le
regarder avec une gentillesse et une adoration infinies.
Ah ah ah ! se gaussa une voix au plus profond du jeune homme.
Moi aussi je rêve d'Emma Watson ! Il se tourna vers Alex – totalement impassible – et chercha à se justifier pour toutes les frayeurs qu'il avait eues dans le village.
- Excuse-moi d'avoir paniqué, tout à l'heure. Mais ce qui m'arrive a un sens, je le sais. Le village, les enfants... même toi ! J'ai le sentiment de traverser une épreuve, dont je ne sortirai vainqueur qu'en comprenant ce qui se passe.
- Si tu le dis... répondit Alex, apparemment peu intéressé par la question. On arrive dans dix minutes.
Plus que dix minutes ! J-E sentait que tout allait se résoudre dans leur appartement.
***
La Clio décapotable se gara sans un bruit devant l'immeuble.
- Tu crois que Matthieu a préparé une surprise pour notre retour ?
demanda J-E, empressé.
- Aucune idée. Il est tard ; qu'est-ce qu'il aurait pu faire ?
Les deux colocataires ouvrirent la porte de leur domicile. Il faisait entièrement sombre, hormis une petite lueur au fond du couloir, qui s'échappait timidement de la porte entrouverte de la chambre de Matthieu.
- À ton avis, il est encore réveillé ?
- Apparemment oui, répondit Alex. Mais mieux vaut ne pas le déranger. Moi je vais me coucher, bonne nuit.
- Bonne nuit.
J-E le
regarda entrer dans le salon pour rejoindre sa chambre, puis, discrètement, il se dirigea vers celle de Matthieu. Il était bien trop curieux pour ne pas aller voir ce qu'il trafiquait !
- Matthieu...
murmura-t-il en poussant sa porte.
Des bougies posées un peu partout éclairaient la pièce. Il régnait une odeur particulière, mélange d'épices et de transpiration. Matthieu était assis sur son lit, le dos parfaitement droit. Un livre gisait par terre, les pages renversées.
La statuette qu'il avait trouvé (trouvée) la veille reposait entre ses jambes. Ses yeux étaient grands ouverts, presque exorbités ; pourtant il restait totalement immobile.
- Matthieu ? répéta J-E, un peu plus fort cette fois.
Ce dernier tourna lentement sa tête vers lui. Son cou était tendu au maximum, ce qui le rendait inhumainement long. Ses yeux gigantesques semblaient dépourvus de toute conscience. Il ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit, comme s'il voulait exprimer quelque chose d'imprononçable.
- MÈK ! gueula-t-il finalement.
Cela ressemblait plus à un sauvage borborygme qu'à un véritable mot. J-E en frissonna. Matthieu semblait complètement en transe, plongé dans un délire que lui seul comprenait.
- Tu vas bien ? lui
demanda-t-il, inquiet autant lui-même que pour son ami.
Celui-ci continua à le fixer des deux coquilles vides que formaient ses yeux ronds.
- Réveille-toi ! l'implora J-E, qui ne pouvait supporter ce regard.
Voir Matthieu dans cet état l'inquiétait réellement. Il s'approcha de lui et le secoua violemment par les épaules, bien décidé à le faire revenir à la raison.
- Matthieu ! geignit-il presque. Réveille-toi !
Le corps de son ami était tel un chiffon entre ses mains. Puis il devint brusquement aussi dur que du métal. « J-E... »
murmura-t-il d'une voix spectrale. Il sortit alors ses mains de sous la couette
, et J-E poussa un long cri d'effroi.
Son ami tenait entre ses paumes ensanglantées le cadavre mutilé du chat du quartier. Son ventre était ouvert en deux, ses pattes tordues ou arrachées ; sa mâchoire était éclatée tandis que ses fines dents avaient été soigneusement extirpées, puis plantées dans ses globes oculaires. « Qu'as-tu fait ? » gémit J-E en reculant de quelques pas, le visage tordu par l'incompréhension.
Matthieu
se leva mécaniquement, tenant le félin souillé par la queue. Ignorant royalement son colocataire il sortit de sa chambre d'un pas malhabile. Totalement dépassé par les événements, J-E ne put que l'observer rejoindre les toilettes, puis se dépêtrer en cherchant comment l'ouvrir. Par inadvertance, il mettait du sang partout. Enfin – un peu par hasard – il poussa la poignée et disparut dans les sanitaires.
Il faut prévenir Alex ! se dit J-E. Profitant de ce que Matthieu ne pouvait le voir, il se précipita vers le salon... pour découvrir qu'Alex était exactement dans la même position que la dernière fois qu'il l'avait
aperçu. Il lui tournait le dos, aussi immobile qu'une statue.
- Alex, tu fais quoi ? Matthieu est devenu fou... C'est à cause de lui, le sang sur la porte ! La nuit il devient somnambule, il tue des animaux puis trafique je-ne-sais-quoi dans les toilettes. Oh, aide-moi !
À ce moment la chasse d'eau se fit entendre.
Aussitôt, J-E sut ce que Matthieu était en train de faire : il faisait disparaître les traces de son crime. Alex, sans bouger le reste de son corps, pivota alors lentement la tête dans sa direction. Arrivé de profil, il hésita un instant. Alors, en un horrible craquement d'une lenteur traumatisante, son cou se tordit, brisant les muscles et les os un par un, avant de se dévisser totalement.
Il lui tournait toujours le dos, mais à présent son visage lui faisait face. Un énorme sourire torturé déformait ses traits, dévoilant toutes ses dents à travers une langue qui s'agitait follement. J-E manqua de défaillir. Il heurta sans le vouloir la porte qui se trouvait derrière lui, se replia de quelques pas dans la salle de bains. Une nouvelle fois le son de la chasse d'eau retentit ; Matthieu semblait avoir des difficultés à éliminer le cadavre.
Alex se mit à rire, mais on aurait dit des pleurs en même temps. Le ton qu'il employait était à la fois immensément railleur, et infiniment honteux. « J-E... »
murmurait-il entre deux rires, de la même voix spectrale qu'avait
employé (employée) Matthieu. « J-E... », répétait-il, narquois, se moquant des peurs et des faiblesses de son ami.
Celui-ci ne comprenait absolument plus ce qui se passait. Avait-il fait tout ce chemin pour en arriver là ? Cela n'avait aucun sens. Ses forces le quittèrent ; il tomba sur les fesses. Sa mâchoire lui faisait extrêmement mal. La chasse d'eau se fit encore entendre. Il voulut gémir, mais aucun son ne sortait. D'exaspération, il souffla ; toutes ses dents tombèrent de sa bouche.
Alors il cria. Il cria comme il n'avait jamais crié. D'horreur, d'incompréhension, et surtout devant l'inéluctabilité de ce qui arrivait. Fébrilement, il posa ses mains sur l'évier et se releva sur les genoux. Devant lui, le miroir lui renvoya le reflet d'un homme qui n'en était plus un. Sa bouche édentée était tordue en une horrible grimace ; ses cheveux cramoisis tombaient par mèches entières ; sa peau devenait rêche et creusée d'énormes sillons. Ses yeux fous s'agitaient dans tous les sens.
- J-E ! claironna une joyeuse voix.
Matthieu surgit dans l'embrasure de la porte, se positionnant entre lui et Alex. Il semblait avoir récupéré tout sa conscience. Ses gestes étaient vifs et précis, tandis que son regard avait retrouvé son habituelle et rassurante vivacité. Il brandit
la figurine qu'il avait trouvée la veille comme un trophée.
- J'ai enfin compris, J-E ! triompha-t-il en souriant. Ah ah ! J'ai compris ! C'est à cause de la statuette que tout ceci arrive !
Il s'agenouilla devant son ami. Avec affection, il posa une main bienveillante sur son crâne chauve et calciné. J-E était à deux doigts de pleurer de soulagement, de fondre en larmes sans la moindre retenue. Matthieu allait le sauver, il en était certain ; il ne pouvait s'en sortir sans aide.
- Elle me parle, J-E, expliqua doucereusement son ami d'un air très compréhensif. La statuette me parle.
Matthieu sourit gentiment. Ses pupilles étaient deux aimants protecteurs auxquels son colocataire ne pouvait se détacher.
- Et tu sais ce qu'elle me dit ?
Sa voix avait des accents étrangement exaltés.
- Elle me dit de te
tuer.
Il sembla alors qu'il allait jouir. Son visage se transforma du tout au tout. Ses traits se déformèrent de la façon la plus bizarre qui soit, entraînés par une passion perverse. Ses yeux vicieux fouillaient jusqu'aux tréfonds de l'âme sans la moindre considération, brisant tout sur leur passage, laissant J-E totalement anéanti.
Sa statuette se transforma en un large couteau, qu'il plaça sous le cou de celui qu'il allait tuer.
- Tu vas mourir ! exulta-t-il.
***
J-E se réveilla soudainement, totalement tétanisé. Ses muscles étaient durs comme le fer, il transpirait abondamment. Le jeune homme pouvait encore sentir la froideur de la lame sur son cou.
Dès qu'il eut retrouvé l'usage de ses membres, son premier réflexe fut de vérifier s'il avait encore toutes ses dents et tous ses cheveux. Quelque peu tranquillisé, il s'assit sur son lit.
- Cauchemar de merde... grogna-t-il en se frottant les yeux.
Il passa cinq minutes à se remémorer ce qu'il venait de vivre. Comme cela lui avait semblé intense ! Il regarda son réveil.
4h17. Depuis combien de temps rêve et cauchemar luttaient l'un contre l'autre sur le champ de bataille de son imagination ? Il n'en avait aucune idée.
J-E
se leva, puis d'un pas lourd rejoignit la salle de bains. En allumant les lumières, en effleurant les objets, il prit conscience de combien la réalité, par son immuable logique, était rassurante. Il fit couler de l'eau, se débarbouilla, se regarda dans la glace ; une idée amusante lui traversa alors l'esprit.
- Je pourrais raconter mon cauchemar à Matthieu, sourit-il, ça ferait une super histoire pour
Équipe Épique & Colégram.
Fier malgré tout de son rêve, il s'essuya le visage. En quittant la salle de bains, son regard se posa sur la porte des toilettes. Se rappelant certains souvenirs de son cauchemar, il s'arrêta un instant pour l'observer.
Tout de même, songea-t-il, perplexe,
d'où peuvent bien venir ces fichues taches de sang ?