Alors que la lune venait offrir le confort de sa pleine rondeur sur le sommeil des croyants, au palais du sultan, sa jeune amante, Shahrâzâd, entama le récit que fit au djinn celui qu’il avait libéré de la forme ovine où il avait été condamné :
« On raconte, ô esprit bienheureux, qu’il y avait autrefois à l’est de Damas un royaume dont les richesses du sol dépassaient l’entendement, et l’on pouvait jurer que, si humble soit sa taille, il concurrençait en valeur l’ensemble des terres où s’étend la loi de Dieu. Le domaine était à ce point fertile que les hommes n’avaient pas besoin de travailler pour jouir de ses trésors ; les épices, nombreuses et variées, disposaient en profusion ; l’eau, transparente et suave, s’écoulait partout en fontaines brillantes ; l’opulence émanait du moindre des bâtiments et pas un mur n’était chargé de quelque ornement fait de pierres et d’or ; même les bêtes
faisaient montre d’une vigueur particulière et les arômes de leur chair n’auraient su avoir d’égales. Mais une telle abondance ne pouvait qu’échauffer la jalousie des voisins, sauvages conquérants de la Grande Asie, et le royaume était l’objet d’incessants et robustes assauts.
Seules la détermination et la sagesse du sultan, dirigeant alerte et rompu à l’art complexe de la guerre, permettaient aux fidèles de continuer à profiter de cette terre bénie, et tous ne manquaient le louer pour ces bienfaits. Quatre mille soldats, équipés des armes de la plus belle facture et entraînés avec rigueur montaient ainsi la garde sur la frontière exposée aux attaques. L’illustre dirigeant s’y montrait régulièrement en personne, prodiguant les instructions, ordonnant les formations, parfois au cœur des batailles.
Mais un jour, sentant poindre la fin de son règne, le bon sultan fit venir à lui son vizir, en qui sa foi était totale.
« Vizir, tu sais mes jours comptés. Cela fait de nombreuses années que j’ai toute confiance en ton jugement ; aussi, j’aimerais que tu me succèdes à ma mort, pour assurer la pérennité du royaume et continuer à repousser ces envahisseurs qui, malgré les échecs, reviennent chaque fois aussi déterminés.
_ Ô grand roi, je ne puis qu’être honoré de ta requête. Malheureusement, j’arrive moi-même à la fin de ma vie et peut-être même la quitterai-je avant toi. Il faudrait nous en remettre, pour la prospérité future des terres que Dieu nous offrit, à plus jeune mais pas moins sage.
_ Et qu’as-tu en tête, vizir ?
_ Tu n’es pas sans savoir que j’ai reçu de ma couche trois beaux enfants, trois jeunes hommes, dont les talents et la beauté ne trouvent même ici d’équivalents dans leur âge. Ils sont façonnés ainsi que le récita le poète :
Je n’ai vu beautés semblables dans les coursives des palais ni formes si bien nées, fruits aux proportions parfaites ; Dans leurs yeux verts, pierres fines, se mire le soleil, même évanouiet (il manque une espace entre « évanoui » et « et ») leur peau a la blancheur du lait de chamelle ; La nature céleste, malicieuse, s’en fit don dans l’unique dessein de les contempler par les yeux mêmes de ses autres créations.
« Ils ont été dès leur premiers mots instruits par les meilleurs maîtres, les plus sages,
ceux-là-mêmes (ceux-là mêmes) dont tu aimes à recevoir les avis éclairés ; rompus par eux
(je trouve que le « par eux » est trop lourd et que tu gagnerais à le supprimer, qu'en penses-tu ? D'autant que dans le dialogue suivant tu utilises « eux » à deux reprises) à la théologie, aux mathématiques et à l’astronomie. Quand ils parlent, chacun écoute, tant leur chant fait éloge à la logique comme à la musique. Ils ont également été assidus aux enseignements de l’académie militaire, manient le sabre et l’arc comme nuls autres ne le feront jamais, montent les chevaux que d’aucuns disent indomptables et, d’un geste, se font obéir par les hommes, que leur grande beauté et leur perfection martiale ont séduits.
_ Le portrait que tu me fais d’eux est admirable, vizir, et je voudrais à l’instant les voir à ma fonction. Mais un seul d’entre eux saurait monter sur mon trône. Je choisis donc l’aîné, qui par l’âge acquiert les droits sur ses frères.
_ Hélas, mon roi, Dieu, dans ses insondables desseins, a voulu que les trois naissent le même jour. Et d’une façon telle qu’il nous aurait été impossible de désigner parmi eux lequel hériterait de la primauté.
_ Voilà qui complique les choses. Arrivé au terme de ma vie, je ne me suis pas encore lassé de l’aptitude du destin à soulever le sable et troubler notre vision là où la route semblait droite et sans embûche. Si aucun de tes fils ne saurait être l’aîné puisqu’ils le sont tous, mettons leur discernement à l’épreuve. »
La semaine qui suivit, on apprêta trois caravanes dans le royaume, chargées de présents et de nourriture, ainsi que soixante esclaves parmi les mieux bâtis. Le premier des fils en prit la tête et le vizir, son père, lui remit deux lettres scellées, destinées à son frère, lui-même vizir d’un royaume voisin. Après un banquet en compagnie du sultan, le fils prit congé en direction du palais où son oncle officiait.
Puis les choses reprirent leur cours et deux nouveaux assauts furent aisément repoussés. Un mois exactement après le départ du jeune homme, un messager du royaume voisin se présenta aux portes du palais, chargé d’une sinistre missive : le fils du vizir avait succombé, emporté par un mal mystérieux. Ce dernier en fut très attristé mais ne parut pas surpris.
Dès le lendemain, on fit charger trois nouvelles caravanes et réunit soixante esclaves, et le
second (deuxième) fils fut envoyé là où avait péri
sous (son) frère ; il fut pareillement chargé de deux lettres écrites par son père pour son oncle.
Cette fois-ci, il s’écoula deux mois avant que l’on ne
reçut (reçût) de nouvelles. Finalement, passé ce délai, un autre messager vint à la rencontre du vizir lui annoncer le décès dans des circonstances inconnues de son
second (deuxième) enfant. Il ne put contenir ses larmes mais ne se montra pas étonné de ce déchaînement d’évènements malheureux ; son visage présentait une triste résignation.
Là encore, le même type d’attelage fut préparé et le dernier des fils prit congé, lui aussi chargé de deux nouvelles lettres.
Le voyage dura six jours et autant de nuits.
Charmé par la profusion des cadeaux, l’oncle réserva un accueil particulièrement chaleureux au jeune homme et le fit loger dans un appartement somptueux.
A (À) la lecture du message de son frère vizir, il eut un sourire tiède qu’il tenta de dissimuler, et fronça les sourcils. Mais rien n’échappait à la perspicacité du troisième fils, Sharr ad-Dîn
(le prénom a une signification particulière ?), sans doute de sa fratrie maintenant diminuée le plus sagace. Intrigué, il n’en montra rien et le repas du soir fut très agréable. On fit même porter dans sa chambre un grand bol de miel et d’eau chaude qu’il but avec délectation.
Le lendemain matin, son oncle lui fit savoir que, selon les instructions transmises par son père, il était chargé d’une mission particulière au sein du palais. On le
conduit (conduisit) ainsi dans les couloirs du palais qui, sans en présenter le
faste, était au moins aussi grand que celui où il avait vécu son enfance, jusqu’à une galerie peu large où ne semblait officier aucun garde.
A (À) son issue se trouvait une porte simple, taillée dans un bois modeste. Le vizir déroula alors la lettre et fit à Sharr ad-Dîn la lecture d’un passage qui lui était destiné :
« Mon fils, tu sais que le sultan est en passe de quitter ce monde pour rejoindre Dieu, le Très-Haut, et que mes jours sont également comptés. Nous songeons tous deux à toi pour prendre la tête du royaume à sa suite (il manque une espace) ; tu possèdes pour cela toutes les qualités nécessaires. Si je t’ai fait envoyer ici, comme tes frères avant toi, c’est pour mettre à l’épreuve ta capacité à t’occuper avec discernement des terres fertiles que nous confia l’Eternel (Éternel). Cette porte représentera leurs frontières et tu devras la protéger avec le même soin que tu le ferais pour notre beau royaume. A (À) compter de ce jour, tu en es le Gardien et, de jour comme de nuit, tu devras seul en répondre. On t’apportera tous les deux jours de quoi manger et boire ; le reste est de ton seul ressort. J’espère te voir à la hauteur de l’épreuve. »
Puis le vizir prit congé, non sans conseiller au jeune homme de ne pas prendre cet exercice à la légère ; ses frères en avaient déjà payé le prix.
Ainsi Sharr ad-Dîn devint le Gardien de la porte, symbole de l’accès à ses terres d’abondance.
Il passa le premier jour et la première nuit éveillé, sur ses gardes, prêt à en découdre avec les éventuels assaillants qui avaient sans doute eu raison de ses frères, mais rien ne vint, et il maintint sa vigilance jusque tard la nuit suivante.
Mais il savait qu’il ne pourrait pas se tenir éveillé éternellement et qu’il lui faudrait prendre du repos. L’économie de force lui sembla être une vertu primordiale de sa mission ; aussi décida-t-il de dormir par courtes périodes, d’un sommeil léger où le bruit le plus discret l’en extirperait. Néanmoins
(virgule ?) il ne pouvait garantir d’être à tout coup réveillé si d’aventure un maraudeur décidait de profiter de son assoupissement pour lui couper la gorge et accéder à la si précieuse porte. Heureusement, Sharr ad-Dîn savait quand il le fallait faire preuve d’une grande astuce ;
(j'aurais mis deux-points ici plutôt qu'un point virgule) il détacha de sa taille le foulard en soie qui lui tenait lieu de ceinture et s’en fit un turban qui, à défaut d’élégance, portait l’ombre sur ses yeux ; ainsi, il n’avait qu’à se tenir debout, appuyé au mur et le sabre en main, pour donner l’illusion floue de l’éveil alors même qu’il se plongeait dans un sommeil réparateur.
Dix nouveaux jours et dix nouvelles nuits passèrent sans qu’un autre signe de vie que les serviteurs chargés de lui apporter de quoi se sustenter ne se présentât dans la galerie.
De nombreuses questions lui venaient alors qu’il montait la garde devant la porte de bois ;
(les deux-points me paraissent ici aussi plus appropriés) quand saurait-t-il que sa mission prendrait fin ? Quel message contenait la seconde lettre portée à son oncle ? Comment ses frères, si consciencieux et rompus que lui au maniement du sabre, auraient-ils pu périr ? Et quand bien même, n’avait-on pas fait savoir que la cause de leur mort était inconnue ? À quoi devait-il lui-même s’attendre et que signifiait le sourire morne qu’avait affiché son oncle à sa venue ?
Dix autres jours et dix autres nuits s’écoulèrent et personne d’autre que les serviteurs ne se montra. Sharr ad-Dîn n’en restait pas moins exemplaire et rigoureux dans son rôle de Gardien : il ne prenait que peu de repos, et toujours debout. Ses jambes commençaient à le faire souffrir, aussi faisait-il quelques courts exercices pour tonifier son corps, profitant généralement de la
venue des serviteurs. Au fur et à mesure de sa réflexion, une question était venue éclipser toutes les autres : que cachait cette modeste porte, située si loin du centre du palais, où résidaient le sultan et le vizir, son oncle ? Certes, cela l’intriguait ; mais il en était le Gardien, et son père n’aurait sans doute pas voulu qu’à l’instar d’envahisseurs il s’y
immisce (immisçât) lui-même.
Encore quinze autres couples de jours et de nuits passèrent tandis que Sharr ad-Dîn montait la garde dans le couloir. La lumière du soleil lui manquait alors que l’année annonçait sa période la plus
faste, envahissant le palais d’une douce tiédeur. Parfois du marché proche lui parvenaient les effluves des fruits et des épices qui y étaient vendus, le parfum sucré des dattes croquantes et les arômes piquants du poivre et du safran ; attendre alors la
venue de ceux qui étaient chargés de lui amener son repas devenait un supplice ; il tenait bon, malgré tout, se révélant selon lui à la hauteur de l’épreuve où on l’avait conduit.
Mais la question de savoir ce qui se trouvait derrière la porte de son futur royaume le taraudait de plus en plus.
La nuit suivante, vaincu par la curiosité, il tourna le dos au corridor pour mieux observer le mécanisme d’ouverture, ou plutôt son absence apparente ; il avait en effet déjà noté que la surface de la porte ne présentait rien qui puisse ressembler à une poignée. En laissant aller ses doigts sur le bois, il découvrit en son milieu une fine embrasure par laquelle filtrait un peu de lumière
venue de l’autre côté. Y glissant la pointe de son sabre, il fit apparaître un petit loquet, qui se souleva de bonne grâce, révélant une plaque d’un bois plus noir où avaient été gravées ces phrases :
Ma mère m’enfanta en second (deuxième), six ans après mon frère, quatre avant ma sœur. Cette femme a maintenant le double de l’âge de sa fille, et mon frère trente-cinq ans. Quel âge avais-je quand celle qui me mit au monde comptait deux fois plus d’années de vie que son premier fils ?
Au bas de la plaque, Sharr ad-Dîn remarqua également cinq petits trous, dans lesquels on pouvait à peine glisser le doigt. Sur la droite de chacun d’eux avaient été gravés des nombres, allant de un à cinq. Il ne put rien
apercevoir de la pièce située de l’autre côté lorsqu’il y plaça son œil.
Résoudre l’énigme fut pour lui tout à fait aisé, car il excellait dans l’art de manipuler les chiffres ; mais la façon de communiquer sa réponse lui semblait bien plus obscure : aucun des cinq choix qu’on lui proposait ne semblait lui convenir.
Ce n’est que le lendemain, après la visite des serviteurs que la solution lui apparut, aussi limpide que l’eau qui faisait l’opulence de son peuple. Il glissa deux doigts dans les trous prévus à cet effet après avoir libéré le loquet. Un cliquetis se fit nettement entendre, certes, mais la porte était réticente à toute tentative d’ouverture. Mais en tournant la tête, il
aperçut une alcôve à sa droite dont l’apparition dissipa les craintes qu’il avait formées de s’être précipité dans sa réponse. Sa surprise fut complète quand il y découvrit un grand naja, amorphe, sans doute mort. Le sabre de Sharr ad-Dîn trancha ; et le jeune homme actionna le levier que cachait le corps du serpent ; la porte s’ouvrit.
L’intérieur de la pièce était quelconque, voire pauvre. Au centre se trouvait une table en ébène sur laquelle reposaient une petite jarre ainsi qu’un mot. Il reconnut l’une des lettres qu’il avait fait porter à son oncle, décachetée et disposée de façon à être parfaitement lisible par lui.
Mon fils, si tu lis cette lettre, mon cœur est apaisé ; car cela signifie que tu es venu au bout de l’épreuve à laquelle le sultan, ton oncle et moi-même t’avons confronté. Bois le contenu de cette jarre et hâte-toi de revenir vers moi ; tu es amené à prendre la tête de notre royaume. Prends congé au plus vite. Ton oncle saura par ses serviteurs que tu l’as quitté pour nous rejoindre.
Il obéit, avalant le contenu de la jarre, un liquide amer, puis repartant seul vers ses terres, à dos de cheval. Sans l’encombrante caravane, le trajet lui demanda seulement la journée. Les portes du palais lui furent ouvertes et il fut accueilli avec une joie mêlée de soulagement par le sultan et son père. Il voulut parler avec eux de son aventure mais on le força à garder le lit de longues heures car ses traits, bien que toujours frais et agréables, étaient marqués par le manque de sommeil. Le lendemain, alors que le soleil planait à son zénith au-dessus des terres bénies par le Très-Haut, on le convia à la table du sultan et le vizir, son père, lui exposa la nature des périples qu’il avait traversés.
« Vous étiez trois, à mes yeux d’égale valeur, à être en mesure de revendiquer le trône. C’est pour cela que le sultan et moi vous avons imposés cette épreuve, l’épreuve du Gardien, afin que vous puissiez prouver la possession des talents nécessaires à la gouvernance de ces terres. Elle a pris place dans le palais du vizir mon frère afin de vous placer dans un environnement encore inconnu, où vos sens seraient en alerte. Vous avez grandi ici et étiez trop familiers des lieux pour que l’épreuve s’y déroule.
_ Je ne comprends pas en quoi, en-dehors de cette simple énigme, mes sens ont pu être évalués, cher père. Aucun obstacle ne s’est dressé devant moi. Là où j’attendais des assaillants, je n’ai rencontré qu’un cadavre de serpent. De quoi mes frères sont-ils morts ? Le mécanisme de la porte était-il piégé ? Et même s’il l’était, je refuse de croire qu’avec l’aisance d’esprit dont ils faisaient montre, mes frères aient pu proposer une mauvaise réponse.
_ Tu as sur ces points raison : le mécanisme était bien piégé ; et ce n’est pas à ça qu’ils ont succombé – que veille sur eux l’
Eternel (Éternel), mes fils chéris. Mais au poison. Au poison contenu dans les crocs d’un serpent pareil à celui que tu as rencontré pour le premier de tes frères ; au même poison que t’as fait boire ton oncle le soir où tu t’es présenté à lui pour le
second (deuxième).
_ Il m’a empoisonné ?
_ Oui, selon nos souhaits. Mais tu as bu le contrepoison contenu dans la jarre alors tes jours ne sont plus en danger.
_ Pourquoi le serpent que j’ai rencontré était-il mort, lui ?
_ Car à lui aussi du poison avait été administré, dans une dose plus concentré qu’à vous tous. Ainsi, c’est trente jours après ton arrivée exactement que la toxine a fait son œuvre et
eut (eu) raison du serpent. Malheureusement pour lui, ton premier frère s’est avisé d’essayer d’ouvrir la porte avant ce délai écoulé. Que l’
Eternel (Éternel) le garde.
_ Et mon autre frère ?
_ Il a malheureusement péri le cinquantième jour après son arrivée – mon pauvre fils, je n’aurais pensé te perdre, toi aussi ! C’est la durée à partir de laquelle le poison que vous avez ingurgité fait effet. Contrairement au premier de tes frères, trop sage, il ne s’est pas intéressé à la porte assez tôt et la toxine l’a emporté.
_ Et pourquoi fallait-il impérativement ouvrir la porte entre le trentième et le cinquantième jour ?
_ Nous nous sommes interrogés, avec ton père, pour déterminer les qualités que se devait d’avoir le régent de ce royaume, Gardien du monde arabe face aux invasions venues d’Asie. Il faut
faire montre d’une extrême vigilance, être préparé à la surprise, réagir avec la vivacité d’un chat mais aussi savoir attendre, faire preuve de patience et ne jamais laisser sa garde lâche. L’erreur du premier de tes frères a été la curiosité ; trop vite il s’est laissé distraire de sa tâche et la sanction a été immédiate : un ennemi embusqué l’a mortellement atteint.
Mais le régent doit être également celui qui veille sur son peuple, sait être à son écoute et participe de sa joie lorsque les jours sont
fastes. L’erreur du
second (deuxième) a été l’indifférence : les yeux fixés sur un ennemi qui jamais ne venait, il a perdu de vue ce qu’il défendait, il s’est éloigné de la porte, du symbole de ses terres et y est devenu étranger ; c’est alors de l’intérieur que vient le danger ; les proches conspirent et les populations se soulèvent.
Quant à toi, tu as su respecter les priorités d’un Gardien juste : tu as protégé ton peuple dans un premier temps, puis tu t’es intéressé à lui dans un second, tu l’as compris et aimé. Ton père et moi avons instinctivement et de concert fixé ces durées, qui correspondent à celles de la prise de décision d’un monarque avisé. Pour ma part, je suis heureux de laisser prochainement ma place à un jeune homme si sage.
_ Hé bien parle, mon fils, tu sembles bien songeur. Tu seras sultan ; cette nouvelle devrait te transpercer de bonheur. »
Sharr ad-Dîn resta silencieux. Il acquiesça finalement avant de regagner ses appartements.
Le nuit étendit sa chape sur les terres dorées du royaume et les croyants s’endormirent avec l’heureux soulagement de ne plus craindre la mort de celui qui asseyait leur prospérité, maintenant que le fils du vizir était revenu victorieux. Mais au matin, une rumeur se répandit dans le palais : le jeune homme avait disparu. On apporta à son père la lettre qu’il lui avait adressée avant de fuir.
Commandeur des croyants, mon père, ne voyez pas d’offense dans mon départ précipité. Je ne veux seulement pas être le sultan d’un tel royaume, même si je réponds à vos dires de toutes les qualités dont il faudrait faire preuve. Je vous pensais à l’image de nos terres, riches et bénis par le Très-Haut, et je vous ai découvert adeptes de la machination et inconséquents. Je ne saurais dire s’il s’agissait d’une fierté lâche ou de la tentation irraisonnée de prévenir des querelles en faisant périr deux d’entre nous, mais je vous préfère de loin mes chers frères perdus, qui évoquent en vous un chagrin bien factice et dont vous avez châtié les prétendues curiosité et indifférence avec une démesure indigne de la sagesse dont vous vous prévalez. Je pars vers l’ouest rejoindre les caravanes de marchands et vivre ma vie en souhaitant que la fin de la votre soit heureuse. Au revoir.
A (À) la lecture de ces mots, le vizir s’effondra et on lui fit prendre le lit ; il mourut de sa tristesse le lendemain. Le vieux sultan, atterré par ces deux catastrophes, tomba à son tour malade et périt avant
que (inutile) de pouvoir désigner un successeur à son ami. Ses ministres, une fois le deuil consommé, s’engagèrent dans un conflit ouvert pour décider de celui qui devrait hériter de la régence. Une semaine plus tard, le royaume tombait aux mains des hordes
venues d’Asie.
Quant à Sharr ad-Dîn, il s’engagea sur une embarcation phénicienne à destination des grandes terres d’Europe.
Mais je vois le soleil paraître ; je vous conterai la suite de ses péripéties la nuit prochaine.