L'éducation de Sargas [Guerre des confréries]

Cassiopée était perplexe… Penchée sur le grimoire, elle ressassait un passage du livre qui l’avait arrêtée net dans sa lecture.

« C’est au temps où les essences prenaient forme que les dieux s’élevèrent, longues lignes harmoniques dans les confins du monde. Ils étaient des aspects du Néant, emprunts d’une source de pouvoir unique et infini qu’ils tiraient de leur origine. Ils animèrent de leur souffle le sang des hommes, comme une harmonie houleuse tressant son mouvement cyclique, en lui donnant son élan de vie. »

Sans savoir pourquoi, il lui semblait entendre Sanz lui parler de la Houle du Temps et de son mouvement infini.

Aujourd’hui, elle attendait Sargas, l’enfant parcourait seul les kilomètres qui séparaient les deux palais maintenant. Elle allait rarement sur le territoire de la confrérie lunaire.

Les premiers temps de l’éducation de l’enfant, elle avait fait le chemin pour venir lui offrir une part de son savoir afin qu’il soit digne des présents qui lui avaient été offerts à sa naissance.
Elle se rappelait encore le premier envol de Sargas lorsque Grendelor l’avait mené à elle le lendemain du jour où il lui avait dévoilé l’existence de la déesse des eaux. Il n’avait que deux ans à l’époque, mais elle se rappelait si bien la promenade qu’ils avaient fait dans le parc des mille essences. Ce jour là, Sargas l’avait fortement impressionné par sa précocité. Elle avait alors entamé son éducation qui se révélait chaque fois plus difficile.
L’enfant s’était révélé jour après jour plus performant mais son arrogance s’était également accentuée avec le temps qui passait.

Lors du premier vol, le garçon avait fait preuve d’une attention si grande qu’elle avait été tentée de mener son enseignement à un rythme plus rapide que celui que la raison lui conseillait de suivre. Pourtant, elle se félicitait d’avoir osé l’emmener plus loin que son âge ne l’autorisait, car il serait aujourd’hui en bien mauvaise position sans cet entrainement intensif qu’il avait suivi.
Un premier envol de dragon n’est pas chose aisé lorsqu’il s’agit de sa propre âme qui surgit. Pour tout être, la visualiser devant soi donne un sentiment de peur intense. Voir la monstruosité du dragon qui occupe les dessous de son âme est terrorisant.
Ce jour là, Sargas était resté bien droit, debout sur ses petites jambes, haut comme trois pommes.
Cassiopée, s’était agenouillée à ses cotés pour être à sa hauteur et se tenait derrière lui, les mains posées sur les épaules afin qu’il sente sa présence rassurante lorsque ses pensées seraient accaparées par l’éclosion de son âme.
Elle sentait sous ses paumes les grondements de la force qui envahissait l’enfant et qui ne demandait qu’à sortir.

-Lorsque tu sentiras qu’il commence à se détacher de toi. Appelle le bien fort par son nom. Il doit t’entendre et te reconnaître. Tu dois avoir un ton autoritaire, qu’il sache que tu en es le maître et qu’il n’est pas libre.
Vous devez vous insinuer en une Harmonie commune. Il ne doit pas te dépasser ou te gouverner. La force que tu mettras dans ce premier contact est primordiale pour la suite de vos relations.

L’enfant n’avait pas répondu mais Cassiopée avait senti sous ses doigts la crispation de ses muscles quand le dragon s’était détaché de lui et que l’ombre qui marquait son thorax avait laissé apparaître un dragon d’un noir sur lequel s’accrochaient les lumières violettes du soleil.
Aussitôt : l’enfant avait crié :

-Eve ! Vois qui je suis !!

Cassiopée se souvenait de ces mots prononcés comme un adulte aurait pu le faire par la bouche d’un bambin qui tenait à peine debout comme d’un choc brutal qui lui montrait les réalités des pouvoirs qui le gouvernaient.
C’est à ce moment qu’elle avait décidé que son enseignement suivrait l’intensité des forces qui occupaient l’enfant avant qu’elles ne le détruisent.

Eve était une magnifique petite dragonne et son corps encore jeune avait tout de suite réclamé de grands soins ainsi que de fortes portions de viande pour satisfaire son appétit insatiable. Son premier contact avec Sargas fut mémorable pour tous. Elle s’était jeté sur le petit corps de l’enfant et le picorait de son bec aiguisé par de brefs coups secs et précipités. Elle l’avait parsemé de petites piqures et Cassiopée aurait aimé se projeter vers lui pour l’arrêter, mais l’enfant riait si fort sous les chocs qu’elle n’osa pas s’interposer. Cependant, quand le garçon réussit à se remettre debout, son visage comme ses bras étaient piquetés de petites blessures sanguinolentes.

Il avait fallu trouver de quoi nourrir ce nouveau né rapidement car Eve poussait des cris hystériques et Sargas fut très vite dans tous ses états. Il courait dans tous les sens cherchant de l’aide dans sa quête de nourriture. Il lui apportait tout ce qu’il trouvait et Grendelor avait du s’opposer violemment quand il s’était précipité sur ses onguents pour les offrir à son dragon.

Pourtant, une fois repu, il s’allongea de tout son long s’abandonnant comme un bébé aux mains de l’enfant qui resta à le caresser, le couvant du regard pendant tout le temps de la sieste.

Il avait été plus difficile d’enjoindre l’enfant à intérioriser son dragon. Cassiopée se heurta à un refus catégorique de sa part et elle dut lui démontrer l’importance que revêtait cet acte lors du premier envol. Elle estimait, en effet, primordial que Sargas soit le maître du dragon et non l’inverse et une sortie trop longtemps prolongée pouvait donner à la seconde âme une force considérable.

Une fois que Sargas avait admis son rôle, il ne fut pourtant pas aisé de lui demander l’effort de concentration suffisant pour qu’il y parvienne. Son esprit s’échappait en tout sens, tant il était excité par ce qu’il venait de vivre.
Si bien qu’au bout d’un moment Cassiopée l’avait attrapé par les épaules :

-Sargas, entends moi ! Regarde-moi dans les yeux !

Leurs regards s’étaient affrontés avec une violence incontrôlée de la part de Sargas et voulue par Cassiopée. Mais le lien qui se créait dans cet affrontement mental faisait se ployer la volonté débridée de l’enfant de n’en faire qu’à sa tête.
Par le regard, Cassiopée s’insinua là où devait prendre place son dragon qui se dissipa soudain pour s’ancrer sur le corps de l’enfant sous la forme d’un grand tatouage.

Mais aujourd’hui, Sargas se faisait attendre. Comme il était rarement en retard aux rendez-vous, Cassiopée commençait à s’inquiéter.
C’est Issac qui la rassura en l’angoissant par d’autres voies :

-Sargas arrive. Il s’amuse avec Eve. Il poursuit les pleutres qui courent devant lui comme ils n’ont jamais couru.

C’est ainsi que Cassiopée décida de la leçon du jour.

Penché sur le long cou d'Eve, Sargas riait aux éclats en poursuivant quelques bergers. Chaque vol était une extase mais la découverte du pouvoir de peur était grisant. Malgré son jeune âge, la dragonne poussait des rugissements assourdissants et en rajoutait allégrement devant la bonne humeur de son maître. Enivrés par le vol, ni l'un ni l'autre ne virent le temps passer. Déjà partis tard suite à la nuit mouvementée aux Palais Lunaires, c'est l'estomac du jeune garçon qui les rappela à la réalité. Aussitôt, le sourire de Sargas s'évanouit et il murmura à l'oreille d'Eve.

Allons-y vite ou Cassiopée ne sera pas contente...

La jeune dragonne frissonna. Si la nymphe ne lui faisait pas peur, Issac, lui, l'impressionnait au plus haut point. Les puissants coups d'ailes les portèrent rapidement auprès de sa tante. Ils se posèrent dans un grand coup de vent et l'enfant d'une douzaine d'années sauta au sol, le visage de marbre. Il salua Issac d'un mouvement de la tête et embrassa la dame des étoiles avec affection malgré une certaine froideur.

Eve et Sargas avait à peine atterri que Cassiopée les renvoya dans les airs afin de pouvoir contempler la beauté et l’élégance de leur essor.

Sargas était assez fier de lui. Eve avait été foudroyante, comme il l’aimait. Elle avait dû laisser des souvenirs cuisants aux paysans qu’elle les avait pris en chasse, plongeant sur eux comme sur des proies à dévorer. Ils courraient en tous sens en poussant des cris qui déchiraient les tympans. Le jeu avait été très agréable. Eve redressait au dernier moment sa direction, obligeant les hommes à se jeter à plat ventre dans la boue.
Mais à présent, ils avaient ralenti leur vol, goûtant au plaisir de contempler les sommets d’Echoriath au dessus des nuages encore baignés d’aurore.

Tout à coup, l’air se vrilla dans son environnement proche, et sans pouvoir déceler la provenance de la perturbation, Eve confirma :

-Issac….

L’immense dragon bleu nuit apparut brutalement à leurs côtés.

Pressée par l’air qui la portait de plus en plus vite, Eve adapta son allure à celle d’Issac qui allongea son cou puissant, luisant sous les feux du soleil. Il accentua encore sa vitesse créant autour de lui un champ de force considérable qu’Eve, de bien plus petite taille avait du mal à suivre.

Soudain, Issac entraîna Eve et Sargas dans une course où les vents se mirent à souffler de longues et sinistres mélopées et s’élevèrent ainsi que des tornades.
Sargas s’accrochant au cou d’Eve, l’étreignait de toutes ses forces, conscient que sa vie dépendait de la puissance de son étreinte. L’air déplaçait de tels courants qu’il était impossible à la dragonne de maîtriser sa direction et elle partit en vrille, perçant les couches de nuages, elle descendait à une vitesse folle vers la vallée. Issac, à ses cotés semblait prendre un plaisir immense à la pourchasser, la forçant à conserver sa forme dragonne pour protéger Sargas.

L’herbe verte des prairies de pâture se rapprochaient si vite qu’Eve vint s’écraser sur le sol, creusant un large sillon dans la moitié du champ. Issac redressa sagement sa course, en sifflant dans l’air.
Il fallut un peu de temps à Eve pour reprendre ses esprits et à Sargas pour arrêter de trembler. Leur chute avait été amortie par la masse venteuse que Cassiopée avait déplacée à leur intention afin que le tour que leur jouait Issac ne s’achève pas par un drame.
Lorsque Sargas enfourcha à nouveau Eve pour atteindre les monts de l’Orgueil, son regard rougeoyait et son visage était sombre.
Cassiopée l’attendait avec Issac.

- J’espère Sargas, que tu auras compris la leçon du jour. Elle donnera sans doute à ta Fierté sa part d’Honneur que tu avais oubliée.
Pour achever cette épreuve dont il ne te sera pas aisé de comprendre tous les atouts je veux te citer les mots de l’être-poète Phlaurian : « et tu comprendras que la douleur est la couleur du monde, qu'elle donne aux dunes leurs reflets iridescents... que le sang, et la poussière, sont faits pour se mêler, et que l'homme est autant terre que morsure de vent... »
Vous pouvez aller vous reposer. Un lit a été installé pour toi Sargas. Repose-toi et réfléchis bien.

L'éducation de Sargas [Guerre des confréries] Cyncopy

Devant son lit, une ombre lisait tranquillement qui attendait l'arrivée du jeune Prince. Tournant les pages lentement, il semblait absorbé par de profondes réflexions jusqu'à entendre le vol régulier d'Ève. Son grimoire se referma doucement alors que le mouvement bref de Sargas le fit arriver au sol dans un léger nuage de poussière. Pressentant l'étranger sa lame eut tôt fait de jaillir et de courir après sa gorge. Seulement son corpss' immobilisa brusquement dans une fièvre glacée.

Bonjour Sargas.

La voix de Cyn était rauque et fatiguée.

On m'a dit que je te trouverai ici après ta leçon. J'ai donc attendu un peu. J'ai bien fait.

Il fit une pause, s'approcha de l'enfant et frôla de sa main droite le visage de l'Enfant.

Plus tu vas vouloir résister, plus le froid va augmenter, plus tes membres vont s'atrophier. Téméraire... Qui saute sans se demander s'il peut marcher. Je suis ton nouveau précepteur. J'ai pour charge ton éducation avec un vieil ami qui ne tardera pas de venir. Mais avant cela, j'aurai voulu savoir comment pouvais tu ressentir ce qu'il y avait au dedans de toi.. Alors nous allons descendre lentement dans l'infini froid et quand tu n'en pourras plus ton instinct de survie va exulter le monstre qui est en toi, et nous comprendrons peut être ce qui te domine... . Ce sera ta première leçon.

Les commissures des lèvres de l'enfant se marquèrent d'une grimace. Il acceptait la règle, et entamait une lente résistance contre son sang qui se gelait. Cyn s'assit devant lui et rouvrit son ouvrage.

Ton aura est trop mal canalisée. C'est comme si un orage allait s'abattre sur les Palais. Tu devrais la calmer. Elle ne t'es d'aucune utilité, c'est en toi qu'il faut comprendre, pas au dehors.

*En moi... Fierté... Honneur...*

Les mots de ses éducateurs résonnaient en Sargas, faisant écho à des leçons passées. Reprenant doucement le contrôle de son énergie que l'outrecuidance de l'homme l'attendant dans sa chambre avait enflammée, le jeune garçon se calma, respirant lentement comme sa mère lui avait appris à le faire pour entrer en transe. Le froid qui le pénétrait lui faisait regretter de ne pas savoir maitriser le feu comme elle mais, par association, il en vint à tester quelque chose. Sa fougue n'avait d'égale que la couleur de ses cheveux et il n'était pas genre à laisser les choses se faire sans rien tenter. Essayant d'appeler la foudre malgré le froid qui engourdissait son corps et son esprit, Sargas sentit la pièce se charger d'ozone, sans plus d'effet. Sans Colère, il ne canalisait pas assez bien la magie qui coulait dans ses veines. Il faudrait vite qu'il poursuive ses leçons avec son père....

Sa peau bleuissait et son corps ne remuait plus. Concentré sur sa respiration, le garçon à la chevelure flamboyante maintenait encore ses fonctions essentielles grâce à la transe mais il savait qu'il ne tiendrait pas encore très longtemps, il n'avait pas l'endurance de Grendelor qui pouvait rester ainsi des heures pour Guérir. En son sein, il sentait Eve qui se débattait pour sortir le protéger. Mais il doutait que la réponse se trouva dans la dragonne. Panique et Colère commençaient à poindre, faisant vaciller sa transe, laissant le froid pénétrer plus avant, au sein même de ses pensées. Abandonnant alors consciemment le contrôle, Sargas laissa la main à... autre chose que Cyn avait appelé le monstre en lui.

Tout dans le maintien de Sargas changea, subtilement. Droit, entouré d'une aura de dédain, l'être ne luttait pas contre le froid dévorant. Il n'en avait pas besoin, il était plus glacé que le Néant.

Un éclair de génie, la foudre de la guerre et l'illumination finale.

Dans un lieu encore inconnu, vêtu de blanc et d'un froid intense. Sargas face à lui même voyait une ombre se profiler devant lui. Une forme indistincte et noire dans ce monochrome immaculé de blanc.

"Dans le froid, il faut savoir faire place à la chaleur du corps afin de triompher. Avec elle tu survivras."

La voix venait de derrière, il l'avait déjà entendu, à un autre moment, à un autre lieu bien différent.

"Papa ?"

"La chaleur de ton âme, elle te permet de combattre de toutes tes forces, avec elle, aucun obstacle ne pourra te résister."

"C'est toi ?"

"La chaleur de ton esprit, elle te permet de résister mentalement face à ceux qui voudraient te contrôler. Avec elle, même les Dieux te craindront."

Sargas se retourna, mais au lieu de son père, une lumière humaine était présente, toute aussi indistincte que l'ombre. Un sentiment de frustration montait en lui.

"La chaleur de ton cœur, elle te permet d'apprécier et d'être apprécié par des alliés de valeur, avec elle, tu ne seras jamais seul."

"Mais ?"

"La chaleur de ta magie, te permettra des miracles au delà de ton imagination, avec elle, personne, même moi ne pourra comprendre la portée de tes actes."

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"Sargas, as-tu vraiment compris ce qu'est la chaleur en soi ?" Faisait Nichiren assis, pensif, au rebord de la falaise d'un rocher, perdu dans les alentours de Sûl-Nar. Il lui avait présenté ce qu'était la chaleur et la bonté en chacun.

"Je sens du chaud, quand je suis en colère et des choses se cassent ensuite." Répondit son fils, assis à côté de lui.

"Tu es encore jeune pour comprendre tout ça, mais un jour tu t'en rappelleras, tu arriveras à comprendre que ce que tu as en toi, pourra sauver plus de personnes que tu le crois, tu arriveras à créer et à aimer, mais aussi à protéger."

"Je veux protéger." Fit l'enfant en pensant directement à son père et sa mère.

"Ce que tu as en toi, moi aussi je l'ai, tout comme ta maman. Sa magie est en toi mais je peux te montrer comment faire pour faire attention avec ton pouvoir, c'est ce que tu as reçu de nous. Toi tu peux créer par ta magie, mais un jour viendra tu auras besoin de ta chaleur pour connaitre ton pouvoir. Tu sens l'air autour de toi ?"

"Oui je le sens."

"C'est ça qui te permettra de comprendre vraiment ce que tu peux faire, qui te permettra de ne pas casser ou détruire ce que tu veux protéger, mais de défendre ta famille, ou tes amis. Maintenant regarde."

Le père leva deux doigts et montra la foudre qui parcourait sa main faisant une lumière douce et chaude.

"Tu vois, fils, un jour tu pourras comprendre, contrôler et diriger ton pouvoir sans détruire, seulement protéger. Mais avant ça, je crois que maman a fait un bon gâteau, on y va, je suis sur qu'il sera délicieux."

"Ouiiiiiii !"

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Un flash qui s'éteint et un écho d'éveil.

Cyn soupira. Le froid qu'il fit endurer à l'enfant se dissipa brusquement tandis que son regard fixait la scène. Ses yeux s'enfoncèrent dans une lassitude sombre. Il avait pourtant demandé que son enseignement ne soit pas contraint de supporter des interventions à contre mesure quelles qu'elles soient. Mais son irritation la plus marquée venait de sa frustration. Par son fait, il avait failli entrapercevoir l'étrange hôte qui dormait tapi dans la conscience de l'Enfant. L'aura qu'il avait ressenti débordait d'une logique différente, moins humaine, moins évidente. Un léger frisson avait parcouru le corps de l'érudit au contact. Il ne tenait pas le mystère dans sa main mais il était désormais persuadé que l'intérêt qu'il portait à cet enfant n'était pas vain.

Claquant sèchement ses bottes sur le sol de la pièce, il ne lâcha quelque mots dans un murmure:

Nous en reparlerons, Sargas... .

Puis d'un pas rapide il descendit les escaliers de la grande Tour.

Dans l'immensité blanche de neige et de nuages que représentait l'arrivée au sommet d'Alkhazzar, seul un petit point brun mouvant faisait une tache de couleur qui attirait l'œil, et jurait affreusement avec la pureté ambiante. Chaudement emmitouflé pour se protéger du vent glacial, le primat des Enfants de l'Unique se frayait un chemin dans la neige qui recouvrait le grand escalier, peinant pour arriver avant la nuit au sommet, dans la relative chaleur du bâtiment qui abritait la Confrérie du Sang.

Si, comme toutes les Confréries, les Enfants de l’Unique étaient obligés de maintenir une présence sur le mont d’Alkhazzar, elle ne consistait la majorité du temps qu'en quelques Frères jurés et une poignée de serviteurs chargés d'entretenir boiseries et tentures, et surtout d'alimenter le feu pour éviter que la totalité ne gèle.

Les Enfants n'étaient pas dotés de moyens de transport aériens tels que dragons, pégases, tapis volants, aigles, téléportation et autres capacités particulières : la montée pure et dure était donc le seul moyen d'y accéder. Dure, dangereuse et longue, on comprenait facilement que les membres de la Confrérie préfèrent rester dans les plaines de Belthil.

A force d'obstination et d'efforts, De Vaanne perça enfin la couche nuageuse pour découvrir le majestueux sommet, miroitant sous les feux du soleil. De là où il était, il pouvait distinguer juste au dessus de lui le bâtiment du Sang et, plus loin sur le côté celui des Lunaires. Comparées à eux, les quelques pierres assemblées qui abritaient la députation des Enfants faisaient pâle figure mais heureusement, elles se trouvaient sur un autre flanc. Il ne restait plus qu'une heure de marche au maximum et, avec une vigueur renouvelée, le primat reprit sa route.
Il ne lui restait plus que quelques mètres à parcourir quand quelque chose attira son attention, une ombre mouvante qui semblait varier en taille et se déplacer. De Vaanne se frotta les yeux, persuadé d'avoir affaire à une illusion d'optique, mais l'ombre ne disparut pas. Mieux encore, elle se fixa juste devant lui et se mit à grossir, jusqu'à ce que d'une masse informe elle se transforme en une masse triple, celle centrale étant la plus grosse. Il la fixa quelques secondes et jura. Il se lança dans une course rendue malaisée à cause de la neige, changeant de direction à n'importe quel moment et variant sa vitesse, tandis que l'ombre grossissait encore. Cette fois, il n'y avait plus aucun doute sur ce qui la causait : un dragon, toutes ailes déployées, piquait vers le sol.

Au dernier moment, De Vaanne se jeta sur le côté et effectua quelques roulades, le dragon passant à l'endroit où il se tenait un instant plus tôt.

- Saletés de dragons, grogna le primat en fouillant dans son sac, celui-là va payer pour les autres.

Il en tira une des nouvelles arbalètes à répétition de Teclis et mit en joue le dragon, déjà haut dans le ciel en train de négocier un virage. Le dragon se stabilisa et reprit sa course droit vers lui. De Vaanne bloqua sa respiration et mit le doigt sur la gâchette, prêt à lâcher une pleine poignée de traits acérés. Soudain, venant du bâtiment, quelqu'un hurla.

- Ne tirez pas !

Surpris par le cri, le primat releva son arme au moment où son index se contractait, et la dizaine de carreaux fut éjectée sans danger vers le ciel. Il se tourna vers le bâtiment et vit Cyn sortir précipitamment et courir dans sa direction. Pendant ce temps, le dragon passait loin au dessus de sa tête, sans faire plus de geste hostile.

- Vous n’apprendrez donc jamais à faire preuve de retenue, primat ? J’aurais pourtant pensé que vous auriez remarqué que ce dragon n’était pas totalement en posture d’attaque !

- Pas totalement ? répliqua le primat interloqué. Navré de ne pas avoir prêté attention au moindre détail, mais celui-là me paraissait bien assez agressif.

- Primat, il est toujours passé trop haut, soupira Cyn.

- Cessez de jouer avec les mots. Il est passé assez bas pour m’emporter le crâne.

- C’est bien ce que je dis. Trop haut. Sans compter que celui que vous auriez pu, avec de la chance, abattre, est votre futur élève.

- Par l’Unique, grogna De Vaanne, c’est bien ma veine. Je manque de faire un carton sur le seul qui ne soit pas encore embrigadé jusqu’aux yeux. Je crains, mon vieux maître, ajouta-t-il, que vous ne soyez plus aussi strict qu’il y a quelques années. Pour une telle conduite, la répression aurait été… désagréable, au mieux.

- En vérité, j’ai dû remettre à jour ma liste des élèves difficiles. Je crains que vous soyez dorénavant largement battu. Allons, venez, il vous faut installer dans les quartiers, vous présenter à Sargas, et, surtout, empêcher le Sang de repeindre une salle avec ce qui se cache sous votre armure…

Une perle de sueur glissa sur le front de Cyn. A peine arrivé que le primat envoyait leur propre et faible existence vers les pentes rugueuses de l'exécution sommaire. Une seconde il réfléchit quelle mort serait la moins douloureuse, de l'écartèlement ou de la pendaison, avant de se concentrer sur ses pas tant il manquait une fois sur deux de trébucher dans la neige.

Il paraît, je dis bien, il paraît que vous seriez admis à titre d'exceptions, dans la cour du Sang et ce au vu de votre nomination en tant que précepteur de Sargas après de longues négociations entre les Lunaires et le Sang. Cependant, tout ceci s'étant passé en l'absence de leur Prince régnant, les probabilités pour que nous nous retrouvions dans les semaines qui viennent sur l'ordre du jour des prochaines mise à mort ne sont pas écartées ; en ce sens, je vous prierais, Primat, de ne faire AUCUN écart diplomatique ou de quel qu'autre nature que ce soit pouvant remettre en cause notre légitime présence. Je...

Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase, une aspérité rocheuse bloqua brusquement sa marche et il chuta brusquement. Se relevant en insultant discrètement le temps et la région, il héla les gardes pour qu'on les fasse rentrer dans la cour. Avisant Cassiopée qui allait à leur rencontre Cyn pointa un doigt vers le dragon qui continuait de les suivre dans le ciel

S'il pouvait daigner nous rejoindre afin que nous le présentions au Primat De Vaanne...

Sargas était reparti haut dans le ciel, l'esprit troublé. Les Réminiscences de son père et l'apparition de tous ces nouveaux précepteurs, tous plus étranges les uns que les autres, le laissaient pantois. Sa mère l'avait pourtant prévenu, mais malgré son intelligence, il avait bien du mal à comprendre comment tous ces êtres si différents et potentiellement ennemis pouvaient lui apporter quoi que ce soit. Bien sûr, il était avide de connaissances, mais il cherchait surtout à savoir qui il était et comment le rester malgré ses héritages contradictoires.

Eve planait à la limite du supportable pour un humain : l'air était rare et le froid mordant. Pourtant l'enfant n'y prêtait guère attention, tout à ses réflexions. Il savait aussi qu'il lui faudrait bientôt redescendre car il avait bien vu Cyn qui discutait avec l'homme sur lequel il s'était amusé. Cela ne laissait rien présager de bon. prenant de longues inspirations, Sargas invoqua la sérénité, le calme. Quand ses muscles se furent déliés, il demanda à Eve de le déposer dans la cours, devant l'entrée, à quelque distance des deux hommes.

La dragonne se posa tout en finesse, soulevant à peine la neige, veillant à ne pas souffler les deux hommes. D'un bond souple, Sargas sauta au bas de sa compagne, lui caressant doucement le museau avant qu'elle ne reprenne sa place sur son coeur. Vêtu d'une tenue de cuir plus faite pour le protéger du vent que du froid, le garçon s'inclina devant Cyn, ses longs cheveux rouge retenus par un lien balayant son épaule. Assez grand, fin, il semblait avoir une quinzaine d'années alors qu'il n'était né que quelques mois plus tôt. La couleur de ses yeux, la même que celle de ses cheveux, une couleur diabolique diraient certains, ainsi que la marque sur son front faisait que les gens se retournaient sur son passage.

Se tournant légèrement vers De Vaanne, il le salua de la tête avant de demander à Cyn d'une voix sereine où perçait une légère curiosité.

Un nouveau venu?

-Une idée de Cyn en effet….

Cassiopée avançait sa haute et fine silhouette vers les nouveaux venus, inspectant les changements qui s’étaient opérés chez Sargas. Il grandissait et forcissait comme si le bambin qu’il avait été quelques mois auparavant n’avait été que la gestation d’un adulte préformé.
C’était pourtant ses yeux qui attiraient le plus son regard, parce qu’au travers de leur feu, elle pouvait lire le brasier qui l’habitait.
Eve s’était magnifiquement développée elle aussi, son long cou gracile rougeoyait tout en diffusant des éclats dorés qui la faisait luire sous le soleil déjà haut dans le ciel.

Issac, Cassiopée le sentait, ne restait pas insensible aux beautés de son élégance flamboyante.
Elle la salua avec le respect qui lui était dû et l’amitié qui s’installait entre eux.

-Ainsi… Le primat des Enfants des Uniques considère l’éducation de Sargas comme suffisamment importante pour s’être livré à une ascension longue et difficile…

Un petit sourire s’était glissé au coin de ses lèvres alors qu’elle considérait le poids de son armure et imaginait son corps en sueur et éprouvé par la montée vers les Tours de l’Orgueil.

Votre entrée entre nos murs ne se fera pas, toutefois, sans une vérification de votre bonne foi.
J’ai le souvenir de combats pendant lesquels vous ne lésiniez pas à vous acharner sur le Sang.

Son visage se ferma à toute expression intérieure, déposant sur sa face un masque de froideur impassible.

Vous n’êtes pas le bienvenu, Primat. Les enfants de l’Unique n’apporteront pas la bonne parole entre nos murs.

Le froid mordant de sa voix n’avait d’égal que celui de la neige à leurs pieds.

- Je n'ai aucun doute à ce sujet, dame Cassiopée, et rassurez-vous, j'en ai autant à votre égard, répondit le Primat en s'inclinant .

Juste à côté, il sentit Cyn se raidir, prêt à tout pour éviter l'incident diplomatique.

- Allons, Cyn, n'ai-je donc pas droit à un peu de franchise, qui est d'usage entre... partenaires ? De toute façon, il serait insultant pour l'intelligence de Dame Cassiopée de nier l'évidence.

- La franchise ne doit pas se faire aux dépends d'une politesse dont vous semblez singulièrement dépourvu, Primat !

- Dépourvu, moi ? Serais-je donc à ce point un échec de votre éducation ? rétorqua De Vaanne dans un sourire.

Il se tourna vers Sargas.

- Bonjour, jeune homme. Je m’appelle De Vaanne, et je suis Primat des Enfants de l’Unique, dont la mauvaise réputation, la bêtise et la cruauté ont déjà dû t’être contées. Nous avons pourtant tous les deux un point commun : il y a déjà quelques années j'ai moi-même suivi les enseignements de Cyn le Givré, comme nous l'appelions. Et je dois dire que sa tendance à nous punir par congélation nous l'avait fait haïr, à l'époque. Depuis, je préfère de beaucoup les flammes à la glace...

Puis, s’adressant à Cassiopée :

- Ma Dame, maintenant que les présentations sont faites, je suis à vos ordres. Quelle sera donc la marche à suivre ?

Les Enfants de l'Unique sont toujours agréablement reçus dans nos palais tant qu'ils n'exigent rien sinon d'être correctement assaisonné par nos meilleurs sauces en vogues dans les cuisines du Sang.

La voix du Prince s'était doucement élevée. Il se trouvait derrière le Primate, son arme pointant dans son dos. Ses yeux fauves respiraient une inquiétante envie contenue par les personnes présentes dans la Cour. D'un geste net il raya l'armure de son vieil adversaire avant de s'approcher de Cyn. Sans montrer signe d'émotion il tendit sa main vers la joue de l'enfant comme pour éprouver sa chaleur. Il murmura alors :

Tu as encore beaucoup à apprendre, ne nous déçois pas, apprend vite...

Puis la retirant prestement il s'approcha de Cassiopée et lui murmura :

Si dans les dix minutes je n'ai pas un argument de taille pour justifier sa présence ici même ainsi que son acolyte " Cyn", qu'ils soient traînés dans les cachots pour servir de repas à Issac ce soir même.

Enfin son pas léger prit son envol vers la grande tour restaurée il y a peu.

Le Sang, comme un chemin d’ondes livrait à Cassiopée le mépris profond contenu dans les derniers mots proférés par Sanz.
Elle savait quelle était sa fonction et négligeait moins que jamais le rôle indéniable que le Sang lui octroyait. Elle protégeait. Elle protégeait au-delà des temps humains, elle protégeait du lointain futur vers lequel les guidait le destin aveugle qui cherchait à tout moment à se glisser parmi eux.
Elle savait que De Vaanne et Cyn étaient des clés nécessaires à la protection du Sang, et son confrère devait, par elle, sentir le rôle qui leur était octroyé.

-Cyn, votre poulain De Vaanne manque totalement de la courtoisie propre aux individus de noble sang, je compte impérativement sur vous pour lui rafraîchir les idées afin qu’il n’oublie jamais où il se trouve.

Cassiopée s’était adressé à Cyn sans douceur, le ton ordonnait et ne laissait aucune place à la discussion.

-Je pense, Cher Cyn, que vous avez bien noté que le Prince de Sang, comme moi-même, exigeons de vous une totale subordination pour tout ce qui concerne le respect au Sang.

Elle se tourna vers De Vaanne en l’observant de la tête aux pieds.

-Je suppose que vous si vous avez gardé un si lourd équipement dans la montée vers nos sommets c’est pour le retirer et le déposer à nos pieds avant de vous présenter à Sargas. N’espérez pas entrer dans nos murs ainsi armé, Primat.

De Vaanne se tourna vers Cyn et le fusilla littéralement du regard. Celui haussa les épaules l'air de dire que non, le père noël n'existait pas sur Ter Aelis, le tout sous l'œil moqueur de Cassiopée. Le primat s'inclina un instant et, prenant le bras de Cyn, dit.

- Un instant de conciliabule, si vous le permettez, ma Dame.

- Faites donc. Il ne tient qu'à vous de vous réchauffer auprès d'un bon feu, de toute façon.

Les deux hommes marchèrent quelques pas pour se retrouver hors de portée de voix, jusqu'à ce que le plus âgé, officiellement du moins, prenne la parole.

- Vous savez très bien qu'ils ne vous laisseront pas entrer avec le moindre armement. Vous risquez de tout faire capoter !

- Vous savez très bien, puisque vous me l'avez vous-même inculqué, que l'épée d'un primat est le symbole de sa charge, comme l'est la bague d'un Ministre. Si jamais je la leur laisse, qui me dit que je vais la retrouver, et dans quel état ? Cet artefact a une valeur inestimable !

- Et si vous mettiez un peu d'eau dans votre vin, pour notre bien commun ? Je me passerais très bien d'une promotion "amuse gueule pour dragons mal lunés".

- Vous, de la conciliation, alors que vous étiez plus implacable qu'une tempête de neige, lorsqu'il s'agissait de punir les élèves, j'ai peine à y croire.

- J'étais alors seul maître à bord, et omnipotent. Ici, nous ne faisons pas le poids. Ecoutez, ajouta Cyn en tendant la main. Donnez moi votre épée, elle restera dans ma chambre, à l'écart de vous et d'eux.

Pour toute réponse, De Vaanne lui jeta un regard assassin et revint vers Cassiopée.

- Ma Dame, je suis disposé à entrer dans votre palais sans armes, et prêt à vous les confier, hormis une, ma Zweihänder. Je la confierai à Cyn, qui la tiendra éloignée de moi et qui en prendra soin. Ni sa carrure, ni son entraînement ne sont celui d'un combattant, ce qui le rend inoffensif, vu le poids de mon arme. Cela vous convient-il ?

Cassiopée réfléchissait à justesse de considérer Cyn comme un allié dans la place. Elle n’était pas totalement convaincue que cet homme, autrefois totalement lié aux Enfants de l’Unique et qui avait gardé suffisamment de puissance pour convaincre le Primat en personne de se présenter sans arme devant le Sang soit le réceptacle idéal des armes du représentant de l’Unique.
Pourtant, il était aussi un envoyé du Sang, le message était clair. Le destin aveugle les emportait encore…

- Je ne connais rien de la carrure de Cyn et je ne néglige en rien sa puissance latente, tout comme je ne connais rien de votre carrure si bien camouflée sous votre armure qui encombre notre environnement. Pourtant, j’accepte vos conditions et je recevrai vos armes qui seront remises en lieu sûr.

Cassiopée détailla le Primat du haut en bas et ajouta un sourire aux lèvres :

-Votre armure est considérée comme une arme. Je vais donc enfin découvrir votre tournure Primat.

Ceci dit, elle s’avança et la lourde porte qui marquait l’entrée du castelet s’ouvrit d’elle-même.

-Vous pouvez laisser ici vos armes, Feyr’ Vann les mettra à l’abri de tout regard et concupiscence.

Un elfe de haute taille venait à leur rencontre. Il était d’une beauté sans nom et la puissance dessinait chacun de ses traits.

- L'armure aussi ? Décidément, avec la paranoïa, vous êtes en position pour faire un petit chelem sur la liste des afflictions mentales, grommela De Vaanne. Du moins, mon effeuillage va-t-il attendre que je me mette près d'un feu, si cela n'est pas un effet de votre bonté...

Cassiopée hocha la tête, avant d'ajouter d'une voix moqueuse

- Et que nous manque-t-il pour atteindre le grand chelem ?

- La zoophilie j'espère, répondit De Vaanne sans regarder son interlocutrice. Voyons voir : arbalète, dague de combat, dague spéciale, attention avec celle-là, elfe, lames de lancer, couteaux de cuisine... Je crois que tout y est.

Cyn avait bondi à la fort peu subtile provocation du Primat, mais Cassiopée semblait n'avoir même pas entendu. Elle regardait d'un air vaguement intéressé le tas impressionnant d'armement qui s'était formé dans la neige. De Vaanne l'enjamba pour passer sur le pas de la porte, se coupant ainsi du vent qui soufflait avec violence.

- Passons maintenant à la suite. Cyn, s'il vous plait, un peu d'aide avec les sangles.

Quelques minutes plus tard, les différentes pièces d'armure étaient soigneusement étalées à ses pieds avec le gambison correspondant, le casque soigneusement calé au creux de son bras. Vêtu simplement d'une tunique de lin rouge et de bottes repêchées dans son sac, il paraissait à la fois beaucoup plus grand, et beaucoup plus mince.

- Madame, la vue vous plait-elle ?

Feyr’Vann ne broncha pas d’un cil tandis que le primat empilait les pièces de son armure entre ses bras.
Il se tenait imperturbable, gardant la mine grave auprès de l’envoyé de la Confrérie de l’Unique. Pourtant, Cassiopée savait qu’au moindre geste malencontreux de De Vaanne pouvant évoquer une quelconque agression, l’assaillant se serait retrouvé percé d’un trait semblant venir de nulle part en plein cœur. La vitesse d’exécution de l’Elfe avait toujours laissé médusée la Dame protectrice du Sang et le sachant à ses côtés, elle se savait sous grande protection.

Sargas s’était négligemment installé sur les contreforts intérieurs de la grande porte d’entrée et contemplait d’un œil malicieux le spectacle donné par son futur professeur. Il n’était pas donné à tous les élèves de profiter ainsi de la vue d’un homme lourdement bardé de métal doré se transformer un simple humain aux jambes presque gringalettes en comparaison de la masse impressionnante de ferraille jaune qui s’entassait auprès de lui.

- Cher Primat, la vision de votre corps me permet de m’étonner de ne pas constater une quelconque malformation sur votre face. Vous circulez toujours si lourdement vêtu que je vous pensais marqué d’une anomalie que vous souhaitiez cacher.
Vous devriez nous faire plus souvent profiter de votre vrai corpulence, nous finirions peut-être par nous y habituer…

Comme De Vaanne s’impatientait, Cassiopée prit le temps de l’observer avec minutie. Elle ne voulait pas laisser son jeune protégé entre les mains d’un homme qui était déjà fort dangereux par sa propre présence, mais qui aurait pu l’être bien plus armé.

Alors qu’elle le jugeait apte à passer le pas, surgit devant eux, une femme sublime qui tenait entre ses mains un manteau de velours rouge pourpre aux armes des Sang. Sans mot, elle le remit à De Vaanne qui frissonnait sous les courants d’air froid qui pénétrait dans le Castelet.
Il le prit du bout des doigts, regardant avec mépris et dégout le dragon enlaçant une grande croix. Il sembla prêt à le jeter au sol, mais dut se reprendre car il finit par l’enfiler pour profiter de sa douce chaleur.

-Je voudrais, avant toute rencontre en tête à tête avec Sargas, vous entretenir en particulier cher Primat. Je vous convie donc à prendre une collation qui vous réchauffera près d’un bon feu.

Elle prit alors la tête d’une petite procession dont De Vaanne était le centre. Cyn et Sargas l’encadrait de leur haute silhouette, escortés par Fey’Vann chargé de son lourd paquetage et la femme qui les suivit sans dire un mot.

- Ainsi soit-il, répondit De Vaanne au dos de la protectrice du Sang qui menait déjà la voie. Même si je doute que mon libre arbitre soit limité à autre chose que la plus pure manifestation du Néant, ajouta-t-il sotto voce.

Cyn, qui entendit la fin de la tirade, le foudroya du regard, avant de hausser les épaules comme pour signifier au Primat que de toute façon, c'était sa propre peau qu'il mettait en jeu. Celui-ci fit de même en réponse, ce qui amena un grognement incrédule désespéré de son interlocuteur. Sargas, situé non loin, sourit en observant les deux hommes qui semblaient renouer avec une pièce familière trop longtemps abandonnée.

La petite procession arriva dans une énorme salle qui aurait facilement pu contenir des dizaines de tables et des centaines de convives. pourtant, seule une était dressée, proche de la monumentale chemindée gravée à l'éternelle gloire du Sang. Malgré le feu qui ronflait, l'air était froid car en plus d'être haute de plafond, cette salle à manger faisait peu de cas des habituelles tentures posées sur les murs pour abriter du vent, et les avait plutôt remplacées par des vitraux magnifiquement exécutés. Une telle débauche de richesse et de puissance avait tout pour impressionner le visiteur, mais, et de Vaanne en apprécia d'autant plus le manteau, elle avait été élaborée sans jamais penser à la plus minimale notion de confort.
Trois couverts avaient été placés : au haut bout s'installa Cassiopée, qui fit signe à De Vaanne de prendre la place opposée. Au milieu s'assit Cyn, qui jouerait ainsi le rôle de médiateur ou d'agneau sacrificiel, selon l'humeur du moment. Sargas, quant à lui, fut rapidement emmené hors de la salle par les serviteurs qui en avaient apparemment la garde. Sans doute devait-il encore assister à une leçon sur l'histoire et l'honneur du Sang.

A peine les convives s'étaient-ils assis que l'elfe et la femme apportèrent le plat, un potage dont l'odeur exquise embauma immédiatement la totalité de la grande salle. Après avoir poliment goûté, et décidé qu'il ne remettrait plus les pieds à l'hôtel d'Alkhazzar tant que le cuisinier n'aurait pas fait un effort pour s'inspirer des standards culinaires qui régnaient ici, c'est à dire sur le même mont, De Vaanne décida d'en finir avec les simagrées.

- Ma Dame, votre accueil est digne des plus grandes tables, mais je doute que vous m'ayez invité ici pour le seul plaisir de ma compagnie. Quel doit être le sujet de ce conciliabule ? A quelle autre condition devrai-je me plier ?

Cassiopée ne quittait pas des yeux le Primat des Enfants de l’Unique. L’homme semblait presque maigrelet sans son énorme armure mais il gardait sa prestance méprisante qu’elle percevait à travers le métal.
Elle le sentait pourtant mal à l’aise dans sa nudité relative en compagnie de ses ennemis jurés, cerné par le Sang et condamné à subir ce qui pour lui devaient être des vexations.

- Le sujet de ce conciliabule, mon cher De Vaanne, n’a d’autre but que de concilier vos velléités de domination des Terres et des Esprits à l’éducation que doit recevoir Sargas.
Vous comprendrez bien qu’en aucun cas, vous ne devez agir de manière à ne pas lui laisser son libre arbitre.
Sargas est amené à jouer un rôle prépondérant pour l’Avenir de nos terres et dans celui des hommes qui les peuplent. Seul la volonté de lui apporter le meilleur de nous tous me pousse à vous accepter dans nos murs. Vous n’êtes pas arrivé Primat de votre Confrérie sans posséder un savoir que Sargas doit connaître.
Cyn sera à même de faire le lien entre l’Unique et le Sang pour que vous ne saccagiez pas tous les efforts qu’il fournit afin de devenir celui que l’on convoite.

Elle fit une longue pause, durant laquelle elle scruta le regard de l’homme à qui elle faisait face :

-Une question, pourtant me préoccupe.
Pour quelle raison avez-vous accepté de participer à l’Education d’un enfant marqué par le Sang ?

Tout en formulant sa question, elle pensa à son filleul dont la taille et la carrure n’avaient déjà plus les apparences du jeune enfant qu’il aurait dû être.

De Vaanne attendit quelques instants avant de répondre, pour passer doucement sa serviette sur ses lèvres. Malgré l'audience qui lui était clairement hostile à l'exceptions potentielle de Cyn, sa voix était claire et ne vacillait pas.

- Madame, vous avez une bien piètre opinion des serviteurs de l'Unique, je le crains. En vérité, nous n'inculquons pas tant que nous ne révélons la grandeur et le Dessein de l'Unique aux personnes qui viennent à nous pour une éducation. Je serais bien indigne de mon maître Cyn si je devais recourir à la force pour faire entrevoir ce qui est et ce qui doit être. Lui ne l'a bien utilisée que pour me faire tenir en place, ajouta le primat d'un ton melliflu en coulant un regard vers Cyn qui fit semblant de rien.
La guerre, la violence et les bûchers, qui sont le pain quotidien de l'inquisiteur, sa raison d'être, sont en réalité envers les humains un constat d'échec. L'Unique aime tous les hommes, même ceux qui se détournent de lui par ignorance. Cette même ignorance peut être combattue pour la révélation de la vérité. L'homme ne se damne vraiment que s'il continue à douter après l'avoir entrevue. C'est pour cela que nous-mêmes, inquisiteurs et répurgateurs, sommes à la fois bénis et perdus. Bénis, car nous extrayons le cancer de l'incroyance de l'âme de l'humanité, et maudits, car cela nous conduit à prendre des mesures envers des hommes, fondamentalement nos frères.

Rassurez-vous, dame Cassiopée, Sargas gardera en toutes choses son libre arbitre. je ne suis ici que parce que cet enfant est d'évidence voué à un grand destin. Il serait criminel de ne pas déployer tous les efforts possibles pour le remettre dans le droit chemin dont vous l'avez fait bifurquer. La marque du Sang peut être combattue, mais le premier pas doit venir de lui. S'il ne le fait pas, je compte m'opposer à lui, à vous, au Sang, de toutes mes forces et de toute mon âme. Je serai soutenu par l'Unique, et ne pourrai échouer.
En conséquence, si vous m'acceptez en tant que précepteur, et jusqu'à la fin de cette tâche, vous n'aurez à attendre aucune traîtrise de ma part.

Ayant fini de parler, De Vaanne s'attela à une tâche urgente et immensément nécessaire : finir son potage avant que son refroidissement n'en gâte le goût.

-Vous parlez de droit chemin, Primat, comme si celui-ci était unique et ne permettait aucune perméabilité. Il n’est pas de chemin unique pour un être complet. En vous limitant à n’avancer qu’en une seule voie, vous résorbez l’individu à son minimum vital.

Cassiopée se tourna vers Cyn d’un air interrogateur.

-J’espère que ce n’est pas votre instructeur qui a ainsi formaté votre esprit… Mais qu’il s’est simplement adapté au votre. L’univers étriqué dont vous vous faites les garants est trop étroit pour notre monde où l’imaginaire règne en maître.

Comme De Vaanne s’appliquait à vider son assiette avec soin, Cassiopée attendit que sa tâche soit accomplie. Le silence s’installa alors, laissant sa masse pesante écraser les individus qui se faisaient face sans se regarder. Seuls claquaient encore les percussions des cuillères contre les assiettes, rythmant la scène d’une musique hachée.
Ce n’est que lorsque les derniers gestes cessèrent et que les regards se levèrent pour se croiser avec le plus grand sérieux mêlés d’hostilités déguisées que Cassiopée décida d’affronter la Puissance de l’Enfant qui était là.

- Cher Primat, vous avez fait l’effort d’entrer dans nos palais en acceptant les conditions indispensables à votre introduction. Je vous sais grée de cet effort, pourtant ceci ne pourrait être suffisant pour vous permettre de modeler Sargas à votre sauce.
L’Education de Sargas m’a été confiée totalement et je mesure l’énorme responsabilité qui m’incombe. Je ne prendrais face à vous aucun risque. Aussi, j’attends de vous une preuve tangible de votre volonté de ne pas nuire au Sang.

Le Primat s’agita sur sa chaise et gronda intérieurement avec tant de force que La Dame des Etoiles sentit l’air vibrer sous sa fronde. Mais elle poursuivit avec un calme imperturbable.

- Vous n’êtes pas sans savoir que la Confrérie de l’Effronterie Lunaire a fomenté des actes que tout Dieu ne pourrait que fustiger. En tentant d’assassiner notre prince régnant, elle a mis en danger Ter Aelis toute entière. Si nous n’agissons pas, le feu et les flammes rayeront toutes les confréries et la guerre régnera sur nos terres. Et vous serez responsable de n’avoir pas su protéger le Vivant.

A ces mots, De Vaanne s’était redressé en frappant l’immense table de ses deux poings sur lesquels il s’appuya avec force pour darder tout son corps avec animosité vers la Haute Dame qui le défiait d’une si hautaine façon.

Chez De Vaanne, la colère avait pris le pas sur la réflexion, à l'annonce d'une demande aussi grossièrement exagérée. Demander l'aide militaires des Enfants pour un conflit privé ? Cela tournait au ridicule !
Cela ne dura cependant qu'un temps, celui de faire vibrer à l'unisson toute la vaisselle posée sur la table monumentale. Les poings à peine rougis par le choc, il fit une chose à laquelle même Cyn ne s'attendait pas : après avoir réfléchi quelques instants, il explosa de rire.
Les autres convives assistèrent, stupéfaits, à ce changement détat d'esprit. ils attendirent, le temps que De Vaanne, encore agité de hoquets, s'essuie les yeux avec sa serviette.

- Veuillez m'excuser, dame Cassiopée, mais ce genre de déclaration à l'emporte-pièces ne risque pas de remporter mes suffrages. Je ne vois pas en quoi la mort de votre Prince Régnant mettrait en danger Ter Aelis. Bien au contraire, de mon point de vue, son décès, brutal si possible, serait une bénédiction. Il est, tout comme vous et la plupart des présents ici, des allanthropes. Fondamentalement, nous ne pouvons pas coopérer.
Je comprends bien que vous souhaitez utiliser les Enfants pour sécuriser des avantages contre les Lunaires, mais la protection du Vivant n'est pas un argument. Que Sanz meure, que les Lunaires gagnent en puissance, ils nous auront toujours sur leur chemin.
Que les flammes viennent, nous savons combattre le feu par le feu !

Il s'interrompit un instant afin de se rasseoir.

- Cessons un instant le grand débat d'idées. je ne suis pas certain que commettre potentiellement des milliers d'hommes pour vous aider vaille ce que vous offrez en contrepartie. Réduire en cendres les Lunaires serait effectivement un objectif de rempli pour ma Commanderie, mais... expliquez moi d'abord une chose.

Son regard, dur et froid, se riva dans celui de Cassiopée.

- Vous êtes la tutrice de Sargas, et une des responsables du Sang. Ayez donc l'obligeance de m'expliquer pourquoi vous voulez réduire à néant l'organisation de sa mère.

Les murs auraient pu trembler s’ils avaient été sensibles à la colère. Mais le rire féroce qui s’empara du Primat De Vaanne ne secoua que la table et vient réveiller l’exacerbation de Cassiopée. Elle resta cependant stoïque sous l’affront de la moquerie alors ses yeux lançaient les flèches qu’elle retenait verbalement.

-Tenez-vous Primat. Ordonna-t-elle d’un ton tranchant. Il n’est pas temps de montrer votre dédain pour le Sang.

Puis, changeant de ton, elle poursuivit lentement pour que chaque mot se détache.

Je ne compte pas vous convaincre que la mort de Sanz est un Appel qui peut toucher la Nuit des Temps et ainsi réveiller des dieux que vous ne souhaitez pas voir revenir…
Mais je voudrais que vous regardiez la vérité en face. Vous vous faites les garants de l’honnêteté et de la foi. Or, la seule confrérie que vous attaquez par les armes est celle qui se bat pour les mêmes principes qui vous font combattre. Vous êtes tellement dans l’erreur que l’Unique lui-même doit arrêter votre bras lorsque vous commettez des sacrilèges.
Ne vous rappelez-vous pas les évènements du cimetière dont nous fûmes tous témoins ?
Ne gardez-vous pas le souvenir cuisant de cet instant qui vous fit reculer ?
Pourquoi croyez-vous que votre dieu n’ait pas voulu que vous exécutiez l’acte fatal ?
Pendant ce temps, vous laissez les effrontés lunaires corrompre tout Galvorn. Ils sèment dans la cité les semences de la rébellion et vivent de luxure, sans foi ni loi.
Si vous n’êtes pas capable de vous associer au Sang, parce que trop orgueilleux ou trop couard, soyez au moins apte à voir la débauche et les hérétiques pulluler sous vos yeux !
Mais si vous êtes plus sage que vous ne semblez le paraître, si votre renommée n’est pas que simple propagande mais résulte d’un minimum de savoir, sachez que le Sang peut être votre allié pour châtier les assassins qui se cachent derrière la frivolité des Lunaires. Et ceci peut vous rendre crédible pour prouver votre bonne foi dans l'éducation de Sargas.

Sur ces mots, Cassiopée se leva et gagna la cheminée dans laquelle crépitait un feu rougeoyant. Elle s’y réchauffa les mains tout en surveillant la réaction du Primat qui ne tarda pas à venir.