L'éducation de Sargas [Guerre des confréries]

Le sourire du Primat, un instant disparu, réapparut de plus belle, avec un côté carnassier qui n'existait pas jusqu'alors.

- En vérité, ma Dame, nous touchons là l'essence de notre désaccord. Vous avez l'orgueil de vous considérer comme les égaux des dieux, et il vous semble aller de soi qu'à l'égal des dieux nous devons nous conduire. Tel n'est pas le cas, loin de là. Bien au contraire, l'homme est éminemment imparfait et, lors de l'évènement auquel vous faites référence, je me suis senti profondément honoré que l'Unique daigne me dicter la marche à suivre, de façon à réaliser au mieux la marche vers son Grand Dessein. Même si je l'admets, j'ai d'abord ressenti une légère incompréhension mêlée d'irritation...
L'Unique, et c'est là le point important, nous est infiniment supérieur en plus d'être infiniment bon. Cela explique pourquoi il est de l'intérêt de tous les Hommes de se plier à son Dessein, et pourquoi, vous allanthropes à qui ce bénéfice est refusé, développez une certaine rancœur envers l'Unique...
Le début de votre tirade ne me satisfait donc pas. Plus encore, j'ai l'impression que cette, indignation vertueuse sert à masquer l'absence de réponse au fond de ma question : comment justifiez-vous le fait d'éduquer un enfant dont vous cherchez sans doute à tuer la mère ? Comment a-t-elle pu vous le confier ?

De Vaanne se rassit et, avec son couteau, fit tinter les différents verres qui se présentaient devant lui en prenant un air pensif. Des notes cristallines se firent entendre au dessus du brasero, formant, pour l'oreille entraînée, le début d'un chant de prières à l'Unique.

- Autant, donc, un tel tissu de contre-vérités m'insupporte, et témoigne d'une méconnaissance quasi-complète de la théologie de mon Culte, autant votre description de l'Effronterie Lunaire fait mouche. Oui, elle me frappe, car elle est vraie.

Un dernier tintement se maintint dans l'air.

- Enfants et Sang sont prêts à se battre en pleine lumière, pour le contrôle de cette terre. Mais cette lutte ferait les affaires de ceux qui rampent dans la fange... Leur simple existence nous est déjà dommageable. Oui, dame Cassiopée, nous avions l'intention de nous attaquer à eux. Nous pouvons donc arriver à un accord, et avancer la date de notre intervention. il serait d'abord quelques détails à régler, sur lesquels un peu de Raison aplanirait beaucoup de difficultés.
Mais d'abord, et avant tout... je veux récupérer Sharah'In !

D'un geste désinvolte, De Vaanne laissait sa main sonner le tocsin dans le silence qui suivit sa tirade, et Cassiopée le regardait faire en réfléchissant à ses propos.
Elle laissa le silence s'installer après les derniers mots du Primat sans sourciller ni ébaucher le moindre geste.

Le comportement dédaigneux et orgueilleux de l'Enfant qui se tenait devant elle, lui déplaisait fortement et en elle le Sang bouillonnait. Sans aucun doute, tous les hauts membres de la confrérie devaient éprouver les ressentiments qu'elle apprivoisait en elle-même. Un accord entre le Sang et l'Unique se ferait en ce jour ou le Primat s'en mordrait les doigts.

Une servante se glissa à ses côtés, sans un bruit, pour déposer une bûche qui grésilla dans la cheminée avant de relancer le feu de plus belle.

Quand Cassiopée récupéra son calme intérieur, elle fit face à De Vaanne en le regardant avec une moue mi réprobatrice, mi ironique.

-Primat, je vous trouve bien présomptueux de tenter d’éprouver de que la Confrérie du Sang est pour les dieux et je vois d’après vos propos, que vous êtes si loin de la réalité que vous tombez dans des préjugés qui vous écartent définitivement d’une compréhension.
Contrairement à vous, Primat, je ne considère pas les dieux et l’Unique ainsi que vous l’appelez, comme des puissances de bonté. Les dieux sont capables d’éprouver une haine féroce envers l’humain comme le non-humain et les épreuves subies par Sanz en sont des preuves irréfutables. Vous, comme nous, ne sommes que les vecteurs de leurs volontés, mais nos actes et ceux que vous choisirez aujourd’hui influenceront leurs choix.
Chacun de nos mots, de nos gestes sont des liens de causalité qui déterminent le destin et celui-ci change à tout instant.
Vous n’êtes, bien-sûr, pas sans savoir l’amitié intime qui m’unit à Grendelor. Nous sommes liées au point de savoir ce que ressent l’autre malgré l’éloignement. Grendelor n’a donc aucun problème pour savoir que lorsque j’ai promis de mener Sargas vers le destin qui est le sien elle pouvait avoir en moi une confiance totale. Grendelor a cependant muri une haine considérable envers mon Prince et l’a fait assassiner. Par cette faute, Sanz a perdu le lien charnel qui le retient au monde du Vivant. Grâce aux aides précieuses de Tàranis et de Cordelia Melicerte, qui est également membre de l’Effronterie Lunaire je vous le signale, Sanz a préservé cette accroche indispensable à l’humain qui retient encore les anciens dieux de s’opposer aux vôtres.
Si nous souhaitons attaquer les palais lunaires, ce n’est pas pour vous venger purement et simplement des atrocités commises par Grendelor, mais pour aller chercher la gardienne Fylgja. Il semble que seule, elle soit capable de tisser, sans même le savoir d’ailleurs, les liens susceptibles de ramener Sanz à son humanité. En attaquant leurs palais, nous nous réapproprions ce qui nous appartient en supprimant le pouvoir rampant des rats.
Quant à Sharah’In, nous ne sommes pas responsables de ses actes. C’est à vous de surveiller votre troupeau. Sharah’In m’apparaît comme un être libre de ses mouvements. Je n’ai rien d’autre à ajouter à son propos.

- Libre de ses mouvements, dites-vous ? Seule la politesse me retient de mourir de rire ! Elle n'avais pas l'air d'être libre la dernière fois que les Enfants l'ont vue, dans cet épisode du Cimetière ! Et depuis, et cela fait déjà des mois, pas une nouvelle. Ne me faites pas croire qu'elle aurait rejoint vos rangs de son plein gré, car je n'y prêterais pas une seconde attention.
Toutes vos grandiloquentes affirmations m'apparaissent comme des tissus de mensonge, surchargées d'appels à une magie surpuissante et je ne sais trop quoi encore. La seule chose qui m'apparait comme vraie, parce qu'elle n'est pas une histoire éhontée, ou alors extrêmement recherchée, trop pour l'esprit si rigide du Sang, est votre objectif premier, Fylgja. Vous drapez toujours Sanz, votre... Prince... d'une aura mystérieuse et dangereuse comme s'il était l'alpha et l'oméga du Sang et de l'Existence. Je ne le vois que comme une nuisance, particulièrement puissante et canulante, certes, mais une nuisance tout de même. Et, par définition, les nuisances finissent toujours sous ma botte.

Le Primat fit un geste énervé de la main et se leva de son siège.

- Passons cependant sur cette controverse qui trouvera bien un jour une résolution dans un bain de sang, de préférence le plus hérétique possible. Là n'est pas la question, en vérité : votre objectif m'apparait comme vaguement légitime, ce qui signifie par là qu'il fait quelque sens à mes yeux.
Considérons donc que mon aide vous est acquise. Du moins, et j'y reviens, sous une condition suspensive : Si Sharah'In est libre de ses mouvements, et vivante, je vous prierai de bien vouloir me mener à elle afin que je m'en assure de mes propres yeux.
Passée cette formalité à laquelle vous consentirez, bien entendu, nous pourrons nous rasseoir autour de cette table et discuter de détails de logistique et de date, ainsi qu'apposer nos paraphes sur un papier, à n'en pas douter en peau d'humain, qui officialisera notre accord et la fin des Lunaires.
Quant à ma hiérarchie, j'ai assez de crédits pour leur faire avaler le morceau, tant que vos demandes en termes de troupes ne sont pas démesurées.

Il se passa la main dans les cheveux et se gratta la tête en soupirant.

- il n'empêche, tout cela pour avoir le droit d'éduquer un enfant, fût-il promis aux plus hautes destinées... Si jeune, et déjà tant de sang sur sa tête...

Un feuillet glissé dans une chambre d'enfant.

Citation :: Prends garde jeune Sargas.

Si tu es de l'engeance des puissants dieux ou dragons, ton destin pourrait être entaché du Sang de tes pairs.

Ô combien cruelle serait la trahison de celui qui te donne le sein, cher enfant.

Et puisque les étoiles au zénith disent veiller sur toi, prends garde de ne jamais lâcher le firmament des yeux, car il est des astres qui savent se montrer bien lunatiques.

Le danger rôde et il a pris un visage bien amical; il se pourrait même que jusqu'à ta dernière heure, il veille ton berceau.

Cassiopée ne put s’empêcher de regarder aux pieds de De Vaanne quand celui-ci affirma que les nuisances telles que Sanz finissaient toujours sous sa botte et l’idée lui souleva le coin de la bouche dans un sourire éclipsé par le mépris qu’elle lui portait. Le Primat était aussi borné qu’il était incompétent dans sa lecture de l’Univers.
Pourtant, il accordait une alliance possible entre les Enfants de l’Unique et la Confrérie du Sang, c’est tout ce que Cassiopée attendait de lui.

-Vous vous inquiétez de votre alliée un peu tard cher ami. Sharah’In vaque depuis longtemps à ses propres activités. Nous l’avons invitée dans les murs des palais de l’Orgueil, elle est venue. Nous ne l’avons jamais retenue de force. De même, je suis dans l’incapacité de vous la présenter ici. Votre Enfant est maîtresse de ses actes quoique vous puissiez en penser.
Peut-être est-elle déjà entre vos murs. Qui sait ? Vous la retrouverez sans doute bientôt.

Votre aide nous est donc accordée. Et là est la seule raison de votre présence ici. Notre Prince régnant précisera lui-même les mouvements de troupes nécessaires pour ceinturer les Lunaires et mettre la main sur Fylgja.
Par cette alliance que nous effectuons, vous avez la possibilité de participer à l’éducation de Sargas.
Puisse-t-il être digne de la Confiance que j’ai en lui.
Puissiez-vous être suffisamment loyal dans les pactes que nous établissons ensemble.

Cassiopée se leva et fit signe à la femme qui se tenait dans un coin sombre de la pièce de s’avancer.

Je voudrais que Sargas vienne.

Il dormait, étendu de tout son long dans un lit de pourpre et son sourire candide éclairait son visage assombri par les symboles qui couvraient sa peau. Quand on gratta à la porte, enfin on crut entendre comme le passage discret d'une ombre. Ses yeux s'ouvrirent brusquement, laissant apparaître des pupilles fendues. Glissant un pied en dehors du lit, il temporisa avant de se lever d'un bond et attrapant ses dagues endormies au sol les accrocha à sa ceinture.

Quand il ouvrit la porta de sa chambre son regard accrocha un billet, Il se pencha pour le récupérer et quand il le lut, Sargas cessa de respirer. Son jeune visage resta impassible tandis que sa main qui tenait le bout de papier tremblait. Le glissant dans une de ses poches il héla une servante qui le pria aussitôt de rejoindre Cassiopée mais quand il demanda ou était le Prince, il n'eut qu'un vague reproche d'être trop lent et de se dépêcher ; on ne fait pas attendre les membres du Haut Conseil.

Quand il rejoignit le groupe, ses yeux accrochèrent ceux de la Dame aux étoiles. Il tendit le billet ramassé avant de se tourner vers l'Etranger. Sa moue dédaigneuse marqua un légers mépris avant de prendre la parole. Parole muette quand dans la cours le cri d'une chimère résonna violemment. Sur son dos, se tenait un Prince aux habits tachés de sang. Sur la peau de la bête, des longues blessures suintaient, laissant tomber au sol des filets vermeils.

Sanz descendit avec difficulté de sa monture avant de s'approcher du Primat. Jetant ce même regard que l'enfant avait jeté en arrivant vers De Vaanne, il ne se permit qu'un propos avant de s'enfoncer dans les Palais.

La prochaine fois, faites en sorte que vos tireurs cachés dans Galvorn évitent de me tirer dessus, ou je vais moi aussi m'amuser à brûler vos églises les unes après les autres.

- Comment ? Qu'ouïs-je ? Qu'entend-je ? s'écria De Vaanne en prenant un air théâtralement éberlué. Mes troupes seraient déjà positionnées dans Galvorn ? Quelle promptitude ! Quelle clairvoyance ! Quel sens stratégique de la part des généraux de l'Unique ! Investir la place forte ennemie avant même la demande de mobilisation ! Mais à quoi puis-je donc servir au milieu de tant de génies ? Je m'en vais raccrocher l'épée et me faire moine, et rendre ainsi inutile notre alliance !

Il croisa le regard de Cyn, chez qui une veine battait à la tempe, et il se calma.

- Pour être un instant sérieux, j'aimerais rappeler qu'attaquer les gens sans preuve de ce qu'on avance est la plus simple et la plus rapide des manière pour être ridicule. les Lunaires contrôlent si bien Galvorn que nous n'avons même pas réussi à y introduire une congrégation. Cette ville nous est complètement fermée, et vu la puissance des Effrontés, si mes hommes avaient le temps de s'occuper d'une chimère qui passait dans le ciel, c'est que la ville serait déjà transformée en charnier !
De plus, sans vouloir me vanter, je doute fort qu'avec mes hommes, votre poulet à écailles serait parvenu à regagner sa bases en assez bon état, ricana le primat en jetant un coup d'œil par la fenêtre.

Dirigeant de nouveau son regard dans la salle, il aperçut la silhouette de Sargas qui le regardait d'un air suprêmement méprisant. Se cassant en deux, le primat opéra une grandiloquente et profonde révérence.

- Jeune homme, mes salutations. Je suis le primat De Vaanne, a priori l'un des nombreux ennemis publics de vos sanguins gardiens, et pourtant leur nouvel allié objectif si du moins dame Cassiopée y donne son blanc-seing. En ce qui vous concerne, je serai également votre éducateur. pour notre plus grand plaisir.

Ce fut par un sourcil froncé qu'il reçut l'annonce. On lui avait touché deux mots avec quelque centaine de mise en garde. Cela restait un Unique, il n'était pas question d'oublier sa propre vigilance. Jaugeant son aura il douta de l'enseignement qu'il pourrait tirer d'un simple humain. Dans le même temps il observa le retrait progressif de Cyn qui semblait de plus en plus mal à l'aise dans la conversation. les tatouages de l'étrange homme surnommé affectueusement " Givre-Cyn" ne faisait que croitre sur sa peau et il ne pouvait plus se résoudre à les cacher tellement les dessins avaient pris de l'ampleur. Sargas haussa des épaules ; ce n'était pas ses affaires.

Il ne prit pas la peine de le saluer, tourna les talons s'éloigna lentement. A mesure son corps mua légèrement jusqu'à ce qu'il prenne la forme d'un jeu dragon noir aux yeux flamboyants. Sa longue queue d'écaille frappa le sol avant que ses ailes s'ouvrirent pour lui permettre de prendre son envol. Devant le regard ahuri du primat, sa gueule siffla comme un rire tandis qu'il dévisageait ce visage novice:

Vous ignorez tellement, jusqu'à ne pas savoir que certains d'entre ne sommes pas des mortels comme vous... . Du reste notre Maître vous attend dans la salle du conseil. Il aurait quelque propos à régler avec vous, Educateur... .

- Je sens, bizarrement, que ce garçon va me donner du fil à retordre, alors que la patience n'est chez moi qu'un vain mot. Comment faisiez-vous dans ces cas-là, Cyn ?

- Disons que je n'ai jamais eu de changeforme dragonique parmi mes élèves turbulents. Pour les méthodes, je pense que vous le savez, car je ne suis pas surnommé "givre-Cyn" pour rien.

- Oui, j'en ai encore froid la nuit. Après tout, dit le Primat avec un geste désinvolte, ce n'est pas grave, j'aurai les outils pédagogiques nécessaires.

Il se tourna et offrit son bras à Cassiopée.

- Ma Dame, j'ai cru comprendre grâce aux sifflements de mon futur élève que votre Maître m'attend. Auriez-vous l'obligeance de m'y guider ? Je dois dire qu'être mené par vous m'emplirait d'un ineffable plaisir...

Pour toute réponse, Cassiopée le regarda d'un œil froid. Puis elle sembla se décider et prit le bras offert, menant résolument son partenaire vers la sortie. Cyn, qui ne savait quoi faire d'autre, laissé seul, se décida à suivre la manœuvre.

- Voyez-vous mon cher, contrairement aux quelques rocailles dressées que sont votre palais sur Alkhazzar, ceux du Sang ici sont gigantesques et raffinés. Je me ferai un plaisir de vous montrer les plus belles œuvres sur notre chemin, car la salle du Conseil est assez éloignée.

- Je serai ravi, ma Dame, de discuter art et techniques avec vous. Malheureusement, je pense que les thèmes choisis risquent de heurter ma sensibilité religieuse. Peut-être ferai-je un effort pour me contrôler. Peut-être... ajouta-t-il avec un sourire.

Sargas n’avait pas les allures dégingandées des jeunes adolescents. Sa croissance, bien que trop rapide, l’avait sculpté dans un corps haut et ferme, finement musclé et il évoluait avec la souplesse et la sveltesse des hommes voués aux entrainements quotidiens.
Cassiopée le regardait venir vers eux avec fierté. L’enfant acquérait chaque jour les qualités propres aux hommes confrontés au Sang à tout instant de leur existence « Honneur, Fierté, Excellence ».

Elle prit le billet que lui tendait Sargas, le lut avant de le froisser nerveusement dans le creux de sa main.
Sondant l’esprit de son filleul, elle ne trouva nulle trace d’accusation, il se contentait de lui faire part d’un fait, deux possibilités s’offraient à eux : Soit un individu avait pénétré dans leur domaine et celui-ci avait été introduit par un traitre, ou bien l’un d’entre eux cherchait à semer la zizanie dans la Confrérie en la désignant, elle, comme traitre au Sang. » Mais c’était mal connaître les liens intimes qui tressaient les âmes des hauts Saigneurs dont Sargas était un membre élu avant la Naissance.
Elle était par son sang, Protectrice Harmonique, et nul, s’il était baigné par le Sang, ne pouvait concevoir que le moindre de ses actes ne soit pas conduit par l’unique dessein de protéger l’Harmonie.

Elle n’aimait cependant pas le Vent qui portait la traitrise en leur palais et un grondement sourd rugit du fond de ses tripes. Troublée par cette accusation, elle écouta la harangue du Primat De Vaanne à l’arrivée de Sanz avec un dédain bien plus prononcé que celui qu’elle avait laissé transparaitre jusqu’ici.

Doublement contrariée par l’attaque dont son confrère immémorial avait été l’objet, elle prit le bras que lui offrait le Primat avec hésitation avant de tenter de faire bonne figure.

Puisque l’homme voulait qu’elle le guide vers la salle du Conseil, elle allait lui faire la visite des lieux.
Mais elle les choisirait pour lui, afin qu’il se rappelle à qui il avait à faire.
Ses pas les menèrent naturellement dans la « galerie épique ». Les hauts murs du long couloir étaient recouverts d’immenses fresques peintes à même la roche et l’éclairage naturel filtré par de longues estafilades entre les tableaux éclaboussait de rais dorés les œuvres. Chacun des tableaux retraçait les moments de gloire de la Confrérie. Elle sentit la main du Primat se crisper alors que son regard plongeait vers le sol et que son corps se raidissait.

-Je vous en prie Cher De Vaanne, ne vous privez pas de mieux connaître les exploits de ceux qui sont à présent vos alliés. De tels moments doivent vous rasséréner. N’en soyez pas jaloux. Votre heure de gloire ne saurait tarder à nos côtés.

Cyn, qui les suivait de près, observait chacune des œuvres avec un intérêt on feint et Cassiopée l’observait du coin de l’œil en cherchant à lire la signification des hiéroglyphes qui s’étendait sur sa peau.
De Vaanne s’enfermait dans un silence l’isolant de la perception trop prenante des œuvres qui lui étaient imposées à la vue et Cassiopée choisit de s’attarder un peu devant la grandiose représentation de celui qui se faisait aujourd’hui nommé l’Unique en proie aux combats contre les Primeras.

-Ce tableau n’est pas l’œuvre du Sang. Mais il est un élément de notre, comme de votre histoire et à ce titre à lieu d’être dans la galerie.
En reconnaissez-vous les instants cruciaux qui écrivent un destin ?
C’est un tableau sur lequel il nous faudra un jour prendre le temps de s’étendre mais nous n’allons pas perdre ce temps maintenant.

Et Cassiopée n’attendit pas la vindicte de De Vaanne qui avait redressé sa superbe afin de vanter l’Unique et elle l’entraina par des souterrains sombres dans lesquels leur pas résonnaient des gémissements des âmes prisonnières.
Son allure s’était accélérée et elle avait lâché le bras du Primat pour le devancer dans l’étroit boyau qui les menait vers la salle du Conseil.

Lorsque les lourdes portes de la salle du Conseil s’ouvrirent d’elle-même à l’arrivée de Cassiopée, la lumière inonda l’espace de couleurs filtrées par les teintes des grands vitraux avant de se glisser sur la longue table.

Sanz les attendait assis nonchalamment sur le siège d’extrémité qui lui était réservé.

Cassiopée s’approcha de lui et lui confia le billet que lui avait remis Sargas.

D'un geste ennuyé, Sanz lut le message puis le posa sur la table avant de jeter un regard vaguement indifférent aux autres personnes présentes. S'il se sentit dans l'obligation de s'exprimer, c'était d'abord pour accélérer les choses. La survie d'un émissaire unique dans les murs du Sang s'amenuisait de minute en minute et il ne faudrait pas qu'un incident fâcheux arrive, n'est ce pas?

Devant le visage moquer de Cassiopée, il comprit qu'elle avait sondé sa pensée. Les invitant à s'assoir autour de la table il parla lentement :

Vous avez au centre de la table des cartes plus ou moins à jour selon le flegme des sentinelles. Les Palais lunaires se trouvent près des Monts d'Echoriat tandis que les forces principales des Lunaires seront probablement ailleurs, Galvorn oserais-je dire au hasard. Dans cette dimension vos troupes principales devront se tenir dans le coin, au cas ou, pour un siège?

Devant l'air vaguement incrédule du Primate il murmura :

Une sorte de siège, ou quelque chose qui ressemble à ça. EN attendant vous viendrez avec nous rencontre le Prince Sombre dans sa demeure. Un camps vous attendra pas loin de leurs palais ou j'y sera i avec quelque troupes d'Elite. Ce ne devrait pas durer...

Il fit une pause, jouant un peu avec une mèche qui se baladait sur son front avant d'entendre quelque chose exploser au fond. Son visage se mua en des traits fatigués et désabusés:

Sargas a encore touchés aux instruments d'Airet et la forge a du encore une fois explosé. Il va falloir tout reconstruire. Pourquoi personne ne surveille ce môme, dites le moi hein?

Il n'eut pas de réponse. Il n'en demandait pas. Posant sa main par inadvertance sur le billet, il le relut avant de se se concentrer sur la réunion.

Vous avez des questions éventuellement?

- Des questions ? Non, juste quelques observations, répondit De Vaanne en regardant le Prince du Sang lire et relire le message qu'il tenait entre les mains. N'oubliez pas que si je me fais fort d'obtenir des troupes du Culte, elles ne seront pas disponibles immédiatement. Il faudra donc attendre... Venant du Continent Principal, elle arriveront par la mer, et seront donc proches de Galvorn, prêtes pour quand le besoin s'en fera sentir.
Même si je me doute que vous avez à mon égard les mêmes sentiments que j'ai au vôtre, la perspective de réduire cette poche de corruption et d'allanthropisme m'enchante. Nous ferons sans aucun doute du bon travail, même si je perçois d'avance une certaine absence de subtilité de votre part...

Le primat hésita un instant en jouant avec la manche de son fort sanguin habit.

- Par ailleurs, si jamais vous trouvez le moyen pour empêcher vos subordonnés de faire des imbécillités dans le genre de celle de Sargas, mon prix sera le vôtre...

Cyn, derrière lui, eut un rire nerveux et De Vaanne se retourna brusquement.

- Rien du tout, excusez-moi, primat. J'apprécie simplement l'humour absurde...

- Certes. mais vous ne ferez pas accroire que vous étiez quant à vous un saint, dans votre jeunesse. Bref, dit-il en se retournant, à ce que je comprends, le plan est simple. J'envoie immédiatement une lettre à mes chefs leur demandant un maximum de troupes. Dès qu'elles arrivent, je vous le fais savoir, même si je n'ai aucun doute que vous serez avertis par l'opération du Saint Esprit. Dès lors, vous choisissez du moment où nous devons nous retrouver à Alkhazzar pour investir les Palais Lunaires. Et après ça.... nous réduisons Galvorn à ses composants originels.
Autre chose ? Saurez-vous quand il sera possible de commencer l'éducation de ce jeune homme ?

Cassiopée avait guidé le Primat auprès du Prince régnant afin que les deux chefs de guerre puissent s'accorder sur la manière de mener l’assaut qui les mènerait vers la gardienne.

Attentive aux moindres gestes et aux mots prononcés, elle avait patiemment attendu que le Prince fatigué se retire dans ses appartements.
Le précepteur avait rejoint Sargas dans sa chambre afin de l’instruire sur l’histoire des Origines et ses variantes.

La nuit était tombée depuis longtemps quand le Primat put enfin se sustenter avant d’être convié à se reposer. Un sommeil réparateur lui parut plus que nécessaire après un voyage sans répits et une longue journée de négociation.

La Confrérie du Sang avait mis à sa disposition une suite luxueuse.
Lorsque Cassiopée l’avait mené à l’étage qui devait l’accueillir, elle avait sournoisement comparé l’or mis à sa disposition au clinquant de son armure, lui assurant qu’il ne saurait sans doute dormir que dans une carapace lui rappelant la douceur du métal précieux. Elle avait pourtant ajouté avec un malin plaisir qu’elle espérait qu’il apprécierait l’art avec lequel les emblèmes du Sang décoraient les ouvrages.

Puis, elle avait rejoint ses logis, non sans avoir donné rendez-vous au Primat, après le lever du soleil, afin qu’ils envisagent ensemble ce que le représentant de l’Unique enseignerait à Sargas.

Une fois seul, le primat étudia ses environs, et fut à raison époustouflé par la beauté des décorations qui ne cédaient en rien à la majesté du décor de la grande salle en dessous. Il fallait se rendre à l'évidence : les gens du Sang avaient beaucoup investi dans leur palais d'Alkhazzar, à l'inverse de ceux de l'Unique qui n'y passaient qu'en cas d'extrême nécessité.

- En tout cas, murmura-t-il, Cassiopée a raison sur un point : le clinquant de la décoration fait écho à la richesse de mon armure, même s'il n'entre pas d'or dans la composition de mon armure malgré ce qu'elle semble croire... Enfin, première chose, dormir. L'ascension a été épuisante...

Après un bref réaménagement de la chambre : placer le lit de telle façon que le dormeur en se réveillant apercevrait immédiatement la personne qui ouvrait la porte (en effet, un accord n'excluait pas une certaine, saine, méfiance), le primat put sombrer dans le sommeil du juste.
Le lendemain matin, réveillé à l'aube par un rayon de soleil s'aventurant dans la chambre, il refit en sens inverse le chemin de la veille et retourna dans la grande salle, toujours aussi majestueuse, toujours aussi froide, où l'attendait dame Cassiopée, du pain chaud et du café. Du moins le pensait-il pour la première, l'espérait-il pour le second et était prêt à se damner pour le troisième...

L’élan de De Vaanne fut stoppé net quand il arriva devant la monumentale porte qui fermait la salle du Conseil. En effet, celle-ci était close et aucune serrure ou quelconque poignée n’étaient visibles. Ne sachant aucunement vers où se diriger, ni à qui il pouvait demander le lieu de son rendez-vous, il rebroussa chemin. Comme dans la plupart des châteaux dans lesquels il avait circulé, les cuisines se situaient dans les pièces basses du bâtiment, il entreprit de descendre le premier escalier qu’il rencontra. Les larges marches l’obligeaient à accélérer ses pas et il arriva bien vite à l’étage inférieur. Une colonne de gardes noirs se tenait droits et silencieux. Il aborda le premier de la ligne :

-Dîtes-moi, mon brave, n’auriez-vous pas vu votre Dame Cassiopée chargée d’un bon déjeuner pour moi ?

Comme le soldat restait impassible, il poursuivit :

-Ou bien, peut-être pourriez-vous me guider vers le logis du Sieur Sargas ?

Le visage en suspens près du heaume noir imperturbable, il finit par abandonner en lâchant un soupir de ses entrailles qui commençaient à se tordre. Il n’avait pas pour habitude de jeuner dès le matin.

Il passa parmi les hommes comme entre une haie d’honneur.
Il désespérait à présent pouvoir trouver un jour le but de sa quête matinale, quand un souffle froid le cueillit sur ses bases.
Il en fut si saisi qu’il fut pris d’un long frisson. Cassiopée se trouvait juste derrière lui.

-Hé bien, mon cher De Vaanne, vous faites une petite promenade ? Si vous y tenez, je peux vous emmener aux jardins.

Sans attendre la réponse du Primat, elle lui fit traverser quelques pièces. Habituée à circuler sans réellement poser ses pieds au sol, De Vaanne dut adopter une marche proche de la course pour pouvoir la suivre.
Concentré à ne pas perdre le seul guide qu’il pouvait espérer, il ravala sa faim qui commençait à lui torturer le ventre.

Arrivés devant les jardins suspendus du Palais, Cassiopée s’arrêta enfin afin de contempler un moment la vue grandiose qui s’offrait à eux. Un magnifique enchevêtrement de couleurs chatoyantes se combinait dans un labyrinthe végétal. Les senteurs leur parvenaient et venaient attiser l’appétit du représentant de l’Unique qui ne put se contenir plus :

-Vous avez déjà déjeuné ?

Cassiopée abrégea sa méditation momentanée pour lui répondre.

-En effet. Et vous-même ? Avez-vous apprécié le plateau que j’ai fait monté à votre attention ?

- Monter ? grogna De Vaanne avec désespoir. Je pensais que tout était servi en salle commune, ma dame... Je ne suis pas habitué à un tel luxe ni ne souhaite y habituer mes subordonnés qui sont avant tout de soldats.

Il haussa les épaules.

- Il faudra faire avec. Ou plutôt sans. Trop tard pour aller le chercher : passons aux choses sérieuses. Vous comprendrez que je ne souhaite pas m'attarder.

Il s'interrompit un instant pour regarder Cassiopée, qui le toisait d'un sourire narquoi qui semblait se gausser de sa répugnance manifeste envers l'endroit. Sur ce point, elle n'avait pas tort. Malgré la magnificence du lieu, il lui démangeait de tout livrer au feu. Ou plutôt au marteau de concasseur de ses soldats, vu la température et l'humidité du dehors...

- Les choses sérieuses : le gamin. Outre l'évidence de l'abomination de son copinage avec les dragons, que dois-je savoir sur lui. Et accessoirement, car je suis sûr que vous ne me laisserez pas avancer d'un pas sans chercher à me poignarder, quels sont les thèmes que je me dois de ne... pas aborder ? Tout en vous rappelant que, bien entendu, je suis ici en tant que membre du Culte de l'Unique, pas simple instructeur des arts de l'épée.
Personnellement, je compt faire de ce sauvage un jeune homme à la tête bien faite et bien pleine. Même si les hautes sphères de la philosophie ont tendance à me dépasser, je compte bien combler les trous béants que vous avez dû ouvrir dans sa culture : théologie, quelques éléments d'art et d'architecture tant religieuse que militaire, littérature, politesse te manières humaines, tout ceci dans la tradition du Culte...

- Je vous reconnais bien là Primat, prêt à sacrifier votre déjeuner pour passer tout de suite au véritable sujet de votre venue ici.

Lançant un dernier regard aux jardins suspendus qui attirait les promeneurs ainsi qu’une femme fatale, Cassiopée sourit à De Vaanne et l’invita aimablement à la suivre vers la salle d’études.
En chemin, elle entreprit de répondre aux propositions d’enseignement que le représentant des Uniques prévoyait de divulguer à leur protégé.

-Sargas est un enfant dont la croissance intellectuelle a suivi celle de son physique. Son esprit se nourrit de la science de nos ancêtres. Pourtant, il n’a pas acquis la sagesse nécessaire pour en faire bon usage. De plus, vos normes ne sont pas les nôtres.
Il sera intéressant pour lui de comparer les civilisations tout en gardant le recul nécessaire pour en conserver les beautés. Je vous remercierais de bien vouloir l’instruire des œuvres de l’Unique et de son histoire. Je voudrais qu’il acquière votre savoir en la matière et qu’il connaisse tous les moyens que l’Unique a mis à sa disposition pour s’étendre en nos Terres et sur nos Ames.

Comme ils entraient dans la salle de travail, Cassiopée fit un signe à la fée d’Orh qui se trouvait à les attendre. Elle s’esquiva sans un bruit alors que Cassiopée conviait De Vaanne à s’installer dans un des fauteuils posés en ronde autour d’une table haute chargée de livres.
L’espace était vaste, mais recouvert de livres. Un grand piano se tenait sous une voute de verre qui ouvrait l’espace sur le ciel. La lumière en profitait pour plonger sur le bois luisant et rebondir vers les instruments à vent dont le cuivre rutilait.
La fée d’Orh se glissa sans un souffle près de Cassiopée, alors que Sargas entrait dans la pièce.

- Bonjour Sargas. J’espère que tu as bien dormi.
Tu connais De Vaanne, Primat de l’Unique. Il te dira lui-même ce que ce poste recouvre d’importance dans leur milieu. Il est prévu qu’il sera, à partir d’aujourd’hui ton éducateur au côté de Cyn et de moi-même.

Sargas salua poliment l’homme qui se tenait face à lui et qui s’était levé afin d’accueillir son élève.

- Bonjour jeune homme, commença De Vaanne. Je ne doute pas que tes deux premiers précepteurs sont des maîtres en leurs matières, mais ils ont jugé, ce en quoi je ne puis guère leur donner tort, que leurs connaissances ne te donnaient pas une vision exhaustive de ce qu'est le monde aujourd'hui. Je vais donc combler certaines lacunes.

Il se leva et avança vers la porte. arrivé là, il se retourna, un mince sourire sur les lèvres.

- Première leçon de la journée : sauf précision contraire, là où le maître va, tu le suis. Les primats sont avant tout des soldats et supportent mal de rester assis longtemps, fût-ce dans une salle de travail somptueuse.

Il ouvrit la porte et sortit, sans vraiment regarder qui le suivait.

- Sache que je ne suis pas opposé à l'esprit critique, bien au contraire, mais sache également que ce que je vais dire va souvent heurter frontalement tes croyances plus anciennes, qui sont celles du Sang, que je réfute en bloc. Demande des explications, questionne un point obscur, mais je ne permettrai pas que tu te réfugies derrière l'idéologie sanguine pour rejeter mon enseignement.
Aujourd'hui, parlons de l'Unique, qui est à l'origine de la chute de l'immense Empire dont le Sang actuel s'estime l'héritier, le gardien. Il est le dieu de l'humanité triomphante, et le seul véritable dieu : il n'a pas besoin de nom car le simple concept ne peut renvoyer qu'à lui, et on le dit Unique pour bien accentuer cet état. Le Culte qui le vénère ne nie pas l'existence de ce que les autres races appellent dieux, bien entendu, mais il leur dénie cette appartenance : au mieux, il s'agit de forces, certes puissantes, mais qui ne peuvent rien face à la splendeur de l'Unique.

Tout en parlant, le primat se dirigeait dans la direction approximative de la cour en se basant sur ses souvenirs de la veille. Il ne se faisait guère de soucis : l'entrée était tellement monumentale que plusieurs chemins y menaient forcément.

- Le calendrier du Culte est divisé en deux ères : la première commence à l'an 0 et indique la Révélation, c'est à dire la première apparition de l'Unique à notre prophétesse Xupimada, et donc le début de la révolte contre les Princes Esclaves, l'empire du Sang. Elle s'est achevée par la défaite totale de cet empire, et sa disparition littérale. Ou du moins, celle de ses habitants. Nous sommes désormais en 178 de la deuxième ère, celle de la Reconquête. Reconquête, car partout où sont des hommes sont les terres de l'Unique, de toute éternité.
Lorsque ces terres seront réunifiées et les hommes adorateurs du Culte, et les allanthropes détruits ou exilés, alors le Grand Œuvre sera accompli. Il s'agit d'un dessein, d'un cadeau que l'Unique réserve à l'humanité entière, qui sortira renforcée et méritante des épreuves tendues devant elle, car l'Unique est un dieu fondamentalement bon, qui méprise la violence et la rejette. Son seul but consiste donc en l'harmonie de l'humanité.

Pendant la tirade, De Vaanne était arrivée à la salle de l'entrée, immense et mal chauffée comme il s'en rappelait.

-J'ai coutume de m'entraîner physiquement pendant la matinée, et à moins que cette bâtisse réserve une salle d'armes, ici est un endroit comme un autre. J'espère que cela ne te dérange pas d'être mon adversaire... Bref, des questions sur ce que je viens de dire, pendant que nous nous échauffons ?

Sargas avait suivi le Primat sans rien dire. Lui-même n'aimait pas rester oisif. L'énergie des enfants coulait dans son sang, demandant à s'exprimer pleinement. Toutefois, il écoutait attentivement, sa curiosité naturelle ayant été aiguisée sous la tutelle de ses différents professeurs, de sa mère au Primat maintenant. Il aimait à jouer avec les idées qu'on lui soumettait et se faisait un malin plaisir à les torturer pour en sortir leur quintessence. Arrivés dans la salle d'entrée, le Primat lui demanda d'être son adversaire à l'entrainement. Le jeune homme sortit alors de son mutisme.

Il y a bien une salle d'armes, plusieurs même, mais toute pièce assez grande fait aussi bien l'affaire je trouve. Il est dommage de se limiter à l'appellation des choses et de ne pas savoir les plier à notre volonté.

Sargas ne savait quel entrainement prévoyait le Primat et il n'avait pas emporté d'arme, mis à part les quelques dagues cachées sur son corps. Son adversaire non plus ne semblait pas armé, ce qui était compréhensible vu son statut d'invité au Palais. Aussi Sargas attendit-il patiemment le prochain mouvement du Primat. Il reprit la conversation, son regard ne quittant pas celui de son adversaire.

L'Unique et les dieux mineurs. Ce que vous m'en dites rejoint ce que m'a appris ma mère. Il est une force plus grande que tout, peu importe le nom qu'on lui donne. Certains ne voient que Sa Splendeur, d'autres toutes ses manifestations qui ont donné naissance à cette multitude de dieux que l'on retrouve dans les différents peuples de l'Univers. Toutefois, je remarque que, comme dans la plupart dans religions dont j'ai eu connaissance, il y a un schisme profond entre cet Etre que vous dites profondément bon et qui rejette la violence et cette notion de reconquête. Car qui dit conquête dit force et violence. Voulez-vous m'expliquer cette différence que je n'arrive à comprendre?

- Evidemment, sourit de De Vaanne, tout de suite le doigt sur la question qui fâche, le point de théologie épineux. Pourtant, la réponse repose sur une simple maxime : nécessité fait loi.

Tout en discutant, le Pirmat s'était approché, en position de combat, de Sargas. Il envoya un léger coup de poing que celui-ci esquiva et recula pour éviter la riposte.

- Seul le naïf ou le fou peut croire que tout homme s'inclinera devant Sa Splendeur, même révélée, et seul le suicidaire peut croire qu'un allanthrope quittera les terres où il habite, depuis parfois des millénaires, pour une destination où les humains n'existeraient pas. Ces divergences et ces résistances s’expriment par des armées dirigées contre le Culte. La prière ne suffit pas pour vaincre ce genre d'ennemis. La Reconquête telle que nous la connaissons n'est qu'une adaptation aux circonstances actuelles.
Et les soldats, parce qu'ils concourent au Grand Œuvre, et tant qu'ils se maintiennent dans des limites de conduite définies par les Ministres, sont des héros et non des traîtres ou des apostats.

Le rythme physique s'était accéléré, dans une certaine routine : chacun à son tour essayai de déstabiliser l'autre par une prise de combat, sans guère y arriver. Là où De Vaanne avait des années d'expérience, Sargas le compensait par sa jeunesse et sa parenté apparemment proche avec l'anguille. Le Primat continua à discourir tout en combattant.

- Les points les plus difficiles apparaissent lorsqu'il ne s'agit pas que de combattants. Nous les Enfants en sommes le plus parfait exemple que nous soyons primats ou répurgateurs. Il faut aussi compter les archivistes, plus à part, les Frères jurés qui sont également dans la zone grise et quelques organisations diverses. Nous ne sommes pas seulement des soldats : nous portons le fer chez l'ennemi, souvent préventivement.
En cela, tu peux parfaitement le dire, nous sommes schismatiques. Nous faisons violence de façon beaucoup trop intense, même en regard du Grand Œuvre qui nous guide. Donc, oui, nous contrevenons aux préceptes de l'Unique. Si tu veux le présenter autrement, tu pourrais dire que nous sommes damnés.
Pourtant, nos fondateurs ont été guidés par une seule pensée : malgré notre imperfection, l'Unique est et reste fondamentalement bon. Il voit pourquoi nous commettons de tels actes et, s'il les réprouve, il nous les pardonne car nous pensons sincèrement l'aider, et nous ne le faisons pas inutilement. C'est toute la différence entre la théorie et la pratique, car sinon, pourquoi au travers des années les membres des Enfants auraient-ils été les réceptacles de tant de miracles ou de visitations ?

De Vaanne finit sa phrase et cassa la séquence de coups : au lieu de se remettre en position, il continua sur sa lancée pour se jeter directement sur Sargas.

- Autre chose qui te semble obscur ?

Bien que concentré sur leur entrainement, Sargas ne perdait pas une miette de ce que disait le Primat. Il avait posé la question plus par forme que par réel intérêt car il connaissait déjà la réponse, que lui avait donné sa mère. En effet, bien que pacifiste, celle-ci avait reçu un entrainement au combat des plus complets et avait souvent dû s'en servir. Car un pacifiste mort n'aide aucunement sa cause, sauf quelques martyres bien placés. Mais il voulait connaître la position des Enfants à ce sujet et savoir s'ils avaient conscience de se trouver dans cette zone grise si propice aux attaques des uns et des autres. Apparemment c'était le cas, au moins pour leur chef ce qui était déjà rassurant.

Alors qu'un certain rythme s'était installé entre leur conversation et leur échange de coups, De Vaanne profita de la fin de son exposé pour se jeter sur le jeune homme. Celui-ci n'était pas très doué au corps à corps. Ayant grandit trop vite il n'avait pu développer sa musculature et la seule chose qui l'avait sauvé jusqu'à présent, c'était sa rapidité et sa souplesse. Il fallait bien jouer de ses avantages. Mais face à un assaut aussi frontal, il n'était pas sûr que cela suffise. Se jetant en arrière tout en pliant les genoux, comme pour ce jeu de danse où il fallait passer sous un fil de plus en plus bas, Sargas se retrouva sous le Primat, qui aurait tôt fait de lui tomber dessus. Dans le même mouvement, il plaqua ses mains sur le ventre de son adversaire et souffla la tempête. Il utilisait rarement l'air, préférant l'électricité avec laquelle il avait une meilleure affinité, mais son adversaire était aussi son précepteur et il ne portait pas d'armure. Le frire dès le premier jour serait certainement mal vu, même du point de vue du Prince. Ce fut pourquoi Sargas se contenta de pousser l'air, ce qui propulsa le Primat à la suite de son élan, libérant le chemin pour le jeune homme qui se remit bien vite en position.

Aucune autre question pour le moment, merci pour cet exposé, Primat.

De Vaanne se sentit propulser en avant par une force invisible. Au lieu d'essayer vainement de la combattre, il accompagna le mouvement. Après une cabriole et une pirouette assez peu élégantes, il retrouva son assiette et foudroya Sargas du regard.

- Très bien. Dans ce cas, pars vaquer à tes autres occupations. Je te retrouve ce soir pour une autre leçon, dont je ne connais pas encore le sujet. Par ailleurs, jeune homme, quand je dis combat à mains nues, cela exclut tant les armes et les armures que les coups de pouce magiques dont tu m'as gratifié d'un échantillon. Il pourra arriver des occasions où la magie ne te sera d'aucun secours : même si tu en es un maître, si tu te trouves dans l'incapacité de l'utiliser, ton espérance de vie risque d'être plus que brève.

Sans rien ajouter, le primat se dirigea vers sa chambre, ou du moins l'espérait-il, pour y manger ce petit-déjeuner qui servirait de déjeuner.

Sargas non plus ne rajouta rien, se mordant les joues pour ne pas laisser la colère le submerger. Il savait qu'il ne servait à rien de faire remarquer à son professeur qu'il n'avait jamais précisé "à mains nues", ni que, s'il avait utilisé la magie, c'était précisément parce qu'il en était capable et que de ne pas se servir de ses atouts était aussi idiot que les bonnes manières face à la mort. Seule comptait la survie. Une fois le Primat hors de vue, le jeune homme se précipita vers la grande porte et l'ouvrit à la volée, laissant s'échapper le bouillonnement de ses veines en libérant Eve. La jeune dragonne poussa un long hurlement qui se répercuta dans l'air vif des Hauteurs et qui exprima tout ce qu'avait contenu Sargas. Celui-ci grimpa lestement sur le dos de sa moitié et ils s'élevèrent rapidement vers les cieux où ils cherchèrent proies et divertissements.

De Vaanne regarda le jeune excité s'envoler sur sa monture à travers une fenêtre opportunément placée et eut un reniflement de dérision.

- Il va bien falloir qu'il apprenne un jour que toutes les armes ne sont pas toujours disponibles... Dommage que je n'aie pas apporté la coiffe du Pénitent, cela l'aurait calmé.

Le lendemain, il fit amener Sargas dans une salle commune, tout aussi somptueusement décorée que les autres pièces de cet invraisemblable Palais. Il était confortablement installé dans un fauteuil moelleux à haut dossier et attendait négligemment son élève en jouant avec un petit rond de bois blanc.

- Bonjour jeune homme. il est temps que tu arrêtes de chasser les lapins avec ton dragon et que tu apprennes les rudiments de la stratégie comme il sied à quelqu'un de ton rang. Viens donc t'installer en face de moi, et regarde le tissu sur la table. Il forme un plateau de 11 carrés sur 11, un jeu que sur le continent de l'Unique on appelle Hnefatafl. Pour ceux qui ne sont pas originaires de la province natale de ce jeu, il entraîne tout autant à la stratégie qu'à la diction... Pour le défenseur, il s'agit d'apprendre à se garder des attaques de tous côtés et à faire le sacrifice de pièces pour le plus grand bien. Pour l'attaquant, la difficulté est de devoir coordonner ses troupes dispersés afin de capturer un objectif bien protégé.
Le pion orné que je tiens est le roi : choisiras-tu de le sauver... ou de le tuer ?

L'éducation de Sargas [Guerre des confréries] - Page 2 Kingstable

Sargas sentit une vague d'excitation traverser son corps en écoutant le Primat et en voyant le plateau posé devant lui. Enfin quelque chose d'intéressant, de nouveau, de stimulant. La soif de connaissance du jeune garçon balaya tous ses doutes et récriminations face à son précepteur. Quand il prit place en face de De Vaanne, ses yeux brillaient d'envie.

Ils bataillèrent durant des heures. La première partie, comme il fallait s'y attendre, fut relativement courte et vit la défaite de Sargas. Cependant, il ne dit rien et se mit avec entrain sur la seconde partie. Ses capacités d'apprentissage étant phénoménales, le jeune dragonnier mena la vie dure à son mentor dont il avait mémorisé les passes précédentes. Et si la victoire ne fut pas sienne, les discussions qui suivirent obligèrent le Primat à dévoiler de nombreuses stratégies, expliquant les avantages et les difficultés liés à chacune d'entre elles. La troisième partie fut acharnée et finalement remportée sur le fil par Sargas. Bien que jubilant, celui-ci n'en laissa rien paraitre afin de continuer à presser son mentor de questions. Les parties suivantes les menèrent jusque tard dans la nuit et virent un certain équilibre s'établir entre les deux joueurs. Il n'y avait plus de suprématie.

Alors que la lune était levée depuis plusieurs heures, un nouveau bâillement échappa à Sargas qui s'excusa.

Messire, bien que j'aurais grande joie à continuer notre échange, je crois que le sommeil me rattrape. Les pions se brouillent sous mes yeux et ce serait bien piètre honneur que de vous laisser gagner dans de telles conditions.

Un sourire taquin flottait sur les lèvres du jeune homme mais ses mots reflétaient le respect qu'avait acquis le Primat dans son esprit. Il avait hâte de pouvoir reprendre ces joutes intellectuelles qui comblaient son cerveau en ébullition.

Si vous le permettez, je vais me retirer dans ma chambre et vous souhaitez une bonne nuit.

Sargas s'inclina et, sans attendre la réponse de De Vaanne, se rendit dans l'aile adjacente où il s'effondra sur son lit, s'endormant encore à moitié habillé.