J'ai mangé le temps

J'ai rêvé que je mangeais le temps. Comme on dévore enfant les friandises interdites, je l'ai englouti tout entier. Et je me léchais le bout des doigts. Ça avait le goût du péché et du fer rouillé. Ça sentait le parfum et les souvenirs oubliés. Quand j'ai relevé la tête, mon festin achevé, il ne restait rien.

J'ai rêvé que je mangeais le temps et quand j'ai ouvert les yeux, tout éblouis de saveurs nouvelles, j'ai vu le monde se figer une dernière fois. J'ai vu mourir le soleil, son éclat brisé en plein vol, et s'éteindre une par une les étoiles, comme des enfants qui grandissent trop vite. J'ai regardé le ciel vide et j'ai soupiré, le ventre plein de mystères avortés.

J'ai rêvé que le temps était mort, perdu à jamais. Qu'une journée éternelle avait pris le relais. J'ai rêvé être seule, assise au bord du lit, les yeux pris dans mes cheveux. Le chant des sirènes s'était tu brusquement et les géants dormaient, immobiles dans leur prison de glace. Des contrées muettes dansaient devant mes yeux. J'ai retenu mon souffle dans ma poitrine dévastée, effrayée de troubler ce moment parfait. Les pieds dans le vide, je me suis sentie bien. J'ai regardé les souvenirs se tarir sous mes paupières, leur flot mourir et disparaître dans les nuées. Et, doucement, j'ai appris à voir l'instant. Absolu.

J'ai rêvé que j'avais mangé le temps, que j'avais créé une bulle de silence et de calme, loin du vacarme de la vie. Une fuite en avant. Alors, repue d'idéal, j'ai ouvert à nouveau les yeux. J'ai vu mon plafond, blanc et nu, son regard accusateur fixé sur moi. J'ai léché mes lèvres de dépit. Ça avait le goût du parfum d'antan et des pièces de monnaie