Circonvolutions [rp concerté]

Cassiopée quittait l’Académie où elle était venue déposer son devoir pour tr0n. Elle avait encore en tête le goût salé des embruns du paysage qu’elle avait concocté pour lui.
Le haut portail passé, la lumière extérieure l’assaillit. Un léger brouillard recouvrait Wilwarin et les rayons du soleil d’une fin de journée fraiche venaient réverbérer sur les imperceptibles gouttelettes de la brume et inondaient le ciel de clarté.

Comme un appel, cet éclat incita Cassiopée à la promenade.

Sans y penser réellement, ses pas la dirigeaient vers les marges de la cité. Inconsciemment, lui revenaient les souvenirs des anciens livres où les terres s’achevant sur rien côtoyaient un monde marin dans lequel nageaient tous les montres imaginés par les cartographes. De grands serpents dragonesques ondulaient au dessus des flots au coté de bêtes fantastiques.

Comme le chemin vers les grands vides qui limitaient la cité était encore long, Cassiopée eut tout loisir de laisser son imagination se débrider. De magnifiques images colorées et fantasques l’attiraient vers son but et lui faisaient allonger le pas.
Il lui fallut peu de temps pour que sa marche se transforme en une foulée souple qui la forçait à mesurer son souffle mais libérait bien plus encore ses pensées.

Douce atmosphère. La lueur jaune des lampes à huile et les soubresauts des flammes créaient sur les murs de l'atelier un ballet d'ombres oppressantes. Dans l'étroite pièce, tout n'était que chaos. Des amas de pièces détachées jonchaient le sol de poussière brunâtre. Les déplacements étaient rendus difficiles par l'enchevêtrement hasardeux d'étagères rouillées. Quiconque tenterait d'introduire ce chantier serait, quoiqu'il en soit, stoppé net par les relents nauséabonds du mazout et de la graisse. Cependant, après un temps, on ne pouvait que se plaire dans ce refuge où la mécanique de précision côtoyait les tentatives, souvent vaines, d'envoûtements mystiques.

Le cliquetis de l'horloge de métal indiquait l'imminent glas de l'aube naissant. Hell était penché depuis des heures sur sa hache. Inlassablement, chaque jour, il graissait, dévissait, soudait. Sans cesse, il repoussait son art aux seules bornes que la science lui donnait. L'engourdissement de ses doigts, l'irritation de sa gorge, provoquée par les émanations de produits mystérieux, ou les crampes qui parfois immobilisaient sa nuque, rien ne semblait pouvoir éprouver son ardent désir de destruction.

La flamme se fit soudain moins vive et donna à son arme des allures étranges. Tel une aurore boréale, le reflet qui ornait l'objet sorti de son esprit dérangé, dessinait d'étroites bandes de couleurs floues. Dérangé par cette agression lumineuse, aux allures joyeuses, Hell grogna. Lentement, il se dressa, souffla sur les lanternes encore vives et leva le bras à la recherche d'une poignée de métal. Enfin en main, il tira d'un coup sec. Les tôles métalliques qui constituaient le toit s'entrouvrir, laissant passer les lueurs du jour nouveau.

Cassiopée se dirigeait vers la station orbitale. Elle comptait utiliser le tube pour rejoindre les marges sud. Elle n’avait encore jamais choisi ce mode de transport, n’ayant pas encore eu le loisir de beaucoup stationner sur Wilwarin. Elle préférait les vastes espaces d’Atalante où la mer venait tout autant cracher sa hargne et adoucir ses pensées.

La station orbitale était de petite taille pour une cité comme l’exil flottant des alizés. L’espace étant restreint sur l’île flottante, la moindre parcelle était savamment rentabilisée. Aussi, Cassiopée atteignait les contreforts d’une construction fort complexe où les volumes s’enchâssaient et d’où partaient les pistes de tube, immenses toboggans de titane. La lumière offrait toutes ses couleurs sur les faces prismatiques des voies aériennes.
Seule, la plateforme de décollage, tranchait sur les rondeurs du bâtiment monumental. Elle semblait un plan, véritable pont vers les cieux, démarrant de la sphère principale, elle s’étalait au dessus du cube parfait et translucide des garages pour s’échapper sans fin vers l’espace.

Cassiopée resta un moment à contempler la magnifique architecture avant de se diriger vers le hall des départs.

Il faisait déplaisamment beau. Un de ces temps qui vous file le bourdon : des oiseaux qui piaillent, le murmure d'une légère brise dans les feuilles d'arbustes verdoyants, un soleil naissant mais déjà radieux... Le cliché même de cette atmosphère romantique donnait la nausée à Hell qui ne pût réprimer un cri sourd. Terminer au plus vite ses travaux lui donnerait l'occasion de réduire au silence les relents nauséabonds de cette quiétude étouffante. Il se remit donc à son casse-tête.

C'était une arme magnifique dont la prise était rendue aisée par la rugosité du manche. Quinze centimètres d'ébène noir. Quinze centimètres pour déchiqueter, décapiter, éviscérer avec une force et un contrôle inouï. S'élargissant à son extrémité, la courte hampe semblait s'offrir aux bistouris affutés à double tranchant. Sur la partie centrale, liant chacune des lames, on pouvait lire quelques mots gravés et encrés d'un bleu resplendissant : "Le feu qui semble éteint souvent dort sous la cendre". Cette élégante demoiselle avait le corps marqué par les combats. De nombreuses fissures cassaient la ligne pure des lames et on avait peine, désormais, à gommer le sang coagulé d'ennemis dépecés.

Hell resta debout un moment. Non pas qu'il l'admirait mais leur histoire était longue. Qui plus est, il lui tardait d'aller l'éprouver un peu. Apaisé et sourd aux futiles soubresauts de la faune et de la flore, là, derrière sa porte, il reprit sa tâche.

Têtes baissées, pensées encastrées, cheveux tressés couronnant de larges cerveaux débordants, ils paraissaient aussi impassibles que les images qui les représentaient sur la toile du grand Tomasz Jedruszek.

Ils attendaient, les mains serrées contre leur poitrine grise et nue, le corps parsemé de longues estafilades dont le chemin menait vers un point concentrique variant avec l’individu. Les mères portaient de larges coiffes de volants raides s’emboitant les uns dans les autres qui accentuaient encore l’effet colossal de leur céphalite aigüe.

Cassiopée contemplait le groupe de colons qui venaient d’entrer sur l’aire de départ du tube et en oubliait de diriger ses pas vers les portes encore grandes ouvertes de la cabine d’accession aux titres. C’était pour elle, son premier voyage en tube et elle ne possédait pas encore son titre de tube-glisser. Elle devait donc se présenter à la cabine pour en obtenir un, qui, elle l’espérait, serait définitif. Un titre définitif n’était pas si facile à obtenir. Il fallait être capable d’opérer seul sans l’aide d’un palanqueur.

Quand elle pénétra dans la cabine d’accession, elle dut subir une attente interminable au bout d’une longue queue de voyageurs tous aussi étonnants les uns que les autres, si bien que ce long moment de patience se transforma vite en un intéressant spectacle ethnologique.

Un sourire discret effleura ses lèvres en apercevant la haute silhouette d’un vampire qui tentait de conserver sa position en partie sombre, à l’ombre des hauts piliers de soutènement.
L’analogie avec son ami Smirtnoff était si flagrante, qu’elle en eut alors un pincement de regret.

Comme son tour arrivait, deux palanqueurs, lourdement armés d’un harnachement encombrant vinrent à sa rencontre.

La paranoïa s'était immiscée peu à peu dans le subconscient de Hell. Elle était devenue sa plus stupide conseillère. Cet état mental avancé ajouté à son caractère facétieux rendait certaines scènes très cocasses. Hell ne l'ignorait pas et s'en amusait le plus souvent possible. Ainsi, lorsque vint l'heure de tester son nouveau jouet, il crut bon d'utiliser des chants mystiques, des mimiques et un certain ton parodique. On ne savait jamais quelles oreilles pouvaient trainer dans les rues. Ni quelles têtes y étaient attachées.

Hell se leva, saisit son tabouret de bois et le projeta violemment contre le mur, éructant un "Bastooooooooooooon" qu'on aurait cru sorti des cordes vocales de ces chanteurs gothiques qu'affectionnaient certaines groupies. Le siège se broya et fit s'effriter le mur dont les morceaux allèrent recouvrir un petit tas d'allumettes éparpillées au sol. Hell trépignait d'impatience. Il commença à se sentir léger, il virevoltait littéralement dans son atelier, fauchant au passage étagères, matériels, écrous et vis. La honte se serait abattu sur lui et sa descendance si on l'avait surpris. "Bordel, heureusement que la porte est fermée" pensa t'il se calmant.

Faisant sautiller sa hache dans sa main, Hell entreprit un premier jet, toujours en prenant le plus grand soin de coder ses paroles. Depuis la rue, on entendit donc :

- Par le pouvoir du saucisson du plat pays, passe moi le beurre et tartine sa cacahuète.

Sur quoi, la porte vola en éclat, percuta un passant qui alla s'écraser sur une charrette de pastèque. Hell en fut fort déçu. L'homme aurait dû être décapité ou, a minima, pensa t'il, démembré. De rage, il arma son bras et lanca son arme en direction de "l'abruti qui n'est même pas capable de perdre une jambe". Les lames tranchèrent l'air, un iroquois de passage perdit quelques cheveux et un équidé percuta une vieille femme rabougrie. Non, Hell n'était pas content...

-Pour un premier voyage nous exigeons que vous soyez vêtue de la sorte ! Si vous ne vous pliez pas aux règles de sécurité, vous pouvez retourner d’où vous venez !!

Le palanqueur montait le ton et montrait une mauvaise humeur au moins égale à celle de Cassiopée qui enfilait une lourde combinaison matelassée d’où croissait une quantité de sangles impressionnante. Alors que dix personnes venaient de passer devant elle, harnachées et fin prêtes, elle n’avait pas encore verrouillé toutes les attaches qu’on l’obligeait à sangler.

-Mais enfin !! Ne me dites pas que pour circuler dans le tube on est obligé d’enfiler ce genre de truc !!

-Vous verrez que pour une première fois et sans doute aussi pour les trois suivantes, ces précautions ne sont pas inadaptées ! Dépêchez-vous, je vous prie.

Le summum fut atteint au moment d’enfiler une espèce de cagoule molletonnée.
Cassiopée sentit, alors, son eau lui échapper.
L’homme, légèrement habillé, guidait à présent la nymphe matelassée vers l’entrée du tube.
Elle entra en sa compagnie dans un sas. C’est alors que l’individu la poussa violemment et qu’elle se retrouva projetée contre une pellicule souple qui l’enveloppa complètement, épousant totalement son volume. Un simple moment visant à chercher son air et Cassiopée fut propulsée dans le tube proprement dit. Telle une balle de squash elle rebondissait contre les parois du tube, engageant une descente vertigineuse. Sa vitesse de propulsion était impressionnante et le vrombissement des moteurs résonnait sous sa cagoule.
C’est alors qu’elle se remémora les dernières paroles du palanqueur.

-Vous devrez tenter de conserver votre trajectoire la plus directe possible. Pour cela, vous positionnerez votre masse entière vers votre estomac. Il s’agit d’une simple habitude à prendre. En attendant que vous soyez capable de maîtriser cet acte vous ne pouvez vous permettre de ne pas porter ce vêtement.

Hell récupéra sa hache fichée dans le mur, derrière l'indien. Dans un mouvement circulaire, pris de colère, il la balança violemment vers son atelier. La hache trancha l'air, traversa le seuil de la porte et alla exploser trois étagères au milieu du chemin avant de percuter le mur de la sombre pièce. Non, Hell n'était vraiment pas content. Il avait un projet mais de toute évidence, il était trop tôt pour même seulement penser à sa réalisation. Avec une arme pitoyable comme la sienne, il n'irait pas bien loin. D'un pas vif, il se dirigea vers l'habitation la plus proche, arracha la porte, non sans distribuer quelques mandales dissuasives, et se cloîtra chez lui, à nouveau. Cela ne le dérangeait pas outre mesure. Le monde extérieur était fou et sombrait peu à peu dans le consumérisme béat. Les haches importées n'étaient plus ce qu'elles étaient. C'est pourquoi Hell devait autant s'acharner sur ce qui n'aurait du prendre que peu de temps.

- Ma douce, tu verras, personne ne te résistera, pensa t'il tout haut. Je vais aiguiser tes lames, tu enchanteras mon âme. Oh quel poète je fais, c'est d'une étrange beauté.

Les pupilles d'Hell se dilatèrent et une lueur de folie anima son regard. Hermétique à ce qui pourrait se passer autour de lui, il se remit à la tâche... en chantant.

- Et on lui pélera le jonc, comme aux zombies, comme aux bouquetins, qu'on a pendu un beau matin, qu'on a penduuuuuuuuuuuuuuuuuuuu

On toqua à la porte. Hell ignora cette interruption.

- Avec leurs triiiiiiiiiiiiiipes!

On frappa à nouveau. C'en était trop. Hell bondit de sa chaise, pris sa hache et ouvrit la porte. Personne. Rien. Ce devait être encore un coup des gamins du quartier. La jeunesse... plus rien ne l'effraie.

Hell, debout près de son plan de travail, repéra une lame brillante qui semblait l'implorer de la sauver. Il s'en saisit et découvrit à son extremité un anneau de métal blanc, soudé. L'objet dans une main, la hache dans l'autre, une idée lui traversa l'esprit...

Il allait sortir essayer ça... Et elle paierait. Cher.

Violemment secouée par ses rebonds successifs, Cassiopée se sentait ballotée d’un bord à l’autre du tube sans pouvoir agir sur sa course. Le souffle qui l’emportait avait été défini par le palanqueur et elle ne pouvait plus agir sur lui.

Elle tentait, ainsi qu’on le lui avait commandé, de « positionner sa masse vers son estomac » mais ce dernier était si renversé qu’elle avait du mal à le situer. Il lui donnait plutôt la sensation d’être une masse informe qui ne tarderait pas à rejeter son contenu si elle ne se contrôlait pas mieux.

Les habitants de Wilwarin pratiquaient les descentes en tube depuis leur tendre enfance et jamais elle n’avait entendu parler de telles difficultés. Si les enfants réussissaient sans problème à circuler dans ce genre d’engin sans se doter de combinaison bibendum, elle devait pouvoir pratiquer une traversée sans être brinqueballée sur les parois à une vitesse vertigineuse.

Concentrant toute son attention à la perception de sa masse et cherchant à oublier son environnement, elle dirigeait ses pensées vers son ventre quand un choc plus violent encore la renversa, l’éjectant comme un boulet vers le mur. Elle avait atteint un carrefour et le flux du tube dans lequel elle circulait à présent était nettement plus dense. Les pratiquants habituels parvenaient à l’éviter sans problème, mais les débutants comme elle, se rencontraient fréquemment.

C’est au bout d’un considérable effort, qu’elle parvint à maintenir sa trajectoire dans une sinuosité moins violente, mais elle se faisait l’effet d’être une femme saoule à la sortie du bar. Pour peu, elle aurait chanté.

Mais Hell se ravisa. Sans savoir pourquoi, quelque chose semblait avoir changé en lui. Il ne saurait dire par quel enchantement stupide il en était arrivé là, mais il n'avait plus le goût du combat. En l'espace d'un tiers de battement de cil, il avait... changé.

Cette considération l'effraya. Etait-il tombé dans le coma, sans s'en rendre compte? Avait-on arrêté le temps, à son insu?

Non. A l'extérieur, les passants continuaient de s'affairer. L'iroquois était toujours là, la carriole de citrouille n'avait pas bougé. Les enfants gigotaient toujours autant. Pourtant, tout lui parut inconnu, brouillon.

Soudain, un léger vent se leva et Hell se sentit défaillir. Nauséeux, il agrippa le mur. Ses jambes ne le portaient plus guère et il lui fallut accomplir un effort surhumain pour atteindre sa chaise.

Là, le regard perdu sur la rue, il semblait attendre que le frappe le jugement divin.
Appartenait-il encore vraiment à ce monde?

Cassiopée avait réussi l’exploit personnel de ne plus dériver, elle arrivait même en jouant sur le point de gravité situé du côté de ses tripes à avoir la sensation d’être stable. Elle put donc se diriger vers le panonceau rose flashy qui clignotait pour annoncer sa sortie.
Mais l’épreuve n’était pas achevée. L’arrêt n’était pas automatique et elle dut se cramponnée comme une furie à son nœud stomacal pour réussir à maitriser son atterrissage. Il ne se fit pas en douceur, mais elle évita le roulé-boulé presque inéluctable.
Se débarrassant de tout l’attirail qu’elle se jurait de ne plus jamais endosser, elle suivit la longue queue de piétons qui se pressaient vers l’extérieur.

Le retour à l’air frais lui parut un délice.

Elle se dirigea vers le quartier des marges Sud, et s’enfila dans une ruelle relativement étroite.
Des gamins jouaient à la découverte de Telek’Fator et faillirent se jeter dans ses robes, mais la stature de la Dame des étoiles dut les impressionner car ils firent demi tour sans demander leur reste.

Alors qu’elle tournait pour accéder aux confins de la cité, son esprit acéré sentit une présence étrange. Un froid mordant se glissait vers elle, comme une annonce d’un Vent mauvais. Au loin, un sifflement sourd ricochait de lieu en lieu, tel un écho acide qui lui faisait grincer les dents. Elle arrêta sa progression, se préparant au pire.

Mais elle ne voyait rien venir. Seule l’impression demeurait.

C'est étrange. Étrange comme il est plus facile, parfois, de s’apitoyer, de se lancer dans d'interminables introspections aussi productives qu'un de ces fonctionnaires de Belthil. Cliché. Le cliquetis des gouttes sur les toits de sa cité ramena Hell à une réalité glacée : sa hache n'était peut être pas au point. Un drame, une catastrophe, un bouton d'acné sur le nez d'une gamine invitée au bal. Son regard s'était évanoui dans la brume matinal et il en avait perdu le sens des priorités. Se lamenter, détruire ; détruire, se lamenter. Boire ou conduire, il ne faut pas choisir.

- Mignonne, allons voir... si ta boutique tient le coup.

Devançant ses murmures inaudibles, Hell s'était levé de sa chaise. Revigoré par les images cataclysmiques de délices sucrés dynamités, il emboita le pas de son ombre, sa deuxième plus fidèle amie. Là, au milieu des rues de Galvorn, perverties par les plus bas instincts, Hell grommela. Il aurait aimé se réjouir de cette brise qui balayait son visage abîmé par sa maladive humeur de chien, de ce jeune garçon plein d'innocence qui courrait après un ballotin de foin. Mais la réalité était autre, le monde était infâme et céder la moindre parcelle de terrain émotionnel revenait à se conduire soi-même à l'abattoir. En qui croire ?

Joignant le geste à la pensée, une hache virevolta pour se planter dans la baballe du galopin, interloqué.

- Mouhahaha

Trève de plaisanterie et de perte de temps, Hell avait désormais un but, l'espèce de cahute infâme, la boutique de Tobine, qui jadis fut son terrain de jeu, à son arrivée sur Ter Aelis, cette terre maudite.

Inquiétée par un sentiment qui lui rendait suspect le moindre bruit à sa portée, Cassiopée choisit de se diriger vers les bords extrêmes de la cité de Wilwarin. Son long périple à travers la ville l’avait, en effet conduite vers les limites de la cité volante. Lorsqu’on arrivait aux dernières marches de Wilwarin, la roche s’arrêtait nette et le ciel s’ouvrait vers l’infini. On arrivait aux abysses, ainsi nommés pour la peur qu’ils inspiraient.
Un système de protection permettait d’éviter les trop nombreux suicides, mais il n’était pas rare qu’un malheureux réussisse à passer les barrières énergétiques interdisant la pénétration dans les zones dangereuses. La chute d’un homme passait souvent inaperçue sur Wilwarin, mais l’individu était compté comme disparu les jours suivants. Il arrivait ponctuellement qu’un cadavre tombé du ciel soit découvert dans le désert de Sul Nar.

Lorsque Cassiopée atteignit la barrière, il lui fut facile de dévier les flux d’ondes pour laisser son corps s’aventurer jusqu’à la bordure ultime.
Debout, elle resta à contempler l’immense tapis nuageux qui venait lécher la roche. La mer cotonneuse étalait ses mamelons joufflus sur des miles et des miles, permettant aux lumières solaires de jouer de leur couleur en dégradés crémeux.

Rassurée par les immensités dans lesquelles elle trouvait ses aises, elle sentit son ventre crier sa faim. Elle se rappela, alors, les bonnes pâtisseries et gourmandises que la boutique de son amie Tobine mettait à disposition des habitants de Wilwarin et passa le mur d’ondes en sens inverse pour prendre le chemin de la boutique.

C'était une belle journée. La pluie, battante, semblait vouloir recouvrir les habitations de Galvorn d'une somptueuse et homogène grisaille. Le vent, dans ses perpétuels éternuements, balayait les sables stagnants des ruelles. Si Hell avait eu une cape, il aurait à merveille remplit le rôle de ce héros solitaire s'éloignant, seul, dans la pénombre.
Il n'en avait pas. Il s'en moquait bien. C'était un temps pour lui. Il avait toujours trouvé amusantes les gesticulations des passants touchés par quelques malheureuses gouttes. Des poupées de chiffon sous une machine à coudre.

Et Galvorn s'éloigna tel un songe quand, profitant d'un convoi vers Wilwarin, Hell devint le clandestin d'une navette de transport. Le confort était spartiate, mais ce n'était pas vraiment l'essentiel. Le trajet devait se dérouler sans encombre et l'approcher, autant que possible, de la boutique de Tobine. Dans le pire des cas, l'appareil volant assez bas pour repérer les saveurs sucrées de l'échoppe, Hell sauterait, priant pour qu'une voilure, ou un étal de choux, arrête sa course.

L'occasion se présenta bientôt, alors qu'il reconnût, au loin, les couleurs pétillantes du commerce aux friandises machiavéliques. S'y pressait, dans le temps, les élèves de l'Académie Littéraire, toute proche... Mais, tout s’effrite : la clientèle, au rythme de son émail dentaire. N'écoutant que sa folie et sa vanité, Hell s'extirpa de la cargaison, mesura la hauteur de sa chute et tel une goutte sur Galvorn, amorça sa descente sur un passant.

Nul ne sait ce qu'il advint du passant, mais dans la torpeur créée par son arrivée incongrue, Hell s'engoufra dans une contre-allée qui le mena directement sur le devant de la boutique. Emboitant le pas d'une gamine, il pénétra, calme et charmant, dans ce havre de bonne fortune pour les dentistes du pays.

- Bien le bonjour, mesdames. Bien le bonjour messieurs. Je vous prie d'agréer mes sincères frivolités dominicales.

Hell n'avait aucune idée de ce qu'il disait mais cela lui sembla fort agréable à l'oreille et il fut ravi de constater qu'une certaine interrogation s'était emparé de l'assistance. Une béatitude renforcée par la vision d'Hell sortant la porte d'entrée de ses gonds pour la poser au sol, devant un public pour le moins dubitatif.

- Ne vous dérangez pas pour moi...

Posant la porte.

- ...je vais juste,...

Sortant sa hache !

- ...exploser...

La brandissant !

- ...cette porte !

Un étrange sentiment de malaise persistait dans les pensées de Cassiopée alors qu’elle se dirigeait vers la boutique de gourmandises. Ce sentiment se mêlait avec art aux souvenirs sucrés et gouleyants des mets raffinés que servait son amie Tobine.
Alors qu’elle pénétrait dans la ruelle éclairée qui abritait la boutique, Cassiopée perçut une tension grandissante. Le malaise qui bourgeonnait dans son esprit se tordait maintenant en grumeleuses turbulences qui stoppèrent son élan.

Cassiopée s’était arrêté à quelques mètres des étals parfumés des gourmandises. Pourtant, l’odeur du Sang s’insinuait en un mince filet acide. Le parfum suave n’était pas présent mais seulement à portée d’odorat.

Tous les sens en éveil devant un danger qu’elle ne savait pas reconnaître ni voir, ses muscles s’étaient tendus dans l’effort qu’elle faisait pour percevoir tous les bruits.
Mais à l’instant, seuls les bruits lointains des remous portuaires se faisaient entendre. Dans l’espace proche, le silence régnait. Un silence suspendu.

Tout à coup, le tonnerre sembla exploser de la brèche qui faisait office de porte à la boutique. La porte arrachée vola en éclats coups dans un vacarme de fin de monde alors qu’un rire diabolique couvrait l’espace d’une peur qui obligeait le rongeur à fuir et à l’être encore vivant à se cacher.

Une silhouette humaine, malgré la musculature anormalement développée, se dessinait dans le rai de soleil qui s’infiltrait entre les masures. Le visage de l’homme était déformé par son expression démoniaque. Son bras armé d’une hache de taille phénoménale s’écrasait sur le mobilier comme un pilori. Sans s’interrompre, il riait comme un enfant bienheureux. Mais son rire énorme et satanique faisait trembler toute âme vivante.

Cassiopée s’apprêtait à intervenir quand l’homme sortit brutalement et passa devant elle.

Une ombre. Puis une douce saveur fruitée. Hell avait croisé quelqu'un mais sans y prêter attention. Il était encore sur la porte de Tobine à l'émietter de sa hache. Les quelques clients de la boutique avaient été étrangement aimables et compréhensifs, ils n'avaient pipé mot. La peur de représailles peut être. Cette idée fit sourire Hell qui n'eût guère le temps d'en savourer les arômes. Arraché à ses pensées par les cris de quelques riverains, il ne daigna pas, tout d'abord, y porter un regard. Cependant, les hurlements paniqués et affolés des passants suscitèrent en lui une certaine jalousie qui l'encouragèrent à prendre la mesure du cancrelat qui osait lui contester le titre d'être le plus horrible, le plus craint, le plus vil de Ter Aelis. Il commençait sa carrière et un concurrent ne serait pas le bienvenue pour jouer le premier rôle.

Rebroussant chemin, Hell fit bientôt face à un être décharné et à la mâchoire béante. La putréfaction de ses chairs atteignait un tel stade qu'un tas d'immondices aurait été moins ragoutant. Agenouillé prêt du cadavre d'une voluptueuse gourgandine, la bête, livide, se repaissait de ses entrailles. Les tripes à l'air, la gueuse n'en gardait pas moins un teint relativement frais, pour une morte. Son regard transpirait l'angoisse et elle avait du comprendre au dernier moment qu'elle ne soufflerait jamais sa prochaine bougie.

Immobile face à cette vision, vomitive pour le commun des mortels, Hell jongla quelques instants avec sa hache avant d'entreprendre une décapitation sommaire du mort-vivant. Non pas pour sauver la prostituée, c'était peine perdue mais pour reprendre possession de son trône.

Cassiopée s’était un peu écartée au passage de l’homme à l’aspect diabolique. Il semblait déterminé et avançait d’un pas rapide en sens inverse. Elle pénétra dans la boutique en enjambant les débris éparpillés de ce qui restait de la porte. L’homme s’était acharné à dévaster l’entrée de l’établissement, mais n’avait pas touché aux étalages. Elle trouva ses occupants encore prostrés derrière le mobilier qui pouvait servir de bouclier. L’un après l’autre ils se relevaient avec appréhension en voyant entrer Cassiopée. Tobine n’était pas là.
Rassurée malgré la dévastation opérée sur la Vitrine du magasin, elle ressortit rapidement. Une peur gravitait autour d’elle. Une peur qui n’était pas comparable à celle des clients de la boutique. Suivant sa perception mentale, il se dirigea rapidement vers les Marges Fatales de la Cité. Ainsi appelait-on communément les Contreforts du caillou volant qui surplombaient les monstrueuses hélices de Wilwarin.

Cassiopée s’était engagée dans un passage désert mais qui menait directement là où elle sentait le nœud qui cristallisait la panique ambiante. Sur les Marges, les barrières de protection étaient abaissées et Cassiopée en fut étonnée. Il lui paraissait étonnant qu’un tel lieu de dangers soit laissé en accès libre.

Soudain, elle stoppa net sa course. La frayeur s’avançait vers elle. Et alors qu’elle étudiait d’où elle pouvait provenir, il lui sembla apercevoir des ombres qui escaladaient les Contreforts. Elle ne pouvait pas clairement discerner leurs contours, alors elle s’approcha.

Aussitôt dit, aussitôt fait. La tête, du moins ce qu'il en restait, désolidarisée du corps décharné, amorça sa lente chute. Sportif émérite au physique écorché, Hell n'hésita pas un instant et tenta une reprise de volée venue d'ailleurs. Celle-ci s'écrasa malheureusement sur un défenseur zombie qui, en châtiment, fut taclé sauvagement par une hache.

- Fallait laisser passer, grogna Hell.

Au loin, le groupe de revenants s'en était pris à un cheval ailé, abandonné par un maître probablement terrorisé et, depuis, passé à l'ennemi. L'animal n'avait plus rien d'un Pégase majestueux. Une bonne moitié de son crâne manquait et son encolure était marquée par les morsures. Le quadrupède semi-mort, laissait apparaître, pendantes, ses tripes encore sanguinolentes. Cette vision d'horreur aurait sans doute plu aux chevaliers de l'Apocalypse. Du moins, c'est ce que pensait Hell qui voyait en cet "animal" une monture à sa hauteur.

S'en approchant, il pût cependant entrevoir son regard, marqué par la soif. Sans s'en soucier, Hell poursuivit son entreprise et pendant un instant, s'installa entre les deux êtres un round d'observation. Aucun d'eux n'avait l'intention de s'abaisser à des courbettes. Ce n'était pas non plus le sauvage qui murmure à l'oreille des zombies après tout. Hell monta donc sans plus attendre le pégase qui ne l'entendit guère de cette oreille.

S'entama un rodéo digne des plus grandes compétitions internationales. Hell n'étant pas du genre à cotiser pour une association de protection des animaux zombifiés, quelques patates bien senties furent administrées au canasson, sans sommation. Le message sembla passer... Hell entreprit donc de poursuivre sa guerre personnelle contre les zombies. Quant à la source de cette invasion soudaine, il s'en moquait. C'était toujours ça de pris pour s'occuper.

Des ombres un peu fantomatiques avançaient à grands pas vers Cassiopée.
Leurs silhouettes dégingandées balançaient leurs grands bras pour accompagner leur course.
Comme elles émergeaient de la brume, les silhouettes prirent de l’épaisseur et devinrent peu à peu plus nettes.
La plus proche d’elle, s’arque bouta bientôt en levant vers elle un visage qui n’en était plus un. Le sourire qu’elle semblait lui faire était déformé par la purulence de la peau et la décomposition de la face.
Elle dégageait une odeur de pourriture qui leva le cœur de la Dame en même temps que la vision du zombie la laissait statufiée.
Les ombres s’agglutinaient autour d’elle maintenant. Elles émergeaient des marges par grappe. Les apparitions soufflaient en progressant et laissaient par moment échapper un rire lymphatique qui résonnait dans le silence brutal qui s’était installé.

Les yeux exorbités et glauques la fixaient alors que Cassiopée ne bougeait plus.

Dans son immobilité la plus totale, elle pouvait sentir les bras se tendre vers elle et les mains former des pinces crochues qui cherchaient à la palper.
Alors, elle recula. Le plus silencieusement possible pour se faire oublier. Mais une douzaine de mains décharnées aux ongles longs et sales continuaient d’avancer vers son visage.

Le cheval volait, tant bien que mal, eu égard à son état. Et Hell pouvait ainsi admirer les prétendues splendeurs aéliséennes, d'en haut. Cela n'avait, pour lui, rien d'extraordinaire, surtout dans ce quartier. A la recherche de quelques combats, il scruta les ruelles et crut y voir une pauvre femme en détresse. Il hésita. La perspective de la voir se faire dépecer n'étant pas pour lui déplaire. Il pourrait même, avec un peu de chance, assister à sa mutation, à la fuite de son âme.

Le pégase, cet idiot, sembla partager cet engouement mais, lui, comptait vraisemblablement devenir acteur de cette transformation. Il se rua donc vers la donzelle en détresse. Hell, décontenancé, n'apprécia que modérément cet élan de fougue et tenta de reprendre le contrôle de la bête, rendue folle, sans doute, par des visions de festins d'un mauvais goût certain. Sans succès.

Le cheval poursuivait inexorablement sa descente vers cette pauvre dingue qui restait là immobile, pétrifiée. Hell, énervé, se mit debout sur l'équidé. Il avait toujours aimé les jeux de quilles. Tentant de garder l'équilibre, il essaya d'interpeller la demoiselle afin qu'elle se dégage du groupe d'affamés qui se jetait sur elle. Acculée, celle-ci ne put cependant faire aucun mouvement.

Hell visa donc, et décapita son éphémère moyen de transport. Sa chute se fit plus rapide mais sa pénétration dans l'air était parfaite. Il allait faire un beau carton. Au dernier moment, avant l'impact sur le sol, il sauta de son embarcation qui fauchant quelques zombies de ci, de là, termina sa course ensanglantée aux pieds de la dame.

- Tadaaaaa lança Hell en dérapant sur le sol poussiéreux

Observant du coin de l’œil la petite nouvelle, il explosa quelques têtes. Pour la forme.

Les ongles si proches de son visage ne palpaient que brumes. Cassiopée dissipait son être en épaississant l’air qui la cernait. Elle s’apprêtait à glisser pour échapper à la griffe, quand le ciel se déchaina.
Il roula sur les corps dans une explosion qui dispersa les membres et les chairs en une déflagration sonore. Une tête de cheval putréfiée s’abattit aux pieds de Cassiopée et l’éclaboussa d’un sang noirâtre et épais.

Le même homme, aux aspects diaboliques, qu’elle avait croisé devant chez Tobine était à ses côtés et coupait des têtes à tour de bras.

Chaque coup de hache taillait dans une chair putride qui suintait d’un liquide plus vert que pourpre. Les cadavres s’amoncelaient entre Cassiopée et l’acharné qui luttait contre le flot sans cesse croissant de zombies qui sortaient des marges. Mais rien ne semblait arrêter le plaisir que le diable d’homme prenait à trancher dans la substance visqueuse qui libérait de grandes gerbes de sang avarié.

Le tas des victimes de l’arme infernale montait devant Cassiopée qui recevait les dépouilles comme autant de présents.

Elle avait l’impression d’avoir atterri dans un enfer morbide dont elle était la spectatrice complètement décalée

Le petite ne pipait mot. Elle ne bougeait pas. Sans doute n'avait elle pas saisi que la mort souhaitait entamer avec elle une danse morbide. Hell s'en foutait. Lui, il coupait des têtes. Mais vivait l'Enfer. Au fil des minutes, les corps sans vie des zombies formèrent un petit monticule. Une petite bute de rien du tout. Juste de quoi parader en y plantant un drapeau. Cependant, leur flot ne cessait de croître. L'Hydre de Lerne mais en version intégrale. La vérité c'était que Hell craignait de reculer, de peur de ne plus pouvoir s'amuser. "Toute sortie est définitive" qu'ils disaient. Ce n'était pour lui qu'un jeu, distraction sommaire et puérile.

La donzelle ne semblait pas non plus décidée à fuir. Et, un instant, le combat lui parut être la meilleure des solutions envisageables. Un tempérament qui plut à Hell. Avant qu'il ne se ravise. Un bâton sur le sol, un zombie, raté. Une pierre, vise la tête bon sang, loupé. Boulet. Une tactique pour se dissimuler ou la pire des empruntées, Hell hésitait encore. Comme un encouragement, car il était grand seigneur, il consentit à lui adresser quelques doux mots :

- Autant pisser dans un violon hein.

Nul ne saurait jamais comment, mais dans la magie de cet instant de communion et de partage, apparu... un plumeau.

- Qu'est-ce que tu veux qu'on foute de ça, bordel ? C'est une blague. Vas-y chatouille les, je sais pas. Au fait, moi c'est Hell. Hell pour les intimes et aussi pour les débiles.

Clin d'oeil ravageur, moqueur. Dans la torpeur du moment, les zombies semblaient s'être multipliés. D'un petit groupe, ce fut une horde. Une armée. Plus qu'une petit vagounette, un tsunami. Acculés mais combatifs, Hell et, l'Autre, tentaient tant bien que mal de canaliser les sanguinaires assauts des morts-vivants. En vain. Sous la contrainte, il ne fallait pas moins que ça, notre héros... et l'Autre, du coup, reculaient. La mort n'était pas loin. Ils seraient barrés par les frontières de Wilwarin. Funeste destin. En bas, la mer. L'eau ça mouille et le sel, ça pique.

Le temps de reprendre ses esprits et Cassiopée fut submergée par une foule avide de chair fraiche. La foule ne venait pas seule. Elle était accompagnée d’un Vent sordide qui lui léchait les épaules en laissant des traces qui crochaient dans sa peau comme des grappins. Sous ce vent qui lui faisait ployer l’âme, elle était incapable d’utiliser la magie dont elle était faite. Rien n’était visible, mais tous ses gestes pour invoquer les étoiles se transformaient en farces cyniques qui pouvaient la mener vers la mort si elle ne réussissait pas à s’échapper de cet enfer.

A ses côtés, le colosse qui tranchait les zombies à tour de bras faisait office de bouclier vivant. Sa hache s’abattait sans interruption et la protégeait de ses pires assaillants.
Un zombie plus présomptueux que les autres s’accrocha à ses cheveux. Elle avait beau invoquer Epoé, aucune arme n’apparaissait en ses mains. Elle usa de toute sa force musculaire pour lui tordre le cou, mais les yeux exorbités semblaient ne pas en souffrir. Elle se vrilla sur elle-même avec toute la souplesse qui lui offrait un corps finement huilé et réussit à se dégager juste à temps pour que son compagnon assène au monstre venu d’outre tombe un coup qui lui éclata la cervelle. Au même moment, deux autres zombies se jetèrent sur elle. Elle n’eut que le temps de bloquer la main qui s’apprêtait à la trancher avec un couperet rouillé où le sang vieilli avait coagulé en masses sombres. La force de la Dame des Etoiles était décuplée par la peur que lui inspirait l’absence de magie. Toute sa concentration n’était qu’un effort pour chasser ou dépasser le Vent qui l’avait harponnée.

Luttant avec tout ce qui lui restait de rage et de haine, elle parvenait à repousser tant bien que mal les assauts répétés des zombies qui parvenaient à franchir le premier barrage formé par Hell.
Elle se calait derrière lui et collait son dos mince au dos large et musculeux du barbare.

Cependant, les zombies étaient de plus en plus nombreux. Et bientôt, ils durent reculer vers les marges de Wilwarin. Semblant venir de nulle part, les zombies formèrent bientôt une grappe compacte dont le noyau formé par Hell et Cassiopée n’était que combat sanglant pour la vie. La grappe grouillait et se déplaçait sous la force d’un Vent innommable toujours plus près des marges sans que les combattants en soient conscients.
Il suffit d’une rafale pour que la grappe fut happée et emportée vers le vide. Sous Wilwarin, à des milliers de mètres de là : la mer.

A des milliers de mètres : la mer. Dans les rafales de vent les vagues montaient comme des cyclones et au dedans l'orage grondait , bas et terrible. Cétait comme si dans l'espace, en un lieu précis une force inimaginable s'agitait et remuait l'atmosphère. Des deux corps qui tombaient, ce n'était que fétus de paille ballotés par le vent et ses lubies. Parfois dans le tumulte on discernait comme un regard qui les scrutait, la pupille à demi close - comme si un dieu ensommeillé percevait dans l'élan de son corps impalpable la lueur de deux vie tomber à travers sa chair et qu'il s'en alertait à peine. Jusqu'à ce qu'une voix profonde, jaillissante de l'ombre du monde, leur murmure dans leur esprit :

" A la chute, la chute mortelle, nous sommes nés. Tel des petits enfants brisés, les mains ridées, les mains cassées par l'effort, nous sommes nés. Déjà vieux, puis déjà morts. Et nos yeux vides cherchaient la vie, et nos chairs sans essence cherchaient l'essence. Nous avions faim, grand faim, et notre mère n'était nulle part. Chaque chose est un petit néant. Et nous nous sommes un grand Néant. A la chute, la chute mortelle, nous sommes nés. "

La voix semblait s'étouffer lentement tandis que les corps continuaient de chuter, et au moment ou ils devaient frapper la surface de la mer de plein fouet, un trou comme un vortex sombre s'ouvrit à eux et la voix reprit plus forte :

" Nous sommes tombés nous aussi d'un étrange trou vers l'au-delà. Nous sommes tombés ici, dans une petite chaumière d'eau. Nous sommes tombés".

Et l’œil sombre du vortex les emporta tandis que la mer refermait sa plaie d'une trombe d'eau. Au ciel, les nuages étendus se délitèrent doucement avant d'aller se balader, gais et blancs comme la pureté des aubes qui rayonnent dans le cœur des hommes insouciants.

Elle luttait avec toute sa rage de vivre. Elle se battait contre les assauts des morts sans pouvoir vaincre les corps qui l’étranglaient et les ongles qui lui crevaient les yeux.
Elle n’y voyait plus rien, mais elle succombait sous les coups frappés avec la vigueur du tourment. Elle sentait son corps ballotés et tentait de s’accrocher aux Vents. Mais rien n’arrêtait sa descente, rien ne freinait le tourbillon qui l’entrainait toujours plus vite, plus fort.
Jetée dans la mêlée de puissances véhémentes, elle sombrait et peu à peu son corps lâchait prise.
Dans la tempête qui la frappait en tout sens, Cassiopée retrouvait le Chaos originel. Un Chaos qui l’aveuglait, auquel elle ne pouvait résister, dans lequel elle n’avait pas de poids.
C’est une voix, en elle, qui la maintenait en vie, une voix qui la guidait dans sa chute vers l’au-delà. Une voix qui, mot à mot, lui permettait d’ordonner son essence, lui offrait un chemin à suivre auquel elle se raccrochait. La voix, comme une musique envoutante, la rendait saoule et ses pensées dansaient en valses folles tandis que son corps ébranlé ressentait une infinie faiblesse.

Portée par une main invisible qui l’avait arrachée aux âmes errantes, elle fut déposée sur un sol dur et froid. Elle dormait. Une petite mare d’eau se forma sous sa joue qui réchauffait la glace. Autour d’elle, un paysage fantomatique découpait les ombres blanches des blocs glacés sur lesquels la lumière venait s’éclater. Les lourdes jambes de Hell l’écrasait en partie, mais lui procurait la chaleur indispensable à sa survie.

L’homme commença à bouger le premier. Il grogna dans son demi-sommeil et Cassiopée ouvrit les yeux.
La première pensée que son mental lui envoya fut : Où suis-je ?