Le vieux Siméon arrosait les géraniums sur le rebord de sa fenêtre. Quelques gouttes tombèrent sur mon épaule alors que je le saluais en vain depuis la porte du vétuste immeuble. Le gardien de la bâtisse était sourd et semblait aussi décrépît que la demeure elle-même. Au-dessus de l'entrée était gravée dans la pierre l'année de construction : 1668. Le clavier du digicode était partiellement maculé de traces de doigts gras et de résidus de peinture. Les chiffres « 1 », « 6 » et « 8 » complétaient l'indice laissé au-dessus du minuscule perron. Je me demandais parfois pourquoi le propriétaire avait pris soin d'installer ce dispositif moderne, puisque tout jouait contre le secret du code.
Je composai le sésame et attendis la fin du grésillement électronique qui m'autorisait à pénétrer dans la demeure. Sitôt la porte refermée derrière moi, je redécouvris avec le même sentiment qu'à mon habitude, l'insolence du couloir. Des boîtes aux lettres peintes de couleurs vives, aujourd'hui délavées, aux affiches de cinéma désuètes et punaisées entre les bibelots d'avant-guerre, le moindre détail esthétique ramenait l'esprit à un hier indéfinissable, loin de la marche forcée vers le modernisme que les urbanistes tentaient d'insuffler au quartier depuis des décennies. Ici, résidait les souvenirs d'un autre temps, sous une fine pellicule de poussière et une odeur étrange de boiseries mal entretenues.
Au bout de l'étroit couloir mal éclairé par l'unique fenêtre donnant sur « la cour intérieure » – nom très pompeux donné à la jungle de broussailles, de mobilier de jardin rouillé et de pommiers retournés à l'état sauvage – je dépassai un guéridon bancal jonché de petites porcelaines qui toutes représentaient des races de chiens différentes, et qui marquait le passage vers l'escalier, comme une balise à l'attention des rares visiteurs des locataires ainsi qu'aux fantômes égarés dans ce pandémonium sans âge.
Chaque palier abritait deux ou trois appartements de tailles variées, selon la distribution des espaces qui avaient été modelée au fil des siècles. Au premier, l'antre de Siméon et deux minuscules studios pour étudiants sans le sous. Au deuxième, deux ateliers d'artistes,
où cohabitaient un musicien et un sculpteur, lesquels se haïssaient d'une amitié cordiale, chacun pestant contre les bruits de l'autre,
au moment où ils étaient en pleine inspiration créatrice. Fort heureusement, tout s'arrangeait le soir venu, quand les deux voisins se retrouvaient souvent pour partager leurs visions de la vie autour de bouteilles de vin bon marché. Un soir sur deux, presque tous les habitants de l'immeuble se retrouvaient dans l'un ou l'autre des ateliers pour profiter de la paix retrouvée et boire et chanter jusqu'à l'aube.
Au troisième étage, deux autres appartements avaient été récemment rénovés et proposés à des couples encore trop jeunes pour avoir enfanté une progéniture, qui de toute manière n'aurait sans doute pas pu survivre dans l'hygiène très relative des parties communes.
Étienne habitait bien évidement sous les combles,
où un autre atelier d'artiste avait été aménagé au début du siècle dernier. Cet espace au plafond bas, avait vu défiler quelques locataires, passés depuis à la postérité.
Étienne ne m'ouvrit pas tout de suite. J'entendis ses pas sur le plancher grinçant qu'au bout de plusieurs minutes et
au moment où je m'étais finalement décidé à quitter son seuil, persuadé de son absence.
Cette après-midi là, je venais de revenir en ville après une absence de plusieurs semaines dans les îles Canaris,
où j'avais été invité à participer à une sorte de symposium autour des littératures fantastiques du XIXème siècle. J'en avais ramené de nombreuses références inédites, que j'avais hâte de partager avec mon ami, tant je connaissais son goût pour la matière.
Étienne avait une mine effroyable. Durant mon séjour à l'étranger, il semblait avoir perdu plusieurs kilos et n'avait pas dû se raser depuis tout ce temps non plus. Je l'avais pourtant quitté dans d'heureuses circonstances, puisqu'il venait de rencontrer une jeune fille brillante, qui entamait un doctorat d'histoire médiévale et envisageait déjà d'emménager avec lui. Mieux encore, il avait décroché une bourse pour la réalisation d'une série de toiles qui seraient exposées dans la nouvelle bibliothèque universitaire. Nous avions fêté dignement cette nouvelle la veille de mon départ et il m'avait alors montré les premières esquisses de ces prochains tableaux.
Je m'inquiétai aussi de son apparence déplorable et lui demandai comment de tels changements avaient pu intervenir chez lui en si peu de temps. Il esquiva mes questions et me fit signe d'entrer par un grognement et un vague geste de la main. Je le suivis dans la pièce principale et m'étonnai du désordre qui y régnait. Certes, le studio d'Étienne avait toujours ressemblé à n'importe quelle chambre d'artiste : mal rangée avec des ustensiles et des pots de couleurs dans les moindres recoins. Mais ce que je découvris en cet instant semblait le résultat d'une violente rixe. La plupart des meubles était renversée, sinon brisée. Même le matelas et le duvet dans lequel mon ami alla s'emmitoufler, étaient éventrés. Je me frayai un chemin à travers les tessons de bouteilles et les toiles lacérées, puis ramassai une chaise et la remis sur pieds.
Assis, près d'Étienne, je l'implorai de me révéler les raisons d'une telle pagaille. Le jeune homme s'empara d'une flasque de liqueur à la couleur indéfinissable et en bu tout le contenu restant. Il me regarda un moment sans rien dire, puis passa une main dans ses cheveux dans l'espoir de retrouver un semblant d'apparence présentable. Alors qu'il s'apprêtait à prendre la parole, sa voix éraillée ne put prononcer un seul mot et il s'effondra en larmes.
Au bout de plusieurs longues minutes et à force d'encouragement et de gestes d'apaisement, Étienne reprit contenance et sécha ses pleurs. Ses premières phrases me parurent totalement incohérentes.
« Je ne peux pas m'en débarrasser. C'est à cause d'elle. Tout est de sa faute. Le Roi, il sait, il m'observe et il te voit aussi à présent. Tout se passait si bien quand tu es parti. Pourquoi ? Je pense qu'il ne me reste que peu d'alternatives. La sorcière ! Elle le savait, elle m'a condamné ! Va
là-bas, retourne
là où tout a commencé. »
Je lui fis comprendre que je n'entendais rien à ses propos décousus. Il me regarda d'un air hagard, cherchant sur mon visage les motifs de mon incompréhension.
Je lui demandai ce qui était devenu de sa relation amoureuse et si la brave jeune fille qu'il m'avait présenté tantôt ne lui était pas d'un quelconque réconfort.
« Tu ne comprends pas ? C'est elle ! Elle m'a offert ce livre, elle m'a condamné par ce geste impie. Elle le savait ! C'est certain. Elle ne pouvait
ignoré [ignorer] son contenu. »
Alors que je m'
enquerrais [enquerrai] de ce fameux livre dont il était question, il pointa du doigt le fond de la pièce,
là où trônait sa fabuleuse bibliothèque. Tous les volumes étaient renversés et jonchaient le plancher. Sauf un seul, négligemment posé de tout son long sur la plus haute étagère du meuble. Je me levai pour l'examiner.
Au moment où je le saisissais, Étienne me mit en garde contre le contenu hautement maléfique que je m'
apprêtait [apprêtais] à découvrir dans ses pages. Le livre était de facture modeste, sa couverture vétuste et sobre m'indiquait qu'il s'agissait d'une vieille édition. Les premières pages me le confirmèrent. Il s'agissait de la première traduction en français d'un ouvrage en langue anglaise intitulé « Le Roi en Jaune » et datée du milieu du XIX
éme [ème] siècle.
Je feuilletai les pages de cette pièce de théâtre et m'arrêtait [arrêtai] sur un passage au hasard. Tout d'abord intrigué, je tombai vite dans une sorte de fascination indescriptible qui m'obligea à en lire la totalité. Le début de ma lecture se fit au son des gémissements indolents de mon ami, mais bientôt je ne prêtai plus aucune attention à ses plaintes et je plongeai dans des affres immatérielles.
L'intrigue me porta sur les rives brumeuses du lac Hali, aux pieds de la Cité de Carcosa. Je suivis comme dans un rêve éveillé les aventures ahurissantes d'Hastur de Cassilda, les ravages de Camilla et les plans néfastes du Roi en Jaune.
Mon regard se perdit au loin, cherchant à percevoir un élément tangible à travers les brumes du lac maudit. Les nues se dissipèrent
après une éternité et je revins à ma pleine conscience des heures
après avoir refermé l'ouvrage.
Il faisait désormais nuit noire
sur ma cité terrestre et Étienne ronflait
sur sa couche dévastée. En quelques instants j'oubliai mes visions et les raisons des frayeurs qui avaient
agitées [agité] mon absence ; elles s'étaient désormais muées en vague malaise que je mis sur le compte de la fatigue de mon récent voyage et de la commotion causée par mes funestes retrouvailles avec Étienne.
Je m'approchai du lit de mon ami et découvris que son sommeil était particulièrement agité. Son front était luisant de sueur et il respirait péniblement, comme sous l'effet d'intenses efforts. Je perçus en outre des bribes de phrases, soupirées dans un étrange langage qui m'était inconnu.
Je pris soin de le couvrir de ses lambeaux de couvertures et de draps avant de quitter sa pitoyable demeure.
* * *
La nuit ne m'apporta aucun repos ; des rêves implacables m'acculèrent au fond de ma couche, à travers lesquels je revécus une expérience proche de celle que m'avait procurée la lecture du « Roi en Jaune ». Toutefois, dans ces lointaines contrées oniriques, je faisais désormais partie d'une nouvelle pièce qui se jouait
malgré moi. Prisonnier de visions ineffables, je ne pouvais me soustraire à ces rêves,
malgré une singulière conscience de ma situation.
L'aube me trouva épuisé, les yeux embués de larmes. Quelques instants après mon éveil, je tentai d'avaler un frugal déjeuner ; j'allai vomir immédiatement le café encore brûlant, pris de violents spasmes.
Je luttai pour ne pas céder à l'angoisse ; il me fallait me rattacher à de concrètes considérations, si je ne voulais pas que le mal qui avait saisi Étienne, ne se
propage [propageât] jusqu'à ma psyché.
Je décidai d'appeler Martin, un de nos amis communs, lequel finissait son internat à l'hôpital. Nous prîmes rendez-vous sur le champ, car lui aussi souhaitait partager ses inquiétudes quant à l'état gravissime d'Étienne.
Nous nous rencontrâmes à la cafétéria de l'hôpital. Je parvins à me rassasier de quelques viennoiseries et d'un thé clair. Martin me révéla qu'il avait déjà ausculté Étienne à trois reprises. Son corps semblait perdre toute vitalité à vue d'œil. Les résultats des analyses sanguines ne révélèrent la présence d'aucune toxine, encore moins d'un quelconque virus ou bactérie nuisible. Cependant, d'importantes carences dans son organisme commençaient à se faire jour à une vitesse que rien ne permettait d'expliquer.
« Je ne puis soigner que les corps,
mon ami. Or, Étienne est sous l'emprise d'une lubie de l'esprit. Quelque chose qui m'échappe. Il refuse de recevoir d'autre médecin que moi, même si je l'ai recommandé à plusieurs psychiatres compétents. »
Martin me donna les coordonnées de Jeanne, la jeune étudiante dont Étienne s'était épris plusieurs semaines auparavant, puisque cette fille était d'une manière ou d'une autre, impliquée dans la folie de notre camarade.
La jeune femme accepta de me recevoir quelques heures plus tard, à la sortie d'un de ses cours. Je profitai de ce laps de temps pour engager des
recherches sur ce fameux « Roi en Jaune » dans les raillons de la bibliothèque universitaire.
Les références étaient rares, et curieusement, les plus nombreuses concernaient des chroniques psychiatriques toutes vieilles de plus de soixante ans. Je découvris ainsi que l'ouvrage diabolique avait fait plusieurs malheureuses victimes depuis sa toute première édition. Les descriptions des commentateurs correspondaient trait pour trait à tout ce que j'avais pu observer chez
mon ami. Chose étonnante, aucun cas n'avait été enregistré sur
lnotre [notre] continent. Du moins, d'après mes succinctes
recherches.
Mon téléphone vibra, signe que Jeanne m'attendait.
La beauté froide de l'étudiante me saisit alors que je découvrais ses traits angéliques. Elle m'accueillit avec circonspection et ne répondit pas à mes sourires engageants. Après plusieurs tentatives de ma part pour m'intéresser à sa personne, elle m'interrompit brusquement et m'exhorta d'en venir aux raisons de ma présence ici. J'abordai donc sans ambages
, [virgule inutile] le préoccupant état de santé d'Étienne. Elle écarta une épaisse mèche blonde de son front et soupira. Elle me toisa longuement avant de m'évoquer leurs dernières rencontres.
« Étienne a pour ainsi dire changé de comportement du tout au tout en l'espace de quelques heures. Je lui ai offert ce livre il y a une dizaine de jours
, [virgule inutile] et, dès le lendemain, il a commencé à me malmener et à m'insulter. Ses propos étaient incohérents,
et [ce « et » peut être supprimé] il m'a fait l'effet d'un fou furieux. Il m'a littéralement
jeté [jetée] hors de chez
lui. J'ai voulu reprendre contact avec
lui pendant toute une semaine, mais à chaque fois, il se contentait de m'insulter à travers la porte de son studio. Il ne me répondait plus au téléphone non plus. J'ai perdu tout espoir de le raisonner
après qu'il m'ait frappée [après qu'il m'a frappée (pas de subjonctif à la suite de « après que »)] jeudi dernier. »
Jeanne me présenta alors son poignet bandé, qu'elle avait maintenu jusqu'ici sous son épais manteau de laine.
Je ne pouvais croire ses propos ; jamais Étienne n'aurait pu lever la main sur une femme. Je ne reconnaissais plus cet ami de dix ans.
Je
voulu [voulus] lui demander d'autres détails à propos du livre, mais elle mit très vite fin à notre entretien. Elle n'avait pas ouvert le « Roi en Jaune », ne savait même pas de quoi il s'agissait. Elle l'avait acheté sur les conseils d'un vieux libraire, pensant faire plaisir à Étienne. Je lui demandai l'adresse de ce bouquiniste. Elle me l'indiqua, exaspérée. Elle me lança un dernier regard rempli de reproches avant de prendre congés.
Ses derniers mots me laissèrent pantois, seul au milieu du couloir de la faculté.
« Tu ferais mieux de faire interner ton ami. Et tant que tu y es, fais toi soigner aussi par la même occasion. Vous êtes en train de devenir complètement ahuris à la seule évocation d'un livre poussiéreux ! »
* * *
« Le ''Roi Jaune'' dites-vous ? »
Le vieux libraire se moquait de moi. Je lui avais décrit à plusieurs reprises l'apparence et le contenu du livre et il en était encore à feindre l'innocence. Je savais déceler les manigances des commerçants, et celui-ci était un piètre menteur.
Je lui fis comprendre que je perdais patience et l'intima avec une véhémence que je ne me connaissais pas, à me révéler toute information utile dont il disposait au sujet du « Roi en Jaune ».
Le vieillard sourit, loin d'être intimidé par ma démonstration d'autorité. Il rehaussa ses lunettes rondes sur le bout de son nez et s'attabla dans un recoin de sa boutique, entre deux imposants rayonnages. De part et d'autre, nous étions cernés par une quantité innombrable d'opus de sorcellerie et de recueils ésotériques.
« Oui, je vois de quoi vous voulez parler, maintenant. J'ai en effet cédé l'un de mes précieux exemplaires à une très jeune femme il y a peu. Elle souhaitait acquérir un objet exceptionnel et était prête à y mettre le prix. Je lui ai donc
fournis [fourni] ce qu'elle désirait. Je l'ai toutefois mise en garde, mais elle m'a
demander [demandé] « de lui épargner mes boniments de magiciens ». C'est ce qu'elle a dit, en effet. Comme il est dommage de ne pas prendre en considération les avertissements des esprits éclairés, ne trouvez-vous pas ? Oh, mais je vois que vous êtes vous-même un sceptique. Laissez-moi vous
posez [poser] quelques questions, dans ce cas. L'avez-vous lu ? Avez-vous ressenti une sorte d'oppression à sa lecture ? Êtes-vous retourné depuis sur les lieux décrits ? En songe ? »
Je
refusais [refusai] de croire à ses balivernes.
Pourtant, un sentiment de désespoir me poussait à l'écouter plus avant. Je
remisais [remisai] pour un temps ma fierté et mon assurance et le
conjurais [conjurai] de poursuivre ses explications.
« Le Roi en Jaune, Hastur, le Maître des Hyades, l'Insondable... Autant de noms pour décrire la même entité. Il est connu des humains depuis des temps immémoriaux,
pourtant il reste inaccessible, même aux plus doctes des mages. Personne ne peut l'invoquer. C'est lui qui choisit de se révéler. Car, voyez-vous, s'il peut se transfigurer dans notre monde, son existence ne relève pas de la magie des Hommes. Il existe depuis plus longtemps que notre soleil et il évolue dans de très nombreux lieux de l'univers. Nous ne sommes que des jouets entre
ses esprits démesurés [je ne comprends pas pourquoi il y a du pluriel ici].
La pièce que vous avez lue, peut-être est-ce lui qui l'a léguée
lui-même [inutile] aux terriens, comme une sorte de piège à rats pour que nous l'attirions à nous. Quoi qu'il en soit, si vous avez l'audace de plonger vos yeux dans les eaux de l'Hali, vous n'y découvrirez que désolation et folie. Je suis désolé pour vous, mais vous allez vivre vos derniers instants de vie matérielle dans une contemplation croissante, appelé par les beautés et les horreurs d'éthers qui nous resteront à jamais insaisissables.
Et si vous me demandez s'il y a un moyen d'échapper à cette malédiction, je ne pourrai rien pour vous. Je ne peux décemment vous encourager à mettre fin à vos jours. Quand bien même, ce qui vous attend au-delà de la vie, est sans aucun doute encore pire.
Tout au plus, je peux vous enseigner une alternative. Pas un recours ni un moyen de sauver votre âme, mais une autre damnation qui vous occultera aux desseins d'Hastur... »
Je pris soudainement conscience des balivernes de ce charlatan. Il voulait m'entraîner dans je ne sais qu'elle absurde pantomime, dans une infernale spirale de rites douteux et de désenvoûtements aussi aberrants que hors de prix. Je renversai une pile de livres et pestai contre ma propre ineptie. En quittant ce traquenard, j'entendis le vieillard rire aux éclats derrière mon dos et me lancer une dernière malédiction.
« Vous reviendrez me voir. Vous reviendrez pour que je vous conduise à la Demoiselle d'Ys ! »
* * *
Je trouvai ce
soir là [soir-là] Étienne en prise à une insupportable crise d'angoisse. Le pauvre diable s'était mis en tête de sacrifier tous les animaux domestiques de l'immeuble. Sur le palier de son studio était rassemblée la majorité des locataires. Je dus jouer des coudes pour me frayer un chemin à travers cette petite foule qui tressautait de cris et de pleurs. En arrivant péniblement dans la chambre de mon ami, je le découvris, les habits maculés de sang, en train de briser les pattes d'un chaton encore vivant. Il porta à sa bouche le corps désarticulé de l'innocent animal et lui arracha un dernier cri effroyable en l'égorgeant entre ses dents. La propriétaire du chat s'effondra sur le seuil, terrassée par la vive émotion de cette vision inhumaine.
Aux pieds d'Étienne, le parquet était maculé des entrailles des chiens et des poules du jardin. Mon camarade devenu dément se saisit d'un épais couteau à viande et se rua sur le vieux Siméon qui tentait de le maîtriser. Je me jetai immédiatement vers eux dans l'espoir d'éviter le pire. Hélas, le vieil homme s'écroula, touché au cœur. Étienne se figea
alors, observant l'air absent les derniers soubresauts de son logeur.
Une sirène de police accompagna l'arrivée dans la ruelle des éclairs bleus des gyrophares. La foule paniquée des voisins se dissipa,
alors que déjà les pas précipités des policiers montaient les étages dans une course désespérée.
Étienne me regarda, et dans un élan de lucidité, il me sourit, comme apaisé.
« Je suis navré, mon cher ami. Je n'ai trouvé d'autre issue pour échapper à ces monstres. Prends garde qu'ils ne viennent t'enlever à ton tour. »
Avant que je ne puisse le retenir, Étienne me bouscula et bondit en hurlant vers les agents qui venaient de parvenir sur le palier. Il trancha la gorge du premier arrivé
avant d'être abattu par les autres, dans une multitude de coups de feu.
Le bruit des armes me vrilla la tête et je tombai inconscient après avoir vu la tête de mon ami se répandre en gerbe visqueuse sur une toile inachevée.
* * *
Le Roi en Jaune se tenait assis sur son trône, dans une immense salle de son palais de Carcosa. Sa main caressait négligemment un masque blême, posé sur son genoux. Il était enveloppé d'une large cape dorée et était flanqué à droite et à gauche par deux grandes femmes aux visages impassibles. Leurs mises élégantes et semblables l'une à l'autre
, [virgule inutile] augmentait [augmentaient] la solennité de l'instant. Je savais que le Roi allait prendre la parole pour condamner Cassilda. Je connaissais par cœur les répliques de la sentence, pour avoir déjà vécu la scène.
Cependant, Hastur tourna sa tête vers la grande fenêtre ouverte qui donnait à sa gauche sur le balcon, duquel on pouvait deviner les berges du lac. Un oiseau de proie vint se poser dans un bruissement d'ailes sur le parapet sculpté.
« Vous devriez, Monsieur, vous démasquer, me demanda Camilla.
— Vraiment ? répondis-je
— Vraiment, il est temps, m'assura Cassilda. Nous avons tous ôté nos déguisements, sauf vous.
— Je ne porte pas de masque, intimai-je.
— Pas de masque ? souffla terrifiée Camilla à l'autre femme. Pas de masque ! »
Le Roi pointa alors son doigt sentencieux vers moi. Il se leva et le visage de cire posé sur son long manteau d'or et de satins glissa pour se briser sans un bruit sur les dalles de marbre.
* * *
Je m'éveillai en sursaut. Le premier son que j'entendis fut celui du moniteur jouxtant le lit médicalisé sur lequel je me trouvai. Le tintement électronique accéléra à mesure que mon cœur s'emballait. Une infirmière à la peau mate se précipita à mon chevet et me força à me rallonger. Je vis les cathéters plongés dans mes veines et voulus les arracher dans un geste de panique. Un second infirmier s'approcha et me maintint fermement contre les oreillers trempés de sueur.
J'essayai de crier pour qu'on me vienne en aide, mais une douleur aigüe dans la gorge me paralysa. Le tube qui s'enfonçait dans mes viscères me racla la trachée et des points de douleur scintillèrent devant mes yeux brûlés par la trop forte luminosité.
Une vague soudaine de chaleur irradia mon bras et se répandit dans mon corps. Je me rendormis aussitôt.
Plus tard, on m'expliqua que j'avais été touché par le rebond d'une balle de pistolet qui avait
frappée [frappé] vraisemblablement le poignard de mon ami Étienne. Bien que la blessure était superficielle, le projectile m'avait tout de même déchiré une partie des muscles juste en dessous de ma clavicule gauche. Mon bras était dès lors immobilisé contre ma poitrine, et je devais gardé le lit pour encore quelques jours.
On me fit avaler des pilules pour m'endormir mais à chaque nouveau sommeil, je me réveillais, tétanisé par la même scène de la pièce de théâtre, que je revivais sans cesse. J'implorai à mes soignants de laisser Martin me rendre visite. Je pus le voir après deux longues journées passées au service des urgences.
Ensemble, nous examinâmes les radiographies et les quelques pages de mon dossier médical. Martin s'inquiéta de mon état psychologique après la tuerie de l'avant-veille. Je lui fis part de mes rêves et de la boucle épouvantable dans laquelle ils me maintenaient à chaque fois que je fermais les yeux.
Alors qu'il me précisait que durant les premières heures de mon hospitalisation, les médecins m'avaient fait
passé [passer] des examens cérébraux et que je ne souffrais d'aucun traumatisme crânien, je perçus un mouvement derrière lui. Je me redressai tant bien que mal sur mon lit et me penchai douloureusement pour regarder derrière son dos.
Camilla me toisait depuis l'autre bout de ma chambre d'hôpital. Elle tenait à la main son habituel masque blême, fissuré. Ses sandales tissées de fils d'or juraient avec le vert sordide du linoléum. Les boucles claires de ses cheveux entouraient son visage d'un halo bienveillant. Bien que sa présence aurait dû me terrifier, j'éprouvais un étrange sentiment de soulagement à la voir ainsi pénétrer le monde réel. La voix de Martin continuait à égrainer des informations futiles et me parvenait assourdie, comme s'il parlait depuis une autre pièce. Même la masse de son corps assis sur mon lit, me parut intangible.
Camilla s'adressa à moi dans son langage d'origine, celui des Pléïades et je ne fus pas surpris de comprendre la moindre de ses paroles.
« Je ne sais comment tu as su changer les plans du Roi,
Étrager [Étranger]. Il semble pour un temps vouloir épargner Cassilda. Cependant, la pièce doit être jouée et le rideau doit bientôt retomber. Avant le dernier acte, l'un des protagonistes devra pourtant mourir. Nul ne peut échapper à l'intrigue qui se joue depuis que le Monde est Monde. Étranger, je t'en conjure,
tiens toi [tiens-toi] à ton rôle. Ne cherche pas le répit. Tôt ou tard, tu devras tomber le masque.
— Donc, tu vois, tu n'as pas à t'inquiéter de quelconques séquelles cérébrales. Tu m'écoutes ? Oh, pardon. Tu dois être épuisé. Je vais te laisser à présent. »
Martin se leva et je me trouvai une nouvelle fois seul face à l'appréhension du sommeil. Sur mon chevet, un pétale de rose tomba d'un vase. Je n'avais jusqu'ici pas fait attention à ce détail. Posé contre le récipient oblong d'une couleur fade, une minuscule enveloppe attendait que je la décachetasse.
J'éprouvai quelque mal à l'ouvrir d'une seule main et ce que j'y lus me troubla infiniment.
J'ai appris ce qu'il t'est arrivé l'autre jour. J'en suis fort désolée et je regrette la tournure des événements, tout comme je me désole d'avoir manqué de patience envers toi lors de notre rencontre.
Si tu le souhaites, je voudrais t'accueillir quelques jours chez moi en bord de mer pour ta convalescence.
Appelle-moi,
Jeanne.Contre toute attente, les deux jours suivants à l'hôpital m'apportèrent enfin un peu repos. Je ne souffris d'aucune vision et aucun rêve ne troubla mes nuits. Je quittai ma chambre, le bras engoncé dans une écharpe, sous les encouragements de Martin.
Jeanne m'attendait à la sortie et je m'empressai de la rejoindre dans sa voiture dès les formalités de mon départ évacuées.
Nous roulâmes près de deux heures dans un silence gêné sur les routes bretonnes. En approchant de notre destination, sur le littoral non loin de l'île de Groix, Jeanne m'avoua que le choix du « Roi en Jaune » n'avait pas été aussi anodin qu'elle me l'avait avoué plusieurs jours auparavant. En effet, elle était issue d'une longue lignée de bardes et de sorciers et avait été initiée aux rites païens dans son jeune âge. Puis, lassée des traditions rétrogrades de sa famille, elle avait choisi de délaisser son pays pour entamer des études qui, avait-elle espéré, lui prouveraient qu'aucune magie ne régentait notre monde matériel.
En découvrant la collection d'Étienne, elle s'était aperçue qu'elle avait lu bon nombre de ces ouvrages et qu'il portait un réel intérêt bibliographique pour ce type de littérature ésotérique. Elle avait depuis longtemps eut connaissance du « Roi en Jaune » sans jamais l'avoir ouvert, mais, aveuglée par son scepticisme scientifique, elle n'avait pas voulu prendre garde aux avertissements des traditions.
Elle gara sa voiture le long d'un antique talus, dans un renfoncement de terre gravillonnée
[espace en trop] près d'une clôture de bois vermoulu. Elle poussa une barrière vétuste de fer forgé et m'invita à la suivre.
Un gigantesque oiseau menaçant vint se poser sur la barricade, sitôt que nous nous engagions sur le frêle chemin de terre battue.
« Un autour, m'indiqua-t-elle, sans être surprise par la présence de l'animal. »
L'ancien corps de ferme était bas de plafond et n'avait sans doute pas été réaménagé depuis sa construction, plus d'un siècle plus tôt. Jeanne s'empressa d'allumer un feu dans l'âtre avant de préparer le lit clos massif avec des couvertures propres sorties d'un coffre de chêne sculpté. Elle alluma ensuite plusieurs lampes à pétrole, car la lumière du soir déclinait et ne filtrait qu'à peine à travers les étroites fenêtres. Une plainte stridente et répétée nous parvint du talus ; l'oiseau hurlait aux derniers rayons du soleil.
« Viens, me dit Jeanne en me tendant une lourde vareuse de pêcheur. Je dois te montrer quelque chose avant la tombée de la nuit
[avant qu'il fasse jour ? Tu as dû t'emmêler ici, ce qui est étrange puisque tu utilises « tombée du jour » plus bas]. »
Nous parcourûmes en silence les sentiers froids du crépuscule qui longeaient le marécage littoral.
Au-dessus de nos têtes, des nuées d'autres oiseaux noirs, plus petits que le rapace qui nous avait accueilli plus tôt, voletaient dans le soir terne. Leurs cris étaient désagréables et leurs ailes noires battaient l'air immobile.
« Les choucas se réunissent à la tombée du jour. »
Jeanne me sourit et m'expliqua qu'elle avait longtemps pratiqué la fauconnerie, à l'époque où elle vivait encore dans cette contrée.
Nous arrivâmes en bordure d'une falaise basse, sur laquelle mouraient en éclaboussures résignées, les vagues rejetées par l'océan.
Je remarquai que les petits corvidés évoluaient en couples bien distincts. Tantôt ils plongeaient derrière les arbustes épineux de la lande et tantôt ils s'élevaient en ondes ascendantes vers le ciel bas.
Au loin, la brume couvrait l'étendue sombre d'une île. Aucune embarcation ne naviguait sur les eaux calmes alentours.
Je m'avançai, le cœur vide de toute émotion, sur la sente sèche et craquelée, entre l'ajonc et la bruyère. Les couleurs
autour de moi, se fanaient petit à petit, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'une lueur bleutée.
Les choucas avaient disparu, éparpillés par l'arrivée menaçante de l'
autour [même si l'un est un adverbe et l'autre un nom commun l'utilisation d'un homonyme peut être évitée]. Je sentais sa présence planer
au-dessus de moi, silhouette indiscernable et silencieuse.
Le terrain s'affaissait et le dénivelé me conduisit à une grève de galets et de laminaires échoués. Le parfum de l'iode s'élevait des langues d'océan qui léchaient l'anse d'une écume placide et rythmée.
L'atmosphère primordiale qui régnait en ces lieux me rappela un autre rivage ; une lagune lointaine, à des éons de ma vie chancelante.
Jeanne m'attendait sagement assise sur une embarcation recrue. L'autour se posa au sommet de la carène, une proie morte dans son bec. Elle m'attendait là depuis des siècles, cette Demoiselle d'Ys. Son visage paisible scrutait l'horizon ; sa main caressait la surface de l'eau du bout de ses doigts fins.
Sur le bord de la grève, les sandales au sec, Cassilda patientait. Les deux femmes voulaient connaître ma réponse, mais elles ne souhaitaient pas me brusquer.
Le clapotis des eaux du Lac Hali résonnaient contre le bois de la barque.
L'Hyade tenait dans sa main droite une longue lance dont la lame ciselée dépassait sa chevelure blonde.
Derrière moi, les galets crissèrent sous les pas du Roi en Jaune.
Hastur portait le masque blême, mais sa voix était parfaitement audible. Il s'approcha et se posta à quelques pas de moi. Les yeux tournés vers les limites de la nuit, au-delà des deux femmes et de l'horizon, il demeura à contempler son royaume un long moment.
Je pouvais entendre sa respiration placide et sentir son haleine tiède, chargée d'un délicat parfum d'épices sucrées.
Dans une délicatesse infinie, il passa son bras autour de mes épaules. Je ne ressentais plus aucune douleur ; seulement une triste hésitation face à l'embranchement de mon destin.
« Tu as bien joué, Étranger. Les Hyades et les Pléïades sont ravies de ta performance. Mais ta virtuosité ne pourra te libérer. Le rideau doit tomber cette nuit
, [virgule inutile] et, déjà, je peux percevoir les premières lueurs de l'aube.
Regarde ! Regarde, Étranger. Les étoiles et les univers brillent pour toi. Ce sont les applaudissements des âges.
Tue Cassilda comme le veut la tragédie.
Ou bien épargne-la et rejoins la sorcière terrestre.
Tu as le choix entre l'oubli absolu de tout ce que tu aurais pu être, et la damnation éternelle sur son île.
Choisis, mais choisis vite. Bientôt les deux soleils jumeaux se lèveront sur les murailles de Carcosa. »
* * *
Seul, dans l'immensité de mon palais, je revêts mon masque et choisis entre l'oblitération et la tourmente. L'autour cri ; les masques tombent.
Le rideau se lève.