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| Originales et peu communes aventures de Missac d'Angeloi | |
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Invité Invité
| Sujet: Originales et peu communes aventures de Missac d'Angeloi Sam 5 Juin - 13:06 | |
| 1) Où l'on narre les premières mésaventures de Missac d'Angeloi qui le conduisirent à servir Astranagon Mestraylet, noble ministre du royaume de Ciman Orphelin d'un gentilhomme désargenté de Carambrias, la riche cité du nord, déshonoré à quatorze printemps lors d'un duel mémorable – commencé au pistolet, achevé au pied de chaise – au cours duquel il avait tué de fort vilaine façon l'héritier de la branche aînée de sa maison, ce qui lui avait valu saisine des quelques biens qui lui restaient et bannissement définitif de la ville, il avait erré quelques temps dans la campagne verdoyante, vivant de braconnage et de modestes rapines dans les fermes proches, lorsque l'hiver l'avait surpris. Peu habitué, du fait de ses origines citadines autant qu'aristocratiques, à la vie à la dure, il s'était trouvé fort dépourvu pendant la saison froide, d'autant plus que la neige, cet hiver-là, dura trois bons mois. Ayant trouvé un abri raisonnablement négocié dans l'appentis d'un fermier jadis vassal de sa famille, il apprit à ses dépends que les différends et les ressentiments ne se réglaient pas tous dans une clairière avec témoins et armes, entre hommes biens nés. A peine avait-il profité deux nuits d'affilée de sa paillasse inconfortable et infestée de puces disposée auprès des latrines locales – entre le lisier de porc et les enclos à bestiaux, ce qui donnait au moins l'avantage d'une certaine chaleur, pour peu que l'on fasse fis des désagréments olfactifs – qu'il fut embarqué nuitamment et de force par deux gros gaillards musculeux en diable. Il comprit bien vite que l'homme l'avait vendu à un marchand d'esclaves, l'un des derniers officiant dans ces contrées où l'asservissement des hommes prenait généralement le visage, plus civilisé, du serment de vassalité ou – plus souvent – de la soumission pécuniaire. Le marchand, dénommé Arsouguin comme il l'apprit plus tard, avait trouvé, pour contourner les lois et usages des différents fiefs de Dalmitia, traditionnellement hostiles à l'esclavage, un fort intelligent stratagème : prenant contact, dans les seigneuries et principautés où le pouvoir commençait à changer de mains – passant de celles de la noblesse à celles de l'aristocratie de l'argent –, avec ceux des paysans libérés qui avaient connu de sévères revirement de fortune, il en faisait des rabatteurs chargés de fournir à ses hommes, contre substantielle rétribution, tout individu passant à portée, quitte, parfois, à aller chercher dans les bas-fonds quelque racaille citadine qui ne manquerait à personne. Cet astucieux système lui avait permit de tisser un véritable réseau de fournisseurs de « marchandises déambulatoires » – c'était sa litote personnelle pour parler des esclaves – et alimentait si bien son offre qu'il ne recourait que rarement à la méthode traditionnelle des esclavagistes, à savoir l'attaque d'un village et l'asservissement de sa population par un fort parti d'hommes, méthode qui était devenue des plus dangereuses et aléatoire en ces contrées depuis que les villes franches organisaient plus étroitement leur sécurité.
Attaché à une longue file d'hommes et de femmes capturés aux quatre coins du royaume, il apprit à la dure que face à l'adversité, être issu d'une haute lignée ne protégeait pas plus que d'être fils de paysan ou de métayer. Même, il était bien plus chétif qu'eux et manqua plusieurs fois de mourir d'épuisement ou de soif avant que la caravane n'ait atteint son but. Il avait vu plus d'une fois l'un ou l'autre esclave s'effondrer en marche. Les gardes s'approchaient du malheureux, le piquaient des pointes de leurs lances sans mot dire, et s'il ne réagissait pas, l'achevaient sur place avant de le détacher de la cordée. Quelques fois, ils ne le détachaient même pas, laissant ses compagnons d'infortune trainer son cadavre sur plusieurs lieues. Les femmes étaient un peu mieux traitées, mais chacun savait que ce n'était guère par égards pour elles ; elles ne devaient pas être trop meurtries, sinon Arsouguin ne pourraient les vendre comme compagnies. De plus, elles étaient présentes en bien moins grand nombre que les hommes, et devaient probablement se vendre à des prix plus élevés qu'eux. Après plusieurs dizaines de jours de marche – il délirait à moitié et ne parvenait plus à compter les jours – ils parvinrent au but, où ils purent faire bombance d'eau et de fruits : il s'agissait qu'ils aient récupéré pour la vente, qui avait lieu le lendemain. Bien qu'ils aient été entravés pour la nuit avec de lourdes chaînes d'acier, deux esclaves tentèrent de s'évader, l'un s'étant tranché le pied à l'aide d'un tesson de porcelaine sans pousser un seul gémissement, ce qui n'était pas un mince exploit, l'autre ayant réussi à crocheter on ne sait comment la serrure de son lourd anneau. Tous deux furent arrêtés, puis dépecés méthodiquement à chaud devant les autres captifs. L'exemple était on ne peut plus parlant. Hurlant, plutôt. Au matin, dès avant l'aurore, ils furent emmenés, toujours entravés et sous escorte puissamment armée, jusque sur une place où se trouvait une sorte de scène semi-circulaire en pierre, sur laquelle ils prirent place. Ils attendirent là, debout, régulièrement ravitaillés en eau – car il faisait fort chaud et que la mort d'un esclave en pleine exposition n'aurait guère été la meilleure publicité pour Arsouguin – en attendant que les clients particuliers jettent leur dévolu sur l'un ou l'autre d'entre eux. Peu avant l'aurore, Arsouguin en personne les avait prévenu qu'il était de leur intérêt de se montrer sous leur meilleur jour pour s'attirer les faveurs des riches seigneurs de la ville – dont il ne mentionna pas le nom – car ceux qui ne seraient pas vendus au coucher du soleil finiraient dans les arènes, à servir de pâture à des animaux sauvages pour les sacrifices rituels de la saison ou bien, au mieux, à servir, sans arme ni armure, de cibles aux gladiateurs, afin de les échauffer et d'aiguiser leur goût du sang avant les combats. A cette occasion, et pour la première fois, notre héros pu observer le riche marchand d'esclaves.
Riche, il l'était indubitablement, vue sa mise surchargée et son ventre d'obèse. Adipeux, ses doigts boudinés constellés d'anneaux d'or et d'autres bagues de grand prix, portant une fine moustache brune et dissimulant sa calvitie bien entamée sous une sorte de tiare en cuir durci, il était revêtu d'un vêtement vert orné de coutures d'or qui, bien que fort large, semblait tendu au point de craquer. En outre, il portait au dessus un gilet d'un vert plus sombre, pareillement tiraillé par sa silhouette massive au point qu'il le portait sans pouvoir le boutonner, qui semblait lui tirer les épaules vers l'arrière, l'empêchant de bouger correctement ses bras et faisant d'autant plus ressortir son ventre proéminent. La chaleur ambiante le faisait suer à grosses gouttes, ce qui devait l'irriter au plus haut point car il ne cessait de bouger en tous sens, avec une célérité qui ne lassait d'étonner venant d'un homme qui donnait une profondeur nouvelle au mot « corpulence ». En bateleur consommé, il haranguait de sa voix haut-perchée la foule qui se pressait sur la place. Du reste, cette technique de vente à la criée semblait être efficace, puisqu'une masse compacte et fournie de badauds – qui avaient en commun d'être tous plutôt richement vêtus – siégeait en permanence devant la scène. S'en détachaient parfois un homme ou deux, qui avaient fait leur choix dans le lot proposé. Arsouguin leur parlait alors d'une voix de miel, toute obséquieuse et emplie de moult flatteries et autres circonvolutions langagières, pour les convaincre de mettre pour l'achat de leurs esclaves un prix supérieur à ce qu'ils en estimaient être la valeur. Certaines femmes étaient disputées par plusieurs, qui improvisaient alors une vente aux enchères dont les montants atteignaient des sommets, ce qui réjouissait fortement l'opulent marchand.
Massic, disposé au troisième rang des esclaves – du fait de sa musculature bien moins développée que chez la plupart des autres esclaves mâles et de sa mine défaite – devait tendre l'oreille pour saisir les propos échangés. Aussi mit-il un certain temps avant de s'apercevoir que toute cette population parlait un langage qui lui était connu. En effet, il avait reçu dans son jeune temps un enseignement des plus rigoureux à l'apprentissage des langues anciennes, qu'on lui disait disparues, au nombre desquelles l'énochien archaïque, qui était utilisé, disait-on, du temps d'avant l'indépendance de Dalmitia, lorsque le royaume n'était encore qu'une province de second ordre de l'empire d'occident, dans les terres de la périphérie de la mer intérieure. Bien que la prononciation différa quelque peu de ce qu'on lui avait enseigné et que bon nombre de termes fussent inconnus de lui, il comprenait suffisamment les propos échangés entre Arsouguin et ses clients pour estimer la valeur d'une esclave à environ dix fois celle de son homologue mâle – ce qui expliquait le soin particulier que mettait le ventripotent esclavagiste à les préserver – ainsi que pour saisir le sens général des harangues du marchand pour attirer la clientèle, qui consistaient en une classique exaltation de la bonne santé et de la musculature remarquable des esclaves mâles et de la douceur et des formes généreuses des esclaves femelles, ainsi, parfois, qu'en une – moins classique – exaltation des formes généreuses et des derrières rebondis et musculeux des esclaves mâles, ce qui l'inquiétait déjà plus. Au moment du récit qui nous intéresse, le soleil était proche de son zénith et les deux premiers rangs d'esclaves s'étaient considérablement clairsemés, la plupart des femmes ayant été vendues, de même que les hommes les plus aptes aux travaux physiques. Arsouguin arborait une mine fort réjouie, laissant supposer qu'il avait d'ores et déjà réalisé une substantielle marge, et avait fait installer devant l'estrade une table pour son repas. Pardon, son banquet personnel. Tout en engloutissant force nourriture, il continuait à vanter à qui voulait l'entendre les mérites de ses esclaves et tout l'avantage que pourraient en tirer les éventuels acquéreurs. Un homme âgé et sec comme une branche, à la mine soucieuse et aux sourcils broussailleux, se fraya un chemin dans la foule et s'approcha au plus près de l'estrade. Le relatif silence qui s'était établi à son arrivée appris aux « marchandises déambulantes » qu'il devait s'agir d'un personnage d'importance. Les gardes d'Arsouguin, du reste, confirmèrent cette déduction en forçant les esclaves à se rapprocher du bord de l'estrade. Notre héros se retrouva donc au tout premier rang, à quelques pas de l'observateur, dont le regard appréciateur passait sans s'arrêter d'un homme à l'autre. « Hum... Il m'en aurait fallut de plus chétifs encore, pour mes expériences... Tant pis. », murmura-t-il pour lui-même, avant de se tourner vers l'opulent marchand.
« Dis-donc, tas de viande, c'est tout ce que tu proposes ? lança-t-il à son adresse - C'est que, sire Mestraylet, ces marchandises viennent de fort loin, et le dur voyage jusqu'ici en a tué plus d'un, protesta Arsouguin - Il n'empêche, à les voir, il ne s'agit-là que de racaille de Dalmitia. J'ai souvenance d'un temps où tu nous proposait des esclaves autrement mieux tenus. - Et bien, il faut dire, avec la crise, tout ça... - Il n'y a pas ici ce qu'il me faut, comme je devais m'y attendre, mais au moins espérais-je y trouver une quelconque barbe savante qui eu pu m'assister dans mes recherches. - Ho, mais vous savez, avec l'augmentation de la TVA, moi, je dois faire du gros, sinon j'ai pas ma marge... - Il suffit ! Regarde donc ces pourceaux, dont les regards bovins contemplent notre dispute sans en saisir un seul mot ! Ils sont pitoyables ! Comment veux-tu qu'un homme de qualité puisse trouver chez eux ce qu'il recherche ? - Et bien, sire, c'est-à-dire que peu de personnes partagent vos soucis en matière de marchandises déambulantes : pour la plupart, elles sont destinées aux travaux des champs ou à l'arène, lieux où les facultés recherchées sont avant tout physiques... - Bah, pourquoi perds-je mon temps à discuter avec toi ? Tu n'es... »
Missac, surpris dans un premier temps par l'agressivité du ton employé, su à la mine faussement contrite d'Arsouguin qu'il s'agissait-là d'une scène vue et revue, pratiquement un rituel entre lui et le dénommé sire Mestraylet. Néanmoins, il voyait là une possible échappatoire à l'arène (et aux amateurs de fesses dodues), aussi, malgré le danger encouru – quoique non connaisseur des usages en cours dans cette contrée, il aurait mit sa main à couper qu'un esclave n'était pas censé s'adresser à un noble sans y avoir été invité –, lança-t-il à l'adresse du nouveau venu : « Vous nous dites ignorants et sots, mais il y en a au moins un ici, sire, qui comprend votre langue ! » L'homme resta deux secondes interloqué, puis se reprit et, affichant un léger sourire, s'adressa à Arsouguin sur un ton plus doux : « Et bien ! Il semblerait que, pour une fois, tu proposes autre chose que de la piétaille. - Certes sire, mais cet homme est indiscipliné. Il mériterait mille coups de fouets pour avoir osé seulement vous adresser la parole. - En effet, tu as raison. Mais parfois, il faut savoir être magnanime. Son savoir se résume-t-il à la connaissance de notre langue ou bien a-t-il d'autres qualités ? - Parle ! lança l'esclavagiste à l'adresse de Missac - Je me nomme Missac d'Angeloi, répondit le jeune homme en dalmate. Je suis bon connaisseur des langues, que j'écris sans trop de difficultés. En outre, je connais bien des choses en mathématiques, médication et théologie. Enfin, les humanités ne me sont point étrangères. - C'est un nobliaud de province de Dalmitia qui dit s'y connaître en sciences de toutes natures, traduisit le marchand - Il devrait convenir. Je t'en offre dix-huit asquenis. » Le marchand ne contesta pas la somme offerte – la plupart des autres esclaves mâles étaient partis pour moins de dix asquenis – et, d'un coup de menton, indiqua aux gardes de détacher et de faire descendre Missac. On lui noua les mains avec une solide corde, on lui entrava les pieds et on lui plaça entre la nuque et les bras levés une lourde barre de bois reliée à une longue que l'on confia à un garde de l'acquéreur. « Je suis Astranagon Mestraylet, noble ministre du royaume de Ciman, sache-le, lui apprit ce dernier. Quant à toi, tu es désormais mon aide. »
Après une marche à travers la cité, qui donna l'occasion à Missac d'en admirer l'architecture et d'en observer certains usages, ils parvinrent en vue d'une demeure de pierres blanches – comme, du reste, la plupart des bâtiments qu'il avait pu observer dans la ville –, construite toute en hauteur sur environ quatre étages, pour peu qu'il eut pu en juger en l'observant de l'extérieur. Bien qu'elle fût d'une largeur semblable aux autres, elle semblait étonnamment étroite, bordée qu'elle était par des bâtisses trapues ne dépassant pas les deux étages. Outre la porte, la seule ouverture dans sa façade avant était une fenêtre ronde creusée à la hauteur de son dernier étage, juste sous le toit, d'un diamètre d'environ trois paumes*, mais Missac avait aperçu en arrivant deux fenêtres sur l'une des façades surplombant les bâtiments voisins. L'un des trois gardes qui escortaient son maître ouvrit la porte, et ils entrèrent tous cinq. Le ministre Mestraylet congédia ses soldats et appela ses esclaves, qui débarrassèrent Missac de son fardeau. Notre héros, à vrai dire, n'avais pas vraiment fière allure. D'une taille assez modeste, quoique n'étant pas un avorton, les mésaventures précédemment contée lui avaient fait perdre quantité de graisse – dont il n'avait pas un instant soupçonné qu'il fût pourvu du temps où il vivait à Carambrias – sans pour autant que celle-ci soit compensée par la musculature dont il était dépourvu, ce qui faisait qu'il était fort maigre. Si on y ajoutait ses bruns cheveux filasses et trop longs ainsi que son visage pointu, son menton volontaire et son nez avancé, on pouvait sans être trop cruel le comparer à un vautour déplumé. Il n'était pas laid, loin de là, mais n'était pas vraiment un prix de beauté, et son visage était tout entier empreint d'une candeur juvénile bien peu en rapport avec ses bientôt quinze printemps, ce qui n'en faisait certes pas un viril séducteur. Malgré sa servitude présente, il tentait d'arborer avec quelque succès un port noble et haut, qui ne dissimulait cependant guère ses craintes et incertitudes quant à son avenir. Sur ordre de Mestraylet, une jeune esclave à la peau claire et à la blonde chevelure témoignant d'une origine septentrionale, point trop désagréable à l'œil le dévêtit des hardes déchirés et salies qui lui servaient de vêtements sous le regard imperturbable de son maître – ce qui lui fit craindre pendant une minute que ce dernier comptait au nombre des amateurs de croupes rebondies de garçonnets – avant de lui apporter une bande de tissu brun qu'il utilisa pour se faire un pagne passable, à la manière des autres esclaves mâles de la maisonnée. Puis, ayant congédié sa servante, le maître des lieux, assis dans un élégant fauteuil dont toutefois le confort ne devait pas être la qualité première, s'adressa à lui : « Sache que j'ai eu plus qu'à mon tour l'occasion d'avoir comme esclaves des aristocrates d'anciennes provinces d'empires reculées comme Dalmitia, qu'un sort funeste ou quelque revirement de fortune ont conduits sur la route peu glorieuse de la servitude. Par conséquent, je tiens à t'épargner certaines déconvenues : ici, tu ne bénéficieras d'aucun traitement de faveur dû à ta noble condition. Tu n'es plus qu'un esclave désormais, anonyme d'une masse indistincte. Cependant sache que je ne suis pas le plus mauvais des maîtres, car mes serviteurs vivent bien souvent plus longtemps que chez aucun de mes voisins, alors même qu'un nombre considérable d'entre eux est à la peine dans mes champs et mes mines. Aussi, si tu respectes mon autorité naturelle, si tu obéis sans faillir à mes ordres, si tu me témoignes le respect que tu me dois, tu n'auras pas à te plaindre de ton sort. Tu pourras même, peut-être, t'attirer ma considération et par-là bénéficier de certains privilèges inaccessibles à ton rang. En un mot : sers-moi bien et tu n'auras nullement à t'en plaindre, déçois-moi fusse une seule fois et le fouet viendra caresser tes épaules. » Cette longue tirade, le vieil homme la déclama d'un seul trait, sans ciller ni bouger, plantant ses yeux sombres droit dans ceux, clairs, de Missac, qui détourna le regard et acquiesça sans un mot. Alors le ministre sembla se détendre. Il sembla même à Missac qu'une esquisse de sourire fit jour à la commissure de ses lèvres, plissant sa peau parcheminée. Puis, sur son ordre, un esclave apporta un plateau de fruits à son maître. Ce dernier se saisit d'un et le lui lança, un rond et coloré d'orange, qu'il n'avait jamais vu. « Mange donc ce fruit, sa chair te désaltèrera. Ensuite Oron – il désigna l'esclave musculeux d'une trentaine d'années au crâne rasé qui avait apporté les fruits et dont le teint légèrement halé ainsi que la forme générale du visage trahissaient une ascendance cimanienne – te diras quoi faire pour le restant de la journée. Tu verras dès demain matin ce que j'attends de toi. Là, je suis fatigué et vais me reposer. » Puis il se leva et regagna sa chambre, tandis que sa nouvelle acquisition suivait le dénommé Oron. Notre héros nota simplement que son nouveau maître avait emporté avec lui pour « se reposer » trois jeunes et belles esclaves. Sûrement pour monter la garde.
Ayant passé la fin de l'après-midi au nettoyage des sols du premier étage de la demeure – bien plus vaste que son estimation première –, Missac avait eu tout loisir d'observer l'agencement des lieux. Le rez-de-chaussé était divisé en deux pièces. La première, qui donnait sur l'entrée et dans laquelle Mestraylet lui avait parlé, semblait faire usage de pièce à vivre. Il avait pu admirer la beauté de son ameublement et noter la présence de sortes de sièges allongés destinés, surement, à s'y délasser. Un brasero était situé en son centre, où des braises rougeoyaient en permanence, sans que rien ne laisse savoir s'il s'agissait d'une pratique religieuse ou d'une simple mesure d'agrément – malgré la chaleur de la ville, il régnait dans ce bâtiment une appréciable fraicheur, surement due à son revêtement de pierres, qui pouvait justifier la présence d'un chauffage, surtout pour un vieil homme. La seconde contenait en son centre une vaste déclivité dallée, qui devait pouvoir se remplir d'eau, autour de laquelle on avait installé des piliers, à la mode iliandaise. Dans la première pièce, un escalier situé dans le coin droit attenant à la porte d'entrée menait au premier étage. La pièce principale en était un couloir de la forme d'un T dont le sommet se trouverait côté rue, qui comptait à chacune de ses trois extrémités une fenêtre. Deux rangées de cinq salles occupaient le reste de l'étage, qui abritaient chacune quatre lits destinés aux gardes et aux contremaitres. Ces salles ne comportaient aucune fenêtre, si bien qu'il y faisait fort sombre et que leurs occupants, s'ils voulaient avoir de la lumière, étaient contraints d'utiliser des lampes de naphte et des chandelles de graisse, qui laissaient au sol, sur les murs et aux plafonds des dépôts noirâtres que notre héros et quelques-uns ses compagnons de condition tentaient, tant bien que mal, de nettoyer. De ce qu'il comprit en discutant discrètement avec les autres esclaves, ce travail était entreprit tous les vingt jours, et comptait parmi les plus enviables qu'ils aient à exécuter. Il apprit également que l'étage supérieur était semblable à celui-ci. Le troisième, quant à lui, servait de remise pour la viande et de cuisine pour les gardes et les esclaves. Quant au dernier étage, il abritait une salle généralement fermée, dans laquelle Mestraylet passait une bonne partie de ses soirées et nuits, et à laquelle peu d'esclaves – et aucun de ceux qui nettoyaient en sa compagnie – étaient jamais entrés. Enfin, il apprit que son maître, fort riche – il était, au dire d'un jeune esclave du nom de Melsurio que sa peau sombre désignait comme un habitant des contrées du sud, par-delà la mer intérieure, le plus important propriétaire terrien de la cité –, avait organisé le travail de ses esclaves en équipes qui se relayaient toutes les semaines dans ses champs, ses mines et sa domesticité, et que seules les femmes et une poignée d'hommes, le plus souvent rendus inaptes aux travaux physiques par l'âge ou qui l'avaient bien servi, avaient le privilège de vivre dans la propriété principale. Ceux-là étaient logés dans une sorte de remise sise au fond de l'immense jardin cerclé par les habitations et préservé d'elles par un haut mur, pour lui éviter les affres des terribles vents secs chargés de sable qui circulaient constamment dans les rues de la ville, où ils bénéficiaient du confort certain de planches couvertes de paillasses et dormaient sans entraves quoique sous bonne garde, alors que les autres étaient chaque soir escortés de l'autre côté de la ville dans des entrepôts sans grâce où ils couchaient à même le sol, enchaînés. A sa grande surprise, c'est dans cette remise de privilégiés qu'on le conduisit à la fin de sa journée de labeur.
* : Il s'agit, bien entendu, de la paume knébite, qui mesure 2,79 pieds shikazar, ou encore dix-neuf pouces klobariens un quart. Comptez une soixantaine de centimètres.
Dernière édition par Brath-z le Jeu 17 Juin - 13:00, édité 2 fois |
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| Sujet: Re: Originales et peu communes aventures de Missac d'Angeloi Sam 5 Juin - 13:15 | |
| 2) Où l'on découvre les joies de la médecine au royaume de Ciman
Il fut éveillé le lendemain matin par les contremaitres, qui assignèrent aux esclaves leurs taches pour la journée. Missac fut conduit jusqu'à une trappe discrètement aménagée dans le jardin qui, ouverte, dévoila un escalier descendant menant à une salle souterraine. En attendant le réveil de son maître, il fut chargé de la dépoussiérer et ranger. Bien qu'on l'eût enfermé, il fut soulagé de constater que nulle surveillance ne lui était imposée pour ce faire. Aussi en profita-t-il pour observer plus attentivement le lieu en question. La pièce était rectangulaire, longue d'environ seize pas* et large de six. Le centre de la pièce était occupé par une massive table de pierre rectangulaire sur laquelle était scellée une planche de bois de même taille, approximativement celle d'un homme particulièrement robuste. Des attaches de cuir disposées çà et là attestaient de sa nature d'étude. Au plafond, surplombant la table, une large ouverture d'où parvenait un rai de lumière solaire, que l'on pouvait apparemment refermer de l'intérieur à l'aide d'une trappe. Dans des aménagements aux murs reposaient des torches éteintes. Au mur du fond, sur lequel n'était disposée qu'une seule torche, étaient accolés deux meubles à étagères où Missac distinguait des ustensiles de verre et de cuivre, certains renfermant des liquides, des livres et rouleaux soigneusement ouverts et disposés les uns aux côtés des autres qui, pour autant qu'il puisse en juger sans les examiner en détail, détaillaient l'anatomie humaine, ainsi que des outils en bois, en cuivre et en fer, probablement destinés à opérer. De chaque côté de la table centrale, on trouvait un petit chariot comportant deux tiroirs et un plateau, où étaient disposés des outils semblables et de nombreuses notes griffonnées. Entre l'escalier et la table, face à cette dernière, se trouvait un lourd lutrin visiblement scellé dans le sol, sur lequel reposait un vénérable ouvrage, fermé mais dans les pages duquel était disposé un repère. Enfin, dans un coin près de l'entrée, trônait un balais qui n'attendait que deux bras vigoureux pour nettoyer l'épaisse couche de poussière, probablement due à la combustion des torches, dans laquelle reposait tout cela. Avant de s'atteler à sa tache de nettoyage, il se dirigea vers le tome et l'ouvrit à la page du repère. Il s'agissait manifestement encore d'un ouvrage d'anatomie, quoique certaines illustrations le laissèrent perplexe. L'écriture, petite et serrée, n'était pas la même que sur les notes des chariots. A sa grande surprise, il s'aperçut qu'il parvenait à saisir le sens général de ce qui était écrit. Il s'agissait d'une forme bâtarde d'énochien, dans laquelle il reconnaissait certains éléments caractéristiques d'autres langues de l'ancien empire d'occident, ainsi que certains symboles plus ésotériques. Certains schémas étaient légendés, mais il ne parvenait pas à reconnaître la langue utilisée pour ce faire. De ce qu'il comprenait, la page repérée traitait de l'extraction de certaines malignes essences qui corrompaient la chair et la boursouflaient sans que rien puisse l'empêcher. Missac referma l'ouvrage avec une moue dégoûtée – la Dalmatie avait hérité de l'empire d'occident la conviction que la chirurgie n'était qu'œuvre impie, lui préférant les prières adressées aux dieux et les décoctions de plantes médicinales –, empoigna le balais et entreprit de nettoyer l'endroit. Ce n'est qu'après une bonne heure de travail que Mestraylet arriva. En voyant quelqu'un s'agiter à l'intérieur, il marqua une pause, avant de se ressaisir. « Ah, oui, je t'avais oublié. Je vois que tu as nettoyé la pièce. C'est bien, très bien. Mais repose ce balais à présent, tu vas avoir l'insigne honneur de me seconder. » Sans un mot, Missac reposa son balais où il l'avait prit et rejoignit son maître devant le lutrin, tandis que deux esclaves déposaient sur la table un homme visiblement à l'article de la mort, avant de l'entraver à l'aide des lanières de cuir. Sans un regard pour l'homme, le médecin ouvrit le pesant volume à la page repérée, la parcourut en diagonale avant de tourner les pages. Il s'arrêta une dizaine de pages plus loin et s'écarta du lutrin pour laisser son assistant lire ce dont il était question. Les illustrations étaient suffisamment éloquentes : on y voyait un homme à la jambe tranchée. « Tu l'as surement deviné, je fais profession de médecin, et c'est notamment pour m'assister que je t'ai acheté, car mon âge a rendu mon œil moins précis, ma main moins leste et mon esprit moins alerte, aussi ais-je besoin pour m'épauler d'un homme suffisamment savant à qui ne manquent ni la jeunesse ni la vigueur. » Il ajouta, évaluant Missac d'un regard de haut en bas : « Sur ce dernier point cependant il y a bien des choses à arranger, mais cela s'arrange facilement à l'aide d'une vie saine, que mon service te prodiguera certainement. » Tandis que le jeune homme lisait la page indiquée, il rassembla quelques notes éparses sur l'un des deux chariots et disposa sur le plateau quelques outils métalliques qui étaient loin d'inspirer la plus grande confiance. « Cet homme est un gladiateur qui a hier soir reçu une grave blessure à la jambe sans pour autant en périr. Pendant la nuit, une gangrène fulgurante s'y est développée, qui l'a semble-t-il contaminé jusqu'aux reins. C'est l'occasion où jamais de voir si une amputation aussi tardive peut empêcher la maladie de continuer à croître. On dit que la gangrène infecte le sang de sa victime, aussi nous faudra-t-il surement le drainer après l'amputation. Si l'homme survit, nous tenterons alors de remplacer le sang perdu par le substitut que j'ai mit au point, dans la vasque, là-bas ». Ce disant, il désigna l'un des meubles du fond, sur la troisième étagère duquel reposait en effet une vasque emplie d'un liquide épais et visqueux. Puis, s'étant munit de long gants de cuir remontant jusqu'au coude et d'un masque du même matériau, il déchira le vêtement du gladiateur à hauteur de la jambe gauche, laissant paraître le membre déjà pourrissant. Une odeur de putréfaction envahit la pièce. Missac, bien qu'habitué à la vue du sang, manqua défaillir. Devant son air déconfit, Mestraylet sourit de toutes ses dents et, lui tendant une paire de gants identique à la sienne, lui lança : « Te voilà bien pâle. Veux-tu que je te soigne également ? ».
L'homme ne survécut pas à l'amputation de sa jambe. La scie avait sans problème tranché la chair, mais avait buté à plusieurs reprises sur l'os, ce qui avait réveillé le malade qui s'était alors mit à crier et à s'agiter en tous sens malgré ses entraves. Après que Missac eût bâillonné et serré plus étroitement le malheureux, le vieil homme avait emprunté une hache à l'un de ses gardes pour trancher le membre plus directement, au risque de couper un muscle ou une artère. Sans grand espoir de guérir leur « patient », les deux hommes avait alors résolu d'essayer quand même de siphonner son sang et de le remplacer par le substitut mit au point par Mestraylet, mais le temps de monter le réseau de tuyaux de cuivre nécessaire à l'opération, l'homme avait expiré. « Tant pis, lança avec dépit le maître. Nous aurions dû monter les tuyaux plus tôt. Il faudra y penser la prochaine fois. Va donc demander là-haut s'il n'y a pas d'autre sujet que l'on pourrait m'amener, puis reviens nettoyer tout ça. Nous allons ensuite tenter de combiner quelques essences fort intéressantes. » Mestraylet eût deux autres patients dans la matinée. Le premier était un esclave du palais que le prince Termisophon, cruel héritier du trône, avait éborgné par jeu. Après l'avoir endormi à l'aide d'une mixture brunâtre fort odorante, le vieil homme l'attacha sur l'étude. Puis, épaulé de Missac, il évida tout à fait la cavité oculaire, prenant grand soin de ne pas trancher le nerf. Rabrouant son assistant qui tournait de l'œil, le médecin le chargea de nettoyer l'orifice du pus qui l'emplissait peu à peu, le temps qu'il aille chercher de quoi remplacer l'œil perdu. Aussi miraculeux que cela paraisse, l'esclave mutilé ne se réveilla pas ni n'expira, et Missac accompli sa tache de manière correcte sans défaillir. Après avoir décroché grâce à une minuscule pince les derniers lambeaux de chair, il hydratait légèrement d'eau la cavité à l'aide d'un récipient de cuivre surmonté d'un fin tuyau se terminant en bec et l'essuyait grâce à un linge à peu près propre. En s'abstrayant de l'horreur de la situation, il parvenait, à sa grande surprise, à surmonter son dégoût et ses préventions. Lorsque son maître revint, il n'eut pas à supporter la moindre remontrance. Il avait manifestement fait correctement son travail. Le vieil homme sorti du sac qu'il transportait une bille qu'il plaça dans l'orifice à la place de l'œil manquant. Toute l'opération n'avait pas duré une heure. Mais, à peine avaient-ils nettoyé la table et fait bruler l'œil perdu – les restes humains et les corps étaient immédiatement mis à consumer après opération, pour éviter que ne se propage quelque maladie – qu'un serviteur vint prévenir Mestraylet qu'un chevalier du roi se sentait mal et réclamait ses services. Accompagné de Missac et de deux gardes, qui portaient chacun un sac empli de fioles et d'outils de chirurgie, le ministre se rendit chez le malade. Après l'avoir examiné à l'aide de plusieurs outils, après avoir entaillé le bout de son doigt pour observer la consistance de son sang, il prescrivit au chevalier une décoction de son invention à prendre pendant quelques jours, jusqu'à ce qu'il aille mieux. Missac était particulièrement soulagé de n'avoir pas à opérer une fois encore.
* : Je me demande encore s'il est bien nécessaire de le préciser, mais les pas dont il est ici question sont, bien entendu, ceux du héros Charzinu Moriaki de Littérugie. A la louche, je dirais dix-huit mètres.
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| Sujet: Re: Originales et peu communes aventures de Missac d'Angeloi Sam 5 Juin - 13:17 | |
| 3) Où l'on apprend la situation du royaume
Après qu'ils fussent revenus dans la propriété, le maître désigna à son esclave l'un des sièges allongé, avant de prendre place sur un autre, plus proche du braséro. Une esclave que Missac n'avait jamais vue vint leur porter un plat de viande sur un plateau doré, qu'elle déposa sur une table basse disposée entre les deux sièges, à hauteur de tête. A l'invitation de Mestraylet, Missac se servit dans le plat et mangea à pleine dents. Il était à la fois surpris et inquiet de la manière soudaine dont son maître le traitait – qui n'était certes pas la manière usuelle dont était traité un esclave, il en aurait juré – et se demandait à quelle sauce il allait être mangé. Toutefois, la viande n'était pas droguée, pas plus que le vin qu'apporta un autre esclave, et le vieil homme n'avait visiblement aucune vue déplacée sur lui, aussi se détendit-il un peu. Ils mangèrent en silence un moment, jusqu'à ce que l'esclave musculeux nommé Oron leur apporte, comme la veille, un plateau de fruits. Alors qu'il se plaçait dans l'embrasure entre les deux pièces, empêchant quiconque de pénétrer, le maître se redressa, s'asseyant sur le siège comme sur un banc et, s'emparant d'une tranche d'un curieux fruit, jaune et juteuse, qu'il dégusta, se mit en devoir d'apporter à son esclave et désormais aide quelques informations sur la situation du royaume.
Ainsi apprit-il qu'il se trouvait à Oratès, la capitale du royaume de Ciman, qui fut autrefois la plus riche des provinces de l'empire d'occident, située à l'est de la mer intérieure, dont le souverain actuel était Antanazagorias IV le Pustuleux, un homme fat et sot, d'une laideur extrême comme seul un nombre incalculable de générations de consanguinité pouvait en engendrer, qui vivait en son palais sis au beau milieu de la ville, entouré d'une foule de courtisans qui s'imaginaient, en se rapprochant de lui, bénéficier d'une parcelle de son pouvoir, lequel avait en fait été, du temps de ses aïeux, totalement remit en les mains des ministres, de riches et fins commerçants et savants autrement plus aptes à la gestion du royaume que les barbares dépravés qui lui tenaient lieu de noblesse, sans parler, bien entendu, de l'ingrat couronné lui-même. Parmi ces ministres figurait en bonne place son maître, Astranagon Mestraylet, savant anobli par Bellagec XIII le Souffreteux plus d'un demi siècle plus tôt, chargé des affaires cultuelles, qui avait acquis sa place vingt-cinq ans auparavant et la défendait depuis de haute lutte face aux ambitions démesurées de certains clercs autrement plus jeunes que lui et qui, donc, s'estimaient autrement plus capables que lui d'assurer une telle fonction. Ils comprenaient rapidement que la fougue de la jeunesse ne remplaçait pas, dans ce domaine si subtil des équilibres du pouvoir, le calcul et la rouerie prodigués par l'expérience. En général juste avant de périr d'un « accidentel » empalement sur leur propre épée ou d'une « accidentelle » chute dans la cage des fauves du cirque, ou alors d'un tir « accidentel » à travers le crâne lors d'une partie de chasse dans les forêts royales. Parce que, malgré sa proximité avec le désert – proximité à ce point remarquable que Missac n'avait même pas remarqué être sorti du désert avant d'être entré dans la ville, laquelle disposait d'ailleurs d'un climat en tous points désertique et de rues jonchées de sable –, Oratès disposait d'une forêt. Il s'agissait du caprice de Finerionzingos II le Bâtard, qui avait été, du fait d'une probable ascendance extérieure à la famille royale, comme l'indiquait son surnom, le moins débile et cruel roi de Ciman de ces deux derniers siècles. Des cohortes d'esclaves avaient planté quantités d'arbres de toutes sortes et, contre toute attente, cette entreprise démente avait finit, après plus de deux décennies de labeur effréné, par donner naissance à une forêt dont la luxuriance était incontestable. L'exploit était d'autant plus remarquable que le roi, qui n'avait pas voulu spolier les sujets de sa capitale de leurs cultures, avait choisi les terres du nord de la cité, qui étaient inutilisées du fait de l'aridité plus prégnante encore que dans le reste de la ville et de la stérilité de la terre. Le fait que près d'un siècle durant ses successeurs – il n'avait pas vécu l'achèvement de son rêve fou – durent priver d'eau une bonne partie des provinces et apporter sans cesse de la terre arable de territoires lointains pour permettre à sa forêt de survivre et de prospérer ne retirait rien de la majesté de l'œuvre. D'ailleurs... Pendant encore de longues minutes, Mestraylet, parti sur sa lancée, débita d'un ton étrangement monocorde un flot continu d'informations sur le royaume, sa capitale et sa situation. Missac, qui se forçait à écouter pour en apprendre le plus possible, ne parvenait guère à tout saisir.
Il apprit en outre que le royaume de Ciman se targuait d'être une démocratie. En effet, tous les sujets « de valeur », c'est-à-dire nobles ou ayant assez de bien pour payer les – lourds – impôts royaux, pouvaient participer au pouvoir de décision politique au travers de réunions hebdomadaires dans toutes les capitales de provinces. Ces réunions se nommaient « parlementations » et, de l'avis de Mestraylet, il s'agissait là d'un nom tout à fait approprié étant donné qu'on y parlait, mentait et s'y lamentait, sans que cela ne change d'ailleurs la politique du royaume de manière fondamentale. Le roi était théoriquement élu par ces sujets « de valeur » à la mort de son prédécesseur. Cependant, depuis la fondation du royaume, on n'avait jamais vu quelqu'un d'autre que le fils aîné du roi lui succéder*. A vrai dire, hormis en une occasion – la succession de Kantamar le Gras, à laquelle avait prétendu outre son fils, le futur Lorento IV le Cruel, son beau-frère Koïlindon le Torve, qui s'était soldée, de fort vilaine façon, par le démembrement public du beau-frère –, on n'avait jamais vu d'autre prétendant au trône que l'aîné. De fait, il était devenu courant d'appeler ce dernier « héritier » et, pour s'assurer qu'il y en eût un, la tradition s'était instaurée parmi les Grands – les nobles proches de la lignée royale – d'offrir leurs filles, épouses et même mères au souverain. Ainsi, le nombre de fils et filles du roi pouvait-il rapidement devenir élevé. Plus de deux siècles auparavant, Orgninon II le Fourbe avait eu trente-et-un fils tous de mères différentes pour un règne de moins de deux ans. Et encore ne compta-t-on pas la vingtaine de rejetons qu'il avait eu avant d'accéder au trône, ni ses filles, plus nombreuses encore. On assura de cette manière la continuité politique du royaume, mais la dégénérescence due à la proximité du sang fit des rois de Ciman et des Grands du royaume des êtres contrefaits, idiots jusqu'à la folie, et d'une rare cruauté, que tous les artifices déployés par les conseillers et ministres ne parvenaient pas à cacher au peuple. Cependant, bien que les surnoms des rois fussent, depuis plusieurs siècles déjà, bien peu flatteurs, il était interdit de critiquer le roi, qui était aussi – et surtout – l'interprète de la volonté des Dieux. Car des Dieux, ils en avaient, les Cimaniens. A l'origine, le royaume se résumait à la cité de Stongian et ses environs. La religion officielle d'alors était encore peu ou prou celle de l'Empire d'occident, à savoir la croyance en Xonorion-le-dieu-unique. Cependant, en-dehors de cette mince bande de terre située au bord de la mer intérieure, les anciennes terres impériales étaient revenues à leurs cultes ancestraux. Une ribambelle de divinités était célébrée dans l'ancienne province. Lorsque le royaume de Ciman s'agrandit en empiétant sur ces territoires redevenus sauvages, il ne put imposer, comme l'Empire, son règne en matière religieuse. Aussi dut-il s'accommoder de la coexistence à peu près pacifique d'une myriade de cultes, qui au fil des siècles s'insérèrent dans un panthéon souvent bien aléatoire et mouvant suivant les provinces du royaume. Face aux innombrables guerres civiles qui eurent lieu, le roi Théodorimporio Ier l'Iconoclaste créa un ministère du culte chargé d'harmoniser en douceur la religion dans le royaume. En la matière, les incessants gains et pertes de territoires du royaume ne lui facilitaient pas la tache, étant donné qu'il ne se trouvait pas dans la région deux villages distants de plus d'un kilomètre pour vénérer les mêmes Dieux, et encore moins dotés des mêmes attributions. Aussi la charge de ministre du culte mua-t-elle peu à peu en juteuse place à prendre dénuée de toute responsabilité. Traditionnellement, elle était donnée au représentant d'un culte auquel le roi – ou, plus vraisemblablement, le procurateur général, sorte de chef des ministres – était favorable. Mais même les plus fanatiques zélotes de Mirtanis-maître-de-la-foudre ou de Zélion-le-dieu-des-dieux, confrontés à l'immensité de la tache, avaient abandonné l'idée de convertir le peuple à leur foi. La situation religieuse du royaume était telle que rien n'empêchait que parvint, à ce poste devenu véritable rente d'état, un laïc, cynique de la plus belle eau.
Car si Mestraylet ne contestait pas l'existence des Dieux, il constatait en revanche quotidiennement qu'ils n'en foutaient manifestement pas une rame pour aider les hommes. Aussi résolut-il d'agir de même envers eux**, raison qui le vit d'emblée se contenter de traiter les affaires courantes – ce à quoi ces prédécesseurs n'étaient réduits qu'après d'aussi nombreuses que vaines tentatives de changer les choses – et même, l'âge venant, laisser ces menues occupations à ses secrétaires. Il ne pouvait s'empêcher de constater d'ailleurs que, depuis un quart de siècle qu'il se chargeait – ou plutôt ne se chargeait pas – des affaires cultuelles, pas le moindre conflit religieux n'avait éclaté dans le royaume, ce qui était une ère de paix particulièrement longue. De paix intérieure, bien sûr. Parce qu'à l'extérieur, le royaume de Ciman était en guerre permanente depuis sa fondation. Ceci expliquait d'ailleurs peut-être sa relative stabilité. En effet, à chaque début de jacquerie, les recruteurs royaux – choisis pour leur gabarit appréciable, leur capacité à manier marteaux de guerres, haches d'armes et espadons, et leur sens inné de la diplomatie – engageaient de force dans les armées royales les paysans révoltés et leurs fils. Sur l'un des innombrables fronts, revêtus de l'uniforme rouge sang et vert pétant de l'armée cimanienne, arborant sur le torse les larges cercles concentriques blancs, mauves, noirs et jaunes qui formaient l'emblème traditionnel des « auxiliaires » de l'armée et coiffés de longs cylindres de tulle durcie peints en bleu ciel, face aux troupes ennemies bien décidées à venger leurs frères tombés plus tôt, ils pouvaient difficilement faire autrement que de se battre – et généralement mourir, car ces « recrues presque volontaires », comme on les nommait dans le jargon administratif imagé de Ciman, outre que leur uniforme, peu épais, était, comme vous l'avez pu constater, particulièrement voyant, étaient équipées en tout et pour tout d'un couteau de vingt centimètres et placées traditionnellement en première ligne – pour ce royaume contre lequel ils s'étaient révoltés. Bien sur, la perte de nombreux hommes réduisait les récoltes des provinces révoltées, mais l'administration du royaume était faite de telle sorte que ce soient les paysans eux-mêmes et non leur seigneur, et encore moins leur roi, qui en souffrit. De plus, le royaume était suffisamment vaste pour que la perte de quelques milliers de paysans ne soit guère dommageable au reste de la population. Au pire, le commerce avec les cités par-delà la mer intérieure permettait, moyennant quelque déficit supplémentaire, de combler les pertes. En cas de révolte vraiment importante, les disparités religieuses permettaient fréquemment de tourner les « sujets libres » les uns contre les autres. Si, vraiment, se constituait un front uni de paysans soulevés, on les affamait en les mettant en concurrence avec des esclaves glanés à l'étranger pour l'occasion qu'on envoyait se faire pendre ailleurs une fois la crise passée, parce qu'ils coûtaient plus cher à entretenir que d'honnêtes paysans qu'on pouvait laisser mourir de maladie ou de dysenterie sans problème, vu qu'ils étaient, eux, libres. Ainsi, dans le royaume de Ciman, toutes les révoltes avaient-elles été gagnées par les plus riches, qui estimaient – à juste titre, puisque le royaume restait stable depuis des siècles – que le plus sûr moyen de rester en place était de présurer les plus pauvres.
Tout au long de son – long – exposé, le vieil homme avait guetté sur le visage de Missac son opinion sur la situation, qu'il n'eût guère de mal à évaluer, le jeune homme n'étant guère habile à la dissimulation. Il avait même plusieurs fois manqué d'intervenir pour faire savoir sa profonde désapprobation, et seule la perspective d'une punition l'avait empêché de ce faire. Puis le maître se leva et parti procéder à quelque ablution dans la pièce voisine, laissant sur place un Missac totalement interloqué, à qui Oron fit signe de nettoyer la pièce d'entrée. Lorsqu'ils revinrent dans la pièce souterraine, le soleil approchait de son zénith. Mestraylet s'était changé au sortir de son bain, revêtant une toge blanche liserée de rouge, et, laissant à Missac le soin de ranger outils et médications et de nettoyer tout à fait l'endroit, se rendit à son ministère pour y exercer sa charge publique, ce qui ne semblait guère le réjouir plus que cela. Notre héros eut donc toute latitude pour, l'après-midi durant, lire plus en détail les pages du livre imposant où étaient détaillées les opérations qu'ils avaient effectué. Il s'attacha également à décrypter quelques-unes des notes manuscrites disposées sur les chariots, et qui étaient le plus souvent des observations de Mestraylet sur tel ou tel mal qu'il avait observé au cours de sa – longue – carrière de médecin. S'y trouvaient également les recettes de quelques décoctions et autres potions, souvent peu ragoûtantes. Les papiers étant rangés pèle-mêle dans les tiroirs, empilés les uns sur les autres sans aucune logique, il entreprit de mettre un peu d'ordre dans tout ça. Puis, il nettoya et graissa les ustensiles de médecine – tous en cuivre ou en fer –, classa les fluides disposés sans logique dans les étagères du fond suivant la taille et la forme de leurs contenants et la couleur de leurs contenus, tenta, sans grande réussite, de les associer à l'un ou l'autre des feuillets de Mestraylet, et autres taches du même genre. Au bout d'un temps, il s'aperçut que la nuit était tombée et craint un instant qu'on l'ait oublié. Mais l'esclave dénommé Oron qui semblait avoir la confiance de son maître vint le trouver et lui fit savoir que ce dernier l'attendait au quatrième étage.
* : Bien que lorsque Viringone III l'Inverti succéda à Zoltan IX le Mal-Aimé, on se soit sérieusement demandé si on avait porté accidentellement une femme sur le trône. Viringone III ayant prit l'habitude au cours de son règne de descendre nu dans l'arène pour s'offrir publiquement aux gladiateurs, chacun pu vérifier qu'il était bien le fils, et non la fille, de son père. ** : Ceci-dit, l'honnêteté m'oblige à préciser que l'homme n'avait jamais vraiment eu de religion. De mémoire d'homme, nul ne l'avait jamais vu participer à une célébration religieuse en dehors de ses obligations officielles, et s'il avait bien été une fois, enfant, au temple de Bazeturi-le-divin, c'était pour y voler la cassette sacerdotale, suite à un pari. |
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| Sujet: Re: Originales et peu communes aventures de Missac d'Angeloi Sam 5 Juin - 13:20 | |
| 4) Où l'on découvre le véritable centre d'intérêt d'Astranagon Mestraylet
A la suite d'Oron, il gravit les escaliers jusqu'au quatrième étage. Là, une épaisse porte de bois était entrouverte, qui donnait, ainsi que Missac pu l'observer par-dessus l'épaule de son devancier, sur une vaste salle occupant tout l'étage. Oron frappa vigoureusement à la porte et, sur l'ordre de son maître, fit entrer le jeune homme, avant de fermer derrière lui et de descendre, probablement pour se coucher. La pièce n'était pas éclairée, mais les dernières lueurs du jour s'y infiltraient par l'œil de bœuf qu'il avait eu l'occasion d'observer du dehors la veille, en haut du mur situé sur sa droite, ainsi que par une large ouverture donnant sur le jardin, occupant presque la surface du mur de gauche et qui – luxe suprême ! – était couverte d'une vitre d'un seul tenant, sans aspérité ni défaut aucuns, épaisse de moins d'un doigt pour autant qu'il en puisse juger, et dont le cadre de métal était solidement incrusté dans le mur. Du côté le plus éloigné de lui, un genre de mécanisme avec levier et roue crantée devait permettre de tourner la vitre pour la laver ou aérer la pièce. Devant la verrière, Mestraylet, assis sur une chaise, était à moitié penché sur un chevalet supportant un étrange outil, un cylindre évasé dont la face la plus large était dirigée vers la vitre. Calé contre le mur du fond, il y avait un chariot semblable à ceux de la salle de médecine, qui, comme ces derniers, était encombré d'un capharnaüm de notes manuscrites et d'objets métalliques à l'usage indéterminé. Une table haute, ronde, d'un diamètre modeste, supportant une pile de livres anciens et pas tous dans le meilleur état, était calée dans le coin. Hormis ces éléments, l'ameublement se réduisait à deux tabourets à trois pieds et une planche de bois inclinée, calée sur un socle en métal à première vue scellé dans le sol de pierre. Le sol, justement, était littéralement constellé d'objets. Des kilos de papier noirci côtoyaient des lentilles de verre brisée ou intactes, contre le mur de droite était posées des fioles pleines scellées à la cire, des instruments de cuivre et de bois étaient éparpillés un peu partout. Manifestement, le ministre n'était pas doué pour le rangement, et une épaisse couche de poussière recouvrait les lieux. Missac soupira intérieurement en songeant qu'il lui faudrait sûrement, là aussi, nettoyer et ranger tout cela. En tous cas, et cela le réjouit, l'endroit n'était pas fait pour la médecine. Sans même relever la tête, Mestraylet fit signe à son aide de s'approcher, ce que le jeune fit sans poser de question. Le vieil homme le fit asseoir sur le siège et lui plaça devant l'œil gauche la face plus réduite du cylindre. « C'est une lunette, comme en on l'usage certains marins orientaux, expliqua le maître. Je lui ai apporté quelques améliorations, bien sur. Elle permet de contempler plus justement qu'avec les yeux de l'homme la nature des astres. Que vois-tu ? » Le jeune esclave dut convenir qu'il ne voyait pas grand chose, en fait. Quelques lumières floues apparaissaient sur un fond bleu pâle qui partait en dégradé vers le rouge à hauteur de l'horizon. En manipulant un peu la lunette, il parvint à avoir une image plus nette, et put admirer le palais royal avec une précision telle qu'il s'en serait cru à quelques mètres à peine. Mais d'astre, point. « C'est qu'il fait encore trop jour. Nous allons attendre que la nuit tombe tout à fait, et tu pourras à loisir contempler les cieux. » Le vieil homme marqua une pause, puis : « Dis-moi, toi qui es savant, ton peuple sait-il ce que sont les étoiles ? - Et bien, répondit avec hésitation Missac, l'évêque qui nous dispensait son enseignement tenait pour assuré qu'il s'agit des yeux des Dieux qui observent les hommes depuis les cieux. J'ai entendu une fois un aventurier ami de mon père m'expliquer que les sorciers Tergans, au-delà de la grande mer, les tenaient pour les manifestations physiques des esprits très anciens, qui guident ceux qui savent décrire leurs messages... - Et toi-même, qu'en pense-tu ? - Et bien... » commença Missac. Il n'avait à vrai dire jamais réfléchi à la question. Mais il tenta une hypothèse ardue. « Peut-être sont-ce quelques diamants incrustés avec talent dans la voûte céleste... - Ridicule ! l'interrompit le vieil homme. Comment, alors, pourraient-elles bouger au cours des saisons ? Non, en vérité, les étoiles sont de gigantesques perles qui évoluent dans l'éther sur des sillons invisibles à l'œil, à une vitesse à ce point réduite qu'on ne les peut observer bouger. Ces sillons sont tellement éloignés du monde que les étoiles, masses si imposantes qu'on serait en peine de leur trouver un objet de comparaison, nous paraissent minuscules, comme le sont les navires sur le point de disparaître à l'horizon. Et des étoiles, ainsi que je l'ai pu observer des années durant, il y en a de toutes sortes et de toutes couleurs. Les papiers que tu vois répandus ici sont les notes que j'ai réunies sur le sujet. Il te faudra les étudier et les connaître par cœur, pour que tu me sois utile. Alors, et alors seulement, je consentirais à t'expliquer l'intérêt de ces observations. »
Comme à son habitude, Mestraylet s'était exprimé d'un seul trait, sans presque respirer, et sur un ton sec. Il parla encore quelques minutes, essayant d'expliquer à Missac le principe de sa lunette. Lorsqu'il eut achevé de parler, la nuit régnait. La lune, qui n'était visible dans la pièce qu'au travers de l'œil de bœuf – et encore eut-il fallu se mettre debout sur un siège pour l'apercevoir – éclairait de sa blafarde lumière la ville, qui paraissait, à travers ce poste d'observation privilégié, plus blanche que jamais. La faible lumière lunaire ne suffisait pas à éclairer la pièce, qui était très largement plongée dans l'obscurité. Missac regarda à nouveau à travers la lunette, et put observer les étoiles comme jamais il ne l'avait pu auparavant. Mestraylet prenait régulièrement sa place, changeant l'orientation de la lunette, et laissait Missac observer tel ou tel phénomène intéressant. Le jeune homme vit ainsi, à travers l'objet, des coroles d'étoiles qui autrement étaient invisibles, des nuages lumineux, pareillement indiscernables à l'œil nu, qui semblaient immobiles sur le fond noir de la nuit, des étoiles qui semblaient, mais il n'en était pas sûr, changer de couleur, et toutes sortes d'autres curiosités. Puis le maître ramassa par terre une lampe à huile qu'il alluma. « Bien, dit-il d'une voix lasse, tu as pu te repaître de l'étrangeté des cieux un moment. Mais maintenant, je suis fatigué. Allons nous coucher. Demain, je n'aurais pas besoin de toi, ni pour la médecine, ni pour rien d'autre. Profites-en donc pour ranger ce laboratoire et apprendre les notes que j'ai rédigées. »
Le lendemain, après une nuit courte mais sans histoire, suivant l'ordre de son maître, il entreprit de ranger et nettoyer les lieux. Contrairement à ce qu'il avait craint, cela lui prit moins de deux heures, aussi avait-il toute la journée pour étudier les notes qu'il avait soigneusement classées par ordre d'ancienneté – le vieux savant avait prit l'habitude, comme Missac s'en était aperçu, de dater et numéroter ses feuillets – et rangées soigneusement dans les tiroirs du chariot. Cependant, il ne savait pas vraiment par où commencer, et l'essentiel de ce qui y était écrit lui semblait inaccessible, aussi se tourna-t-il vers les livres auparavant empilés sur la table haute, et qu'il avait disposés côtes-à-côtes, calés entre trois planches, sur le plateau du chariot, aux côtés des fioles et derrière les lentilles intactes, lesquelles il avait disposées sur un épais tissu noir pour ne pas les tacher ni les briser. Les anciens volumes traitaient le plus souvent de sujets peu en rapport avec l'astronomie, mais il en trouva toutefois deux qui semblaient faire l'affaire pour débuter son apprentissage en la matière. Si les Insondables mystères de nostre monde, de Tifurion Maravelisis, était une œuvre se rapprochant plus de la poésie lyrique – et fort lourde – que de l'étude scientifique, l'Introduction au Traité Théosophique, de Gorkan Hachesanglante, était, malgré le patronyme étrange de son auteur et son titre particulièrement abstrus, particulièrement instructif. Expliquant par le menu le rôle occupé par les étoiles dans les civilisations, il enseignait en outre leur importance dans les délicats équilibres régissant la vie des plantes et animaux, avant d'aborder le sujet, plus prosaïque, de leurs courses dans l'espace et des différentes classifications qu'on en peut faire suivant des critères aussi divers que la couleur, la forme du parcours, la présence ou non dans un ciel d'été, la visibilité ou non à l'œil nu, etc. Enfin, une cinquantaine de pages détaillaient avec force schémas dont l'intérêt semblait plus esthétique qu'autre chose les différentes constellations. L'ouvrage était fort long, aussi ne put-il en lire qu'une petite partie ce jour, remettant à plus tard les enseignements qu'il pourrait en tirer. Mais je vois que tout ceci vous a intrigué, aussi ne puis-je résister à la tentation de vous faire partager une partie de ce morceau de littérature en tous points remarquable :
Figurez-vous, Frères, que non contents d'être totalement insensibles aux subtiles variations de la bauxite ou du grès, Ceux de la surface ne les considèrent guère que comme de lourds matériaux, point toujours très fiables, et qu'ils en découpent des monceaux sans soucis aucun du respect de leurs lignes. Plutôt que de rester en contact, comme il convient, avec la terre et la roche, mères-de-tous, ils préfèrent vivre sous la menace persistante du ciel, avec ses intempéries et autres désagréments. Cette maladive idiotie, que du reste ils partagent avec les Bels Gens, ce qui n'étonnera nul d'entre vous, les pousse en de lamentables et pauvrettes suppliques aux cieux, dans l'espoir de voir ce qu'ils croient être des colères divines les épargner. Ainsi, ayant fait du ciel au lieu de la Terre-nourricière-origine-de-toute-vie le refuge des Dieux, ils l'observent sans mot dire et l'honorent de provendes qui, et pour cause, ne profitent à personne, sinon aux insectes et autres bêtes. Dans cette relation à ce qu'ils nomment « voûte céleste », leur fertile imagination a placé les étoiles au centre d'une cosmogonie en tous points comique. Figurez-vous qu'il ne se trouve pas deux de leurs peuples pour s'accorder sur la nature et la signification de ces perles, mais tous leur accordent une importance démesurée. Et que d'y voir le regard des Dieux, et que de croire que ce sont les larmes de cristal de quelques obscurs Gardiens des hommes. Il s'en trouve même pour croire – n'es-ce pas comique ? – que ce sont des amas considérables de gaz et autres fluides en perpétuelle combustion, situés à des distances absurdes. Vraiment, cette fixation sur les étoiles confirme plus que jamais l'intuition qui fut la notre de considérer ces singes pelés comme des êtres indignes de considération. Néanmoins, et puisqu'il nous faut aujourd'hui commercer avec eux, il convient de faire abstraction de notre mépris à leur égard, et de nous intéresser de près à leurs activités et croyances. L'étude du rôle des étoiles dans toutes leurs légendes et pratiques, dans leurs rites cosmiques et cosmogoniques, dans leur rythmes de vie, et dans combien d'autres circonstances, permettra à votre fameux serviteur, Gorkan Hachesanglante, d'aborder ensuite l'esprit clair leurs activités cultuelles et de comprendre comment le premier influença les seconds.
Tout l'ouvrage était du même tonneau, alternant des adresses à des « Frères » inconnus, des considérations méprisantes pour « Ceux de la surface » et, singulièrement, les « Bels Gens », et des observations précieuses et objectives. Les innombrables références à la terre et à la roche convainquirent Missac que l'œuvre était de la main d'un représentant de quelque tribu sauvage vivant dans des grottes et tunnels, comme celles dont Aldéric de Beaupantala, ancien compagnon d'armes de son père, lui avait révélé l'existence. Il ignorait qu'il y eut chez ces peuplades primitives des civilisations dotées d'écriture. Manifestement, c'était le cas. En tous cas, ce point de vue extérieur, pour hautain et méprisant qu'il fut, fournissait au lecteur une analyse assez fine. Là était l'important. S'étant tout d'abord consacré aux parties traitant de la course des étoiles dans le ciel et des différentes manières de les classer, il s'était ensuite penché sur les notes de son maître, déchiffrant avec difficulté son écriture serrée, qui traitaient peu ou prou des mêmes sujets. Il se trouvait précisément dans cette situation, le livre ouvert sur le dessin d'une trajectoire elliptique et une dizaine de feuillets disposés de part et d'autre, lorsque le vieil homme entra dans la pièce. « Et bien ! Tes lectures ont l'air de t'avoir passionné, pour que tu sois resté ici jusqu'au coucher du soleil ! » Effectivement, comme le constata le jeune homme, l'astre du jour avait disparu du ciel pendant sa lecture, ne laissant plus pour l'éclairer que les lampes qu'il avait allumées. « Je vois que tu étais plongé dans l'un de mes livres, dont la lecture, pour instructive qu'elle soit, me semble peu profitable à un novice comme toi, car ils nécessitent pour être compris des savoirs qui te font défaut. Lequel est-ce ? - C'est l'Introduction au Traité Théosophique, maître. - Ah. Un bien curieux ouvrage, en vérité. J'avais oublié que je l'avais laissé ici. Il s'agit d'une copie – fort coûteuse au demeurant – de la traduction d'un rouleau trouvé sur le corps d'un homme agonisant en plein désert il y a bien des années. La troupe qui l'a découvert me l'a apporté pour que je le soigne, mais l'homme mourut alors qu'ils me l'apportaient. Un étrange homme d'ailleurs : il était fort laid et contrefait, le corps difforme comme s'il avait été tassé dans le sens de la hauteur, et le visage recouvert d'une barbe fournie que mes esclaves avaient eu le plus grand mal à couper. Il était revêtu d'une armure de maille et portait au côté une hache finement taillée, que j'ai d'ailleurs gardée quelque part, et portait dans une sacoche une dizaine de rouleaux recouverts d'une écriture ancienne, que le procurateur général du royaume a fait traduire par des érudits étrangers et qui traitent de toutes sortes de sujets. Le Traité Théosophique et son introduction ont été conservés dans mon ministère, aussi ais-je pu en faire réaliser des copies, que j'ai conservées et qui me sont parfois utiles. » Au fur et à mesure qu'il parlait, l'homme semblait se remémorer l'épisode. Il marqua une longue pause avant de reprendre : « Cependant ce sont-là des ouvrages fort complexes. A tout prendre, je préfère te voir te consacrer uniquement à l'apprentissage de mes notes. Si le sujet t'intéresse, je consentirais peut-être à te laisser étudier ce traité un jour. Maintenant, donne-le moi, et va te coucher. J'ai fait aménager dans le jardin un réduit qui te servira pour dormir – car autrement, à rentrer te coucher aussi tard, tu risques de déranger les autres esclaves –, auquel Oron va t'amener. Va. » Sans dire un mot, le jeune homme ferma l'ouvrage, le donna à son maître et sorti. Sur le palier, en effet, l'esclave Oron l'attendait et le conduisit dans le jardin jusqu'à une sorte de petit belvédère qu'il avait remarqué auparavant. Pendant la journée, on y avait cloué des plaques de bois fort faisant office de parois et étançonné le toit de la même manière. A l'intérieur, bien qu'il fasse fort sombre, la seule ouverture en étant l'espace laissé libre entre deux poteaux qui servait d'entrée, il remarqua qu'on avait disposé une paillasse dans un coin, ainsi qu'un tabouret. Après le départ d'Oron, il s'allongea et s'endormit en contemplant à travers l'entrée le spectacle du jardin éclairé par la lune.
Les jours qui suivirent, il les passa dans l'observatoire de son maître, à apprendre ses notes et à observer les étoiles en sa compagnie, n'en sortant que pour l'aider à pratiquer de délicates chirurgies. Le cinquième jour, alors qu'il avait regagné son modeste logis sous l'escorte du mutique Oron et s'était couché, il distingua une forme dissimulée dans un coin, qui s'approcha de lui. Il crut au début à quelque trahison de son maître pour une raison inconnue, ou bien à une vengeance d'un esclave jaloux de ses privilèges, mais c'était la jeune esclave qu'il avait vu le premier jour, qui se glissa à ses côtés et lui exposa clairement quoique sans un mot l'objet de sa visite. Il n'eut pas le cœur de la chasser. Le lendemain, lorsqu'un contremaitre vint l'éveiller, il était seul. Il étudia distraitement pendant la journée, se demandant si, par hasard, il n'avait pas rêvé sa visite nocturne, mais la nuit suivante, sans plus se dissimuler, la jeune femme l'attendait dans sa couche. La tournure que prenait les évènements lui plaisait de plus en plus. Passant ses journées à travailler et étudier avec son maître et ses nuits entre les bras de sa visiteuse, il connaissait une période de bonheur et de quiétude comme il n'en avait jamais connu auparavant. Bien qu'il soit esclave et non libre, bien qu'il vive reclus dans cette propriété, bien que pas même les vêtements qu'il portait ne fussent les siens, il s'estimait heureux. Sa jeune compagne, nommée Manré, parlait fort peu l'énochien – quoiqu'à la vérité ce ne fut point la conversation qu'il recherchât le plus chez elle – mais suffisamment toutefois pour lui apprendre que Mestraylet était un savant anobli au service duquel elle se trouvait depuis sa plus tendre enfance, enlevée qu'elle avait été en compagnie de tous les enfants de son village du nord par une troupe d'esclavagistes. Il était unanimement considéré comme un bon maître et un homme sage. Médecin à la cour royale, il y avait vu plus d'horreurs qu'il n'en pouvait supporter – la noblesse de Ciman n'étant à l'évidence guère réputée pour ses mœurs policées – et avait saisit l'occasion de son arrivée au ministère du culte pour s'en éloigner et pratiquer son art auprès de clients, certes moins riches, mais qui n'avaient pas pour habitude de trancher le bras d'un esclave pour s'en servir comme substitut pénien ou de massacrer une famille entière pour renouveler leur service de crânes d'agrément. Ainsi, depuis plus de vingt-cinq ans, le vieil homme s'accrochait à sa charge – qu'il n'appréciait guère. Au cours de ses studieuses journées, Missac était constamment interrogé par son maître qui veillait à ce qu'il acquiert le plus rapidement possible toutes les connaissances qu'il jugeait nécessaires. Ces interrogations dérivaient fréquemment en discussions à haute portée philosophique, et le jeune homme eût plus d'une fois la tentation d'en faire part à sa jeune compagne, laquelle avait oublié d'être sotte et savait parfaitement qu'une esclave de sa condition devait, en la matière, se débrouiller pour en savoir le moins possible des opinions de son maître. Elle déployait pour le faire taire des talents insoupçonnés, ayant des arguments fort efficaces à faire valoir à l'appui de cette prétention.
Missac était doué à l'apprentissage et apportait à son maître une aide appréciable dans ses opérations, aussi ce dernier adopta-t-il rapidement une attitude conciliante et même confiante à son égard, n'hésitant pas à lui confier l'un ou l'autre travail d'observation, ou même quelque opération bénigne sur les patients les moins importants. En moins d'un mois, le jeune esclave avait parfaitement assimilé les notes de son maître et mettait à l'ouvrage une efficacité et un entrain certains, tant et si bien qu'un jour, alors qu'ils se trouvaient dans la salle souterraine, à fabriquer un nouveau substitut sanguin – le précédent, qu'ils avaient eu l'occasion de tester sur un esclave qui avait eu le bras broyé sous une pierre lors de travaux, n'avait absolument pas convenu, et l'homme était mort quelques instants après qu'ils l'aient versé dans ses veines ; Missac avait clairement entendu Mestraylet murmurer, les dents serrées « dix-sept », sans oser l'interroger à ce propos, par crainte de la réponse – le vieux maître sembla prendre soudainement une décision, et s'adressa à notre héros en ces termes : « Missac. Tu m'as bien servi jusqu'à présent. Tu t'es révélé un aide tout à fait capable et tu as su apprendre parfaitement et en peu de temps mes leçons. Ce sont-là qualités que je sais apprécier. Je t'avais promis de te dévoiler la raison de mes recherches dès que tu connaitrais parfaitement mes notes. C'est le cas depuis un certain temps déjà, comme je m'en suis aperçu à quelques occasions. Aussi vais-je maintenant te révéler un secret. Tu n'es pas sans savoir que nos prêtres, augures, devins et autres aruspices considèrent que les étoiles, leur course, leur position les unes par rapport aux autres, sont autant de messages des Dieux adressés aux mortels, et qu'ils se font une spécialité de les interpréter et transmettre. La race humaine est ainsi faite qu'elle voit des présages divins dans tout ce qu'elle ne comprend pas. » Cependant, et tu l'auras compris, je ne suis pas de cette trempe. Les étoiles, je te l'ais déjà dit et tu as eu plus qu'à ton tour l'occasion de le lire dans mes écrits, sont des perles immenses qui circulent suivant des chemins qui nous sont invisibles et dans des buts qui nous échappent. Mais elles sont du règne naturel et non du règne divin. Les étoiles ne sont pas des messages des Dieux, elles ne transmettent pas plus leurs volontés que ne le ferait une bourrasque de vent ou un ruisseau. En revanche, et contrairement aux perles ordinaires, elles émettent une lumière, pour une raison qui m'est inconnue. C'est cette lumière qui m'intéresse. » Il fit une pause, ménageant son auditeur : « Car elle recèle, j'en ai la certitude, les secrets de la vie et de la mort. » Voyant que son aide n'avait pas l'air plus impressionné que cela, le vieil homme quelque peu dépité d'avoir manqué son petit effet se dirigea vers une torchère du mur de gauche, qu'il agrippa d'une main et inclina, de toute évidence à l'aide d'un mécanisme habilement dissimulé. Puis, tout en la maintenant inclinée d'une main, il pressa de l'autre un pan de roche qui, à la grande surprise de notre héros, s'enfonça silencieusement avant de disparaître prestement dans le sol, dévoilant une salle secrète.
Et là, dans l'entrée ainsi dévoilée, trônait, arborant un air grave, le silencieux Oron, qui prit la parole et, d'une voix grave bien en rapport avec son physique, lança à l'adresse de notre héros : « Sois le bienvenu, Missac, dans le Cercle. »
Dernière édition par Brath-z le Jeu 17 Juin - 13:01, édité 1 fois |
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| Sujet: Re: Originales et peu communes aventures de Missac d'Angeloi Sam 5 Juin - 13:23 | |
| 5) Où l'on apprend ce que veut le Cercle
« Et bien alors ? Cesse de béer comme ça et entre, andouille ! lança un Mestraylet hilare devant la mine de notre héros qui, effectivement, béais à en gober des mouches - Mais... Mais... voulut commencer Missac - Rien du tout, entre d'abord, on discutera ensuite. » Sur ces sages paroles, le vieux ministre ferma de l'intérieur toutes les ouvertures de la salle souterraine avant d'entrer à son tour dans la pièce secrète.
En taille, la salle était semblable à sa voisine. Mais c'était bien là le seul point de comparaison entre elles. Là où la première était sombre et glauque, celle-ci était à la fois lumineuse et conviviale. D'élégantes tentures pourpres accrochées au plafond par des attaches de cuivre pendaient sur les murs couverts de boiseries claires, en dissimulant les sommets sous d'élégantes vagues de tissu. Un bas-relief d'un bois plus sombre représentant une sarabande de créatures enchanteresses faisait une frise sur le tour de la pièce, à hauteur d'homme. Le plafond était de pierre finement taillée figurant des motifs floraux. Nul part sur les murs, pas même sur l'entrée secrète qui était maintenant de nouveau en place, la roche n'affleurait. En sus des élégants sièges damasquinés – au nombre de trois, nota notre héros –, trois meubles sobres et de bon goût étaient disposées dans la pièce : une armoire comportant deux colonnes de trois tiroirs surplombées de deux portes décorées disposée contre le mur faisant face à l'entrée ; un meuble haut au point de presque toucher le plafond et long comme le mur contre lequel il était appuyé, comportant une dizaine d'étagères de planches robustes sur lesquelles se trouvaient disposées des fioles contenant des liquides de diverses couleurs et opacités, des écrins ouverts laissant voir des parchemins roulés fermés de rubans, des livres rangés côte-à-côte, dont les reliures de cuir comportaient sur la tranche de fines illustrations, et leurs titres en lettres d'or ; enfin, une table de bois aux pieds richement ciselés en forme de bulbe de quelque fleur, au centre de laquelle se trouvait un plateau d'argent et, au centre de ce plateau, une pierre comme Missac n'en avait jamais vu, une splendide gemme noire rubanée de jaune orangé. Contre le troisième mur étaient disposés deux chariots semblables à ceux de la pièce d'à côté, à ceci-près qu'ils étaient eux aussi couverts de boiseries figurant quelque scène champêtre et que leurs plateaux étaient de cuivre lustré qui reflétait la lumière en cascades dorées. Car, éclairant ce spectacle inattendu autant qu'enchanteur d'une chaude lumière, une orbe lumineuse de la taille du poing d'un homme musculeux enfermée dans une gangue de verre, elle-même retenue au plafond par une chaîne, s'était allumée dès que le pan de mur eût regagné sa place. Notre pauvre Missac ne béait plus, à présent. Il avait depuis longtemps dépassé ce stade pour atteindre celui où la mâchoire est à deux doigts de se détacher. En guise d'explication, Mestraylet signifia sur un ton sans réplique : « Quitte à avoir un laboratoire secret, autant se faire plaisir, pas vrai ? Ah ah ! » Puis, ayant envoyé une virile tape dans le dos du jeune homme, il s'avança vers l'armoire, dont il ouvrit l'une des portes, d'où il sortit trois verres décorés avec raffinement, ainsi qu'une carafe de vin clairet, qu'il disposa sur la table. L'attitude de son maître n'était pas la moindre chose qui décontenançait notre héros : outre qu'il s'occupait du service pour ses deux esclaves, le vieil homme d'habitude si rigide s'était comme métamorphosé, souriant de toutes ses dents et agissant d'une manière décontractée et joyeuse qui était loin de lui être coutumière. Ayant rempli les trois verres, il se saisit d'un et s'installa au fond d'un fauteuil, manifestement autrement plus confortable que ceux de son habitation, imité en cela par Oron. Ne sachant comment réagir, Missac resta les bras ballants, avec sur le visage un air qu'on aurait pu qualifier d'« ahuri » sans crainte de se montrer trop injuste. « Mais assieds-toi donc, et prend un verre. Rassure-toi, nous n'empoisonnons le vin qu'à titre exceptionnel, héhéhé. » Bizarrement, cette dernière phrase ne le rassura guère, mais il s'exécuta. Il s'avéra qu'en effet, le fauteuil était confortable et le vin fort bon. Sous le regard amusé de son maître et celui, bien moins rigolard, d'Oron, il se détendit un brin. « Bien. Avant tout, sache qu'ici il n'y a plus ni maître ni esclave, mais rien que des hommes. Tant que tu te trouves en ce lieu, tu n'as plus à me servir. Ici, tous les hommes sont égaux. - J'en suis fort aise. - J'imagine. Ensuite, sache que tu te trouves ici dans mon laboratoire secret, que j'ai aménagé avec quelques amis de confiance, dont Oron, au cours de nombreuses années. - Ce n'est pas vraiment l'idée que je me faisais d'un laboratoire... - C'est fait exprès, expliqua Mestraylet. Tu te doutes bien que ce qui se trame ici n'est guère légal. Ainsi, si par malheur un ignorant ouvrait sans le faire exprès le passage, il croirait à un simple salon aménagé, une sorte de garçonnière où je pourrais discrètement assouvir mes instincts, et ne chercherait pas plus loin. Mais c'est bel et bien un laboratoire. - Vous avez dit que ce qui se trame ici n'est guère légal... - En effet. Nous visons rien de moins qu'à renverser le pouvoir. - Oh. - Et oui. - Deux, c'est peu, pour une telle tache. - Le cercle est plus étendu, jeune Missac, répondit Oron, mais tu n'as pas à connaître les autres. - Pour l'instant, précisa le vieil homme. - Ah. Je me disais bien, aussi. Il y a un genre de rite de passage, une épreuve pour jauger de la confiance à m'accorder, quelque chose ? - En effet, il y a un rite, mais pas pour ce que tu crois. Quant à ta fiabilité, je l'ai déjà testée quand je t'ai raconté la manière dont le royaume fonctionne. - C'était donc pour ça. - Et oui. - Mais j'aurais pu jouer la comédie, feindre de m'offusquer, ce genre de choses... - Oh, je ne pense pas. Sans vouloir te vexer, je dois avouer que tu ne sembles pas subtil à ce point-là. Et puis j'ai dans l'idée que tu n'as ni l'imagination ni la rouerie nécessaires pour ce faire. De plus, j'ai fait tout mon possible pour que ne transparaisse pas, pendant mon récit, mon opinion profonde quant à la manière dont est géré le royaume. Tu ne pouvais guère qu'imaginer avoir en face de toi un cynique de la plus belle haut, parfaitement conscient de l'injustice flagrante du système et qui en profite en conscience. Non, décidément, je ne crois pas un instant que tu n'adhères pas à l'idée de changer les choses. » Missac nota soigneusement que le vieil homme avait omit de préciser dans quelle mesure ce... Cercle comptait changer les choses. « Tout ceci est bel et bon, mais ne m'explique en rien en quoi ce laboratoire, si c'en est bien un, vous est utile dans cette tache. - En effet. Il est vrai qu'a priori, l'endroit se prête peu aux expérimentations. Mais c'est parce que tu n'en as vu que l'entrée. Oron, tu veux bien ? » L'homme se leva et se dirigea vers l'armoire, dont la porte droite était toujours ouverte. Il y prit une clé qu'il introduisit dans la porte de gauche, laquelle s'ouvrit et, avec elle, les trois tiroirs situés dessous, qui n'étaient en fait que des leurres camouflant une porte suffisamment haute pour qu'un homme point trop grand l'emprunte sans avoir à se pencher. Derrière la porte se trouvait un couloir de pierre, qui n'était pas éclairé, mais sur la paroi duquel Missac distinguait une série de torchères. Oron prit une torche et l'alluma d'une manière que Missac ne put déterminer, avant de s'enfoncer dans le tunnel. Les deux autres s'engagèrent à sa suite. Le couloir faisait un coude au bout de quelques mètres, puis les trois hommes débouchèrent sur une nouvelle salle. Immense.
La pièce avait quelque chose d'une cathédrale. Le sommet en était une nef soutenue par des arcs brisés à l'intersection desquels se trouvait de solides merlons. Les pourtours en étaient des colonnes grandes d'au moins onze pas de haut, qui formaient un rectangle long d'environ trente pas sur vingt. Entre la nef et les murs, un plafond droit était soutenu par d'épais contreforts entre lesquelles étaient aménagées d'innombrables alcôves*. A l'une des extrémités de la nef un large escalier de trois marches menait à une nef plus petite que sa voisine, de forme circulaire, au sommet de laquelle deux arcs se croisaient. A l'autre, une voûte en plein cintre faisait comme une allée vers une monumentale porte de pierre sur laquelle étaient gravées des phrases runiques que Missac se figura être des imprécations impies à quelque divinité chtonienne**. La raison pour laquelle ce bâtiment ne dépassait pas du sol alors que le couloir qu'ils avaient emprunté pour y arriver accusait seulement quelques mètres de profondeur était qu'ils avaient pénétré le lieu par le sommet d'un fort long escalier, situé entre la nef et les murs, qui descendait jusqu'au dallage massif en suivant le sens de la longueur. Un autre semblable était situé symétriquement par rapport à la nef. Outre ces deux escaliers et la porte dont Missac aurait parié que nul n'eût pu l'ouvrir – ce en quoi il se trompait mais tel n'est pas l'objet de notre récit –, une ouverture rectangulaire protégée d'une grille était pratiquée au centre de la grande nef, et une autre, vraisemblablement creusée par quelque aventurier car les contours en semblaient taillés à la pioche, au sommet de la petite. En comparaison de l'édifice, le laboratoire aménagé, avec ses études multiples, ses chevalets, ses bancs de chimie, ses armoires, etc., bien qu'il fut autrement plus grand que l'officiel, semblait ridicule. « Ah oui, dit platement Missac, la gorge sèche, ça c'est du laboratoire. - Ce n'est pas nous qui l'avons construit, précisa bien inutilement Mestraylet. - Mais... comment une telle chose, si énorme, peut-elle exister sous terre sans qu'à la surface nul ne s'en rende compte ? - D'abord, répondit Mestraylet d'un ton badin, si j'y ai aménagé mon laboratoire, c'est qu'il y en a au moins un qui s'en est rendu compte. Ensuite, tu sais, je pense, que la plupart des villes du monde sont bâties sur d'autres villes, plus anciennes. Il est ainsi très courant de retrouver des ruines antiques, parfois à des profondeurs insoupçonnées. Mais c'est vrai qu'avoir un tel bâtiment ainsi conservé sans même que son toit soit abimé de quelque manière que ce soit, c'est rare. Cependant, si tu as l'œil affuté, tu observeras que le matériau utilisé pour sa construction est une roche magmatique plutonique à structure grenue, composée principalement de quartz, feldspath potassique, plagioclase sodique... - Tu peux pas dire du granit, comme tout le monde, non ? l'interrompit de manière peu amène Oron - Hum, oui, bon, bref, tout ça pour dire que c'est solide, très solide, et qu'étant donné que dans la région, on trouve surtout du sable, elle n'a guère été entamée. Et maintenant que le bâtiment est enterré, il va surement falloir attendre longtemps avant qu'elle s'effondre. Du reste, ce n'est pas le seul qu'on trouve dans ces sous-sols. - Vous voulez dire qu'il y en a d'autre du même genre ? - Bon, pas aussi dantesque, certes, mais oui. A vrai dire, il y a pas loin d'une ville entière et intacte, ou presque. C'est d'ailleurs bien pratique pour nous autres, ça nous fournit un moyen simple de se réunir en grand nombre. - Vous voulez dire qu'on trouve d'autre accès à la surface ? - Holà, oui ! Des tas ! Les égouts, déjà, en regorgent. - Mais alors ça veut dire que n'importe qui peut tomber dessus ! - Et oui. C'est d'ailleurs déjà arrivé. - Mais alors votre repère n'est absolument pas secret ! - Mais si, rassure-toi. Cela fait bien longtemps que des citoyens ou, plus fréquemment, des esclaves signalent avoir trouvé en creusant ou en explorant – mes pairs ont parfois des distractions d'un goût douteux – telle portion de mur ou tel toit d'un ancien bâtiment. Jusqu'à peu, on n'y prêtait qu'une attention polie, et certains s'en servaient comme de matériaux de construction. Et puis Antanazagorias IV est arrivé sur le trône. Ce sagouin ayant eu l'occasion de fréquenter la cour de quelques rois orientaux, il s'est piqué de culture, et a ordonné que des travaux de creusement et de terrassement soient entrepris pour dégager cette cité souterraine conservée quasi intacte. - Mais alors vous risquez à tout moment d'être découverts ! - Il faut savoir vivre dangereusement. Ceci-dit, si tu veux mon avis, avant qu'une troupe de terrassiers débarque dans cette cathédrale, je serais mort depuis longtemps : le procurateur général a mit pour ce faire dix hommes à la peine et interdit toute fouille personnelle – consigne assez peu suivie, d'ailleurs. Or, d'expérience, je sais que pour vider ne serait-ce qu'un modeste logis du sable accumulé, il faut mobiliser plusieurs centaines d'esclaves pendant des jours et des jours, qui creusent sans jamais s'arrêter, puisque le sable recouvre immédiatement ce qu'on a dégagé. Le trou que tu vois là-bas (il désigna l'ouverture pratiquée dans le mur de la petite nef) a été creusé et étançonné à grande peine pendant plus d'un mois par une cohorte d'hommes. Il fait cinq mètres et s'achève en cul-de-sac. Bref, tout ça pour dire qu'heureusement que cette cathédrale était solide et surtout bien étanche, parce que s'il avait fallu la vider de sable, on n'en aurait pas fini. - Je vois. Mais dans ces conditions, comment ces ruines aident-elles le Cercle ? - C'est simple : il est de bien meilleur rapport de circuler dans leurs fondations. Ah, enfin, nous voilà arrivés. » En effet, tandis qu'ils parlaient, ils avaient descendu l'escalier et s'étaient rendus au laboratoire. Oron posa la torche sur un support accroché à une colonne et vint aider Mestraylet à soulever le couvercle d'un coffre de pierre grand comme l'étude posée à son côté. Dedans, il y avait... « Horreur ! - Du calme, petit, lança Oron, il est mort depuis longtemps. - Qui c'était ? - Je ne sais, répondit Mestraylet. On a retrouvé son corps dans un tombeau antique, quelque part sous le palais. - Qui est « on » ? - Tu n'as pas à le savoir. Bon, tu nous aides ? On va le disposer sur une table, bien délicatement. » Missac s'approcha et soutint le corps par le milieu tandis que Mestraylet le soulevait par les jambes et Oron par les épaules. Le cadavre, à vrai dire, approchait la condition de squelette. Quelques lambeaux de chair et de tendons maintenaient heureusement encore quelque cohérence, sans quoi il se fut totalement démantibulé avant d'atteindre la table. Ils le posèrent dessus, disposant ses bras le long du corps et les jambes bien tendues. Puis Mestraylet sorti d'une armoire une outre de peau d'un volume assez respectable. « Tu sais désormais que mon intérêt pour les étoiles réside dans leur lumière, dont j'estime qu'elle renferme certaines essences de la vie et de la mort. Et bien certaines de ces essences, j'ai réussi à les séparer, à les lier profondément à des fluides, et les résultats que j'en ai tirés n'ont fait que me confirmer que j'étais sur la bonne voie. Maintenant, observe et admire. » Et le vieil homme entreprit de verser le liquide contenu de son outre sur le corps, prenant soin de l'en arroser entièrement. Le liquide semblait plus épais que l'eau sans être pour autant gluant, et il émettait une discrète lueur bleue. Au début, il ne se passa rien. Puis, soudain, le cadavre sembla se fourmiller, et Missac s'aperçut avec incrédulité que les chairs se reconstituaient, les tendons se raccordaient, les muscles se reformaient, et la peau les recouvrait à toute vitesse. Bientôt, le corps parfaitement formé d'un homme se trouvait sur la table. Même les cheveux et les ongles avaient repoussé. « C'est prodigieux ! s'exclama Missac - En effet, en effet, reconnut avec son humilité habituelle Mestraylet. Mais il manque à cela quelque chose d'éssentiel. - Les vêtements ? hasarda le jeune homme - Heu... Oui, ça aussi. Mais c'est surtout à la vie que je pensais. Vois-tu, ce que tu contemples avec un étonnement bien excusable, ce n'est qu'une carcasse vide. Nulle vie ne l'habite, et c'est en vain que j'ai tenté ces vingt dernières années de la susciter, ou même de concevoir un filtre qui permette de la simuler. - Oh. Ceci-dit, le coup du corps qui se reforme, c'est déjà pas mal. - Certes. Mais ça ne suffit pas pour notre plan. N'oublie pas que notre but reste de prendre le pouvoir. - Ah tiens, oui. Ça va vous servir à quoi, d'avoir un corps animé, pour prendre le pouvoir ? - Vois-tu, même si la plupart des « sujets libres » du royaume vivent dans des conditions indignes de n'importe quelle bête sauvage, le roi est encore aujourd'hui considéré par l'immense masse comme un intouchable. Le tuer et le remplacer serait donc mal vu, et le peuple ne tarderait pas à se révolter contre ses bienfaiteurs et à placer, en remplacement du monstre prognathe qu'on aura occis, l'un ou l'autre de ses innombrables frères ou fils, tout aussi vicieux et cruel. Notre plan est donc le suivant : nous tuons le roi, puis nous animons son corps de manière à ce que, sans que les apparences changent le moins du monde, la nature du gouvernement soit bouleversée. » Un ange passa. « C'est très aléatoire, votre plan, quand même, commenta Missac. Et puis même en changeant le roi, je ne vois pas comment vous pourriez arranger les choses : vous m'avez dit vous-même qu'il ne détenait aucun pouvoir. - C'est vrai, convint Mestraylet. Néanmoins, il reste au roi une prérogative que nul ne songerait à lui contester, celle de choisir un procurateur général qui, lui, détient le pouvoir. » « Ben tiens », songea Missac. « Nous y voilà. » « Et comme procurateur général, vous pensez à vous, c'est ça ? - Non mais ça va pas la tête ! s'exclama le vieil homme, à la grande surprise de Missac. J'ai passé l'âge pour ces conneries. Il y a dans le Cercle d'autres personnes autrement plus qualifiées pour ce faire, et qui, surtout, ont suffisamment d'appuis au sein de l'aristocratie pour changer durablement les choses, fusse au prix d'un renouvellement de l'élite. - Oh. Et qui, par exemple ? - Ça, tu le sauras en temps utile, répondit Oron. » Puis ils remisèrent le corps là où ils l'avaient prit, refermèrent le coffre de pierre et remontèrent l'escalier. Dans le petit salon, ils se délassèrent, reprirent un verre de ce bon petit vin clairet et discutèrent un peu. Puis, alors que Mestraylet et Missac allaient reprendre leurs travaux là où ils les avaient laissé et Oron s'éclipser par un passage inconnu de notre héros, ce dernier demanda : « Je suppose que je ne dois parler à personne de ce que j'ai vu en bas... - En effet, au sein du Cercle, il est d'usage d'être de la plus grande discrétion. - Comment ça, « au sein du Cercle » ? - Tu en as fait partie dès que tu as franchit le seuil de ce petit salon. - Mais vous ne m'avez même pas demandé si je voulais en être ! - Oh, bon. Si tu veux. Veux-tu faire partie du Cercle ? - Et qu'est-ce qu'il se passe si je dis non ? - C'est simple : Oron t'assomme et je teste sur toi le prochain substitut sanguin. - Non mais c'était juste pour demander, hein, j'accepte, bien sûr. Héhéhé. - Bien sûr. »
* : Innombrables pour Missac, en raison du peu de lumière fournie par la torche d'Oron. Un observateur disposant de conditions adéquats en aurait sans peine dénombré vingt-et-une, plus sept à moitié emplies par quelque éboulement, disposées comme suit : onze de chaque côté, les six restantes sur la paroi d'entrée, de part et d'autres de l'entrée. ** : En vérité, il s'agissait de bénédictions du culte de Nugel, dieu des poutres et des matériaux composites précontraints, destinées à empêcher le bâtiment de s'effondrer sous l'effet du temps et de son propre poids. Ça n'avait pas trop mal réussi.
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| Sujet: Re: Originales et peu communes aventures de Missac d'Angeloi Jeu 10 Juin - 15:35 | |
| 6) Où l'on se rend à la cour de Ciman, ce dont on se serait bien passé
Aussi surprenant que cela parut, il advint que leur petite escapade n'avait pas duré deux heures, aussi l'après-midi n'était-il pas très avancé lorsqu'ils revinrent. Ils terminèrent la mise au point pour le moins hasardeuse d'un n-ième substitut sanguin – Mestraylet, en matière de recherche médicale, avait une conception assez frustre : on mélange des trucs et on teste sur des types jusqu'à ce que ça marche* – et se rendirent au laboratoire. Ils en étaient à installer un étrange objet tout de vitres et lentilles jointes par des tubulures de cuivre et qui servait, d'après Mestraylet, à distinguer la lumière d'une étoile de celles de ses sœurs, lorsqu'on frappa à la porte. « Oui ? demanda-t-il à travers la porte - Maître ! Maître ! On vous demande au palais ! - Comment, à cette heure-ci ? - Oui, maître : le prince Termisophon a fait un malaise ! - Bon sang, si ça pouvait le tuer, celui-là... Bon, dis que je ne suis pas là, je suis occupé, je suis en vacances, je suis mort, je ne sais pas, moi. - Ça me serait difficile, maître, répondit l'esclave d'un ton désolé, l'échanson du palais est juste derrière moi. - Rah bon sang. Bon, range ça et suis-moi, lança-t-il à Missac, on a du travail. »
Accompagnés d'Oron, de l'échanson et de trois gardes, ils se rendirent au palais sans tarder. Bien que la perspective de passer peut-être la nuit à soigner l'héritier au trône au lieu de la passer entre les bras de sa douce Manré déplût fortement à notre héros, il se prit à considérer l'évènement du bon côté : il allait pouvoir voir par lui-même cette fameuse élite de Ciman sur laquelle dégoisait sans cesse son maître. Car bien que faisant parfois preuve d'une naïveté confondante, le jeune homme avait apprit depuis bien longtemps à ne pas prendre pour argent comptant ce qu'on lui disait. En effet, alors qu'on l'avait abreuvé toute sa jeunesse durant de la « supérieure nature » de la noblesse qui lui rendait innées des choses telles que l'honneur, le courage ou l'honnêteté, il s'était aperçu à l'occasion de l'unique duel qu'il avait eu avec un sien cousin qu'il n'en était rien : alors qu'il avait gagné à la loyale, logeant dans le bras de son adversaire une balle avant que l'autre ait pu tirer, ce dernier n'avait pas accepté la défaite et avait profité du fait que Missac se précipitait afin de s'assurer ne pas l'avoir tué sur le coup pour lui donner un coup de dague, qui avait manqué sa cible, mais tout de même. Du reste, le duel s'était éternisé et achevé de fort vilaine façon, comme conté au premier chapitre de ce récit, lorsque Missac eût achevé à coups de pied de chaise ce cousin qu'une honorable défaite ne satisfaisait pas. De plus, il avait trouvé l'insistance de son maître à qualifier de « monstres » les nobles de Ciman quelque peu suspecte, au point de craindre qu'il ne lui ai conté quelque mensonge pour l'embarquer malgré lui dans un complot malintentionné. Car enfin, si vraiment l'immense masse des « sujets libres » étaient attachés à leur roi, comment expliqué que les révoltes de paysans fussent à ce point fréquentes ? Plus il reliait les différents récits de son maître, plus il doutait. Certes, il n'y avait pas de défaut flagrant dans ce qu'il lui avait raconté, mais certains passages brumeux se prêtaient volontiers à toutes sortes d'interprétations au gré de la volonté de l'auditeur, et Missac savait qu'aucun mensonge n'est aussi bon que celui que la victime imagine elle-même à partir des éléments épars fournis à dessein par le menteur. Et puis bon, honnêtement, les tares physique, la cruauté, la bêtise, etc., ça faisait tout de même beaucoup trop. Mais voilà qu'ils franchissaient les portes. Il allait pouvoir enfin confronter à la réalité le récit de son maître.
Le vieil homme avait, en fait, fait preuve d'une singulière retenue.
Les visages congestionnés et difformes qui les accueillirent pourraient remplir aisément deux ou trois dictionnaires des malformations et maladies congénitales. Partout, ce n'étaient que masques de terreur, entre maigreur maladive et obésité morbide. Le crétinisme le plus avancé se lisait dans les yeux lubriques de ces individus dont, s'ils n'avaient été vêtus les hommes de toges – sales – et les femmes de robes – déchirées –, le sexe aurait été difficilement identifiable. Du reste, un nombre non négligeable d'entre eux étaient nus, surpris qu'ils avaient été dans des ébats souvent contre-nature. L'un d'entre eux, au regard torve et au groin de porc, dont les lèvres tordues dévoilaient les trois dents restantes, noires de crasse, avait encore entre les mains l'objet de ses désirs, une pauvre tarte au paumes* constellée de la pilosité noirâtre et graisseuse de son violeur. Missac se crut de prime abord dans l'antichambre des Enfers, avant de songer que même les démons les plus impitoyables n'auraient longtemps supporté la vue de ces monstruosités vivantes. Un individu que sa mise identifiait comme étant un homme, dont la peau arborait une variété de coloris qui eût choqué plus d'un amateur d'art fauve, bossu, chauve et dont l'œil gauche était dissimulé sous une boursouflure de chair suintante de sang s'avança à la rencontre de nos héros, qui à vrai dire n'en menaient pas large, et baragouina quelques phrases incompréhensibles mais que l'échanson sembla saisir. « Le prince était en train de manger un poulet lorsqu'il a été prit d'un malaise soudain, traduisit-il à l'adresse du médecin et de ses suivants. Ses suivants l'ont transporté dans une antichambre. - Je vois, répondit lentement Mestraylet. Conduisez-nous directement à lui. » Ce que l'échanson fit, et Missac lui en fut très reconnaissant. Puis, en contemplant le prince Termisophon, il se dit qu'à tout prendre le spectacle offert par le reste de la cour était préférable. Il avait cru gros Arsouguin, le vendeur d'esclaves, mais à côté de l'immonde rejeton de la couronne, c'était peau de balle. La masse dégoulinante du prince s'étendait de tous côtés, striées de zébrures violacées du dernier répugnant – d'immondes esquarres qui semblaient sur le point de se déchirer – cachant heureusement ses jambes atrophiées, difformes et recouvertes de poils drus sous des monceaux de graisse. Une espèce de renflement poussiéreux située au beau milieu de son ventre dissimulait un nombril qui n'avait pas vu la lumière du jour depuis des années. Ses bras qu'on eût pu qualifier de « potelés » si on avait la litote hardie étaient à demi noyés dans la masse, ne laissant visibles que des mains griffues et tordues aux ongles longs et noirs de saleté, qui nageaient dans l'épais jus constitué de sa sueur jaunâtre et des humeurs maladives qui se dégageaient de sa peau constellée de plaques rouges et de taches brunes et exhalaient une odeur âcre et forte à laquelle le musc était ce que la violette subtile est à l'égout putride. Son cou, qui n'était qu'amoncellement de plis et replis dégoûtants de sueur et autres excrétions, était surmonté d'un menton parsemé de touffes de poils noirs collés par la graisse ou quelque autre liquide moins identifiable. Ses yeux ouverts et vides – quoique pas plus qu'à l'accoutumée, à en croire Mestraylet – étaient séparés par une boursouflure graisseuse verdâtre hérissée de poils qu'ils identifièrent avec horreur comme étant un nez. Son front littéralement envahi de bubons purulents était heureusement en grande partie caché par une mèche des cheveux gris filasses qui se faisaient fort rares sur un crâne qu'il eût suffit de scalper pour obtenir une tout à fait acceptable quoique fort imaginative carte de géographie nantie d'originaux et fort nombreux figurés de formes et de couleurs. Sa bouche, enfin, surmontée d'un duvet graisseux à la couleur indéterminée, était délimitée par deux lèvres grises énormes et charnues dont la plus haute était agitée en son coin droit d'une lippe tremblotante, qui dévoilait le spectacle insane de dents brunes et noires, dont certaines comportaient carrément des trous, disposées sur une gencive jaunâtre suivant des directions aléatoires. Ce n'était pas le plus beau des hommes.
Le tic de sa lèvre supérieure ainsi que le mouvement régulier qui agitait sa masse en de ridicules autant qu'imposants bloblotements – qui devaient se mesurer sur l'échelle de Richter – témoignaient du fait que l'être** était encore vivant. Ce qui n'arrangea pas les affaires de Mestraylet, car il ne pouvait refuser de soigner un patient encore vif. Au terme d'une auscultation aussi rapide que possible compte tenu de la difficulté à passer outre les préventions – bien naturelles – qui conduisaient le médecin à ne pas s'approcher du prince à moins de dix mètres et de ne pas le toucher autrement qu'à l'aide d'une perche fort longue, il advint qu'une simple potion fut jugée suffisante pour soigner l'homme. Pour la lui faire avaler comme pour surveiller le patient jusqu'à ce que la médication agisse, la présence d'Oron et de Missac n'était guère nécessaire, aussi quittèrent-ils les lieux aussi rapidement que possible, ce que le médecin ne leur reprocha pas. Profitant du fait que toute la noblesse cimanienne resterait assemblée dans l'entrée jusqu'à ce que le prince périsse ou guérisse, les deux esclaves visitèrent le palais. Nonobstant les reliefs de repas et autres amoncellements moins avouables que des esclaves prévenants nettoyaient en l'absence de leurs maîtres, ainsi que l'odeur de pourriture ambiante, il s'agissait, ma foi, d'un bien bel édifice. Les salles hautes de plafond se succédaient en enfilade, les riches tentures étaient partout tendues, les vitres et miroirs présents en quantités déraisonnables, les merlons décorés avec goût – quoique le goût en question fut discutable – et les tableaux disposés avec un art consommé de l'aménagement intérieur. Tout en déambulant, Missac se dit que c'était là donner de la confiture à des cochons, et que les monstruosités habitant les lieux se seraient certainement aussi bien contentées d'une étable crasseuse et boueuse ; certains, même, s'y seraient mieux plus. Plus d'une fois en débarquant dans une pièce, ils durent détacher un ou une esclave qui servait de jouet à l'un ou l'autre des cruels aristocrates, mais dans l'ensemble, ce fut une promenade sans encombre. Et puis ils parvinrent à un grand couloir, le premier qu'ils voyaient dans le palais, dans lequel étaient disposés des portraits d'hommes fort laids représentés sans complaisance avachis sur leurs trônes, se saoulant à en vomir, bâfrant sans distinction des immondices infectes dont un pourceau n'eût pas voulu, torturant quelque malheureux, violant et tuant à tour de bras, etc. C'était la galerie des rois de Ciman. Sur l'insistance d'Oron, ils empruntèrent le couloir, marquant une pause devant chaque tableau pour qu'il désigne à son camarade le souverain représenté et lui détaille quelques-uns de ses faits d'arme.
Le premier tableau figurait un homme d'une laideur repoussante, dont le nez et les yeux avaient quelque chose de porcin. Il avait les deux mains appuyées sur le manche d'une hache à double tranchant et portait attachée à sa ceinture une appréciable collection de têtes tranchées. « C'est Lorachid Ier Tête de Troll, le fondateur du royaume. Il fut le dernier généralissime de Stongian, et conquit son trône dans le sang avant de quadrupler la surface du royaume, dans le sang toujours. On dit qu'à sa naissance, une fée s'était penchée sur son berceau qui lui transmit les trois vertus cardinales pour être digne d'être roi de Ciman. Manifestement, les trois vertus en question sont bêtise abyssale, cruauté bestiale et laideur insoutenable. » Voici ensuite Lorachid II le Fléau sous le règne duquel les sept calamités divines s'abattirent sur le royaume. C'est là une prouesse d'autant plus admirable que ledit règne dura moins de six mois : en effet, il périt rapidement de la peste, à la grande satisfaction de ses féaux. Tu noteras que son portrait le représente le teint vert et la face constellée de veines noires, ce qui indique qu'il a été réalisé vers la fin de son règne, voire de manière post-mortem. » Suit son fils Lorento Ier le Cadavre dont le teint bistre et la face grêlée laissaient accroire qu'il était mort chaque fois qu'il dormait. Il rallia après un siège épique autant que sanglant la cité de Djargana au royaume, ce qui n'était pas mince affaire. Lorsqu'il mourut dans son sommeil du poison versé par Lazjatsena, sa sixième épouse, on ne s'en aperçu qu'au bout d'un mois, ce qui est le plus long interrègne de l'histoire du royaume. » Oh, mais voilà Lorachid III le Pieu, représenté se livrant à sa distraction favorite. Non, ce ne sont pas des aiguilles, en second plan, mais des pals. C'est lui qui a déplacé la capitale royale à Oratès, parce qu'elle disposait de hautes murailles. La légende raconte que c'est moins pour des considérations défensives que parce qu'en y plantant les suppliciés il pouvait les contempler de sa fenêtre. Tu noteras qu'il arbore un crâne en décomposition sur le chef. Il s'agit du crâne de Sivomshur IV, souverain d'Istopie, un petit royaume au nord de Stongian dont il a fait exécuter tous les habitants et saler la terre, parce qu'un paysan du cru avait moqué sa loucherie. » Après lui, nous avons Lorkan Ier le Fourbe, premier roi de Ciman à avoir assassiné son père pour accéder au trône. Observe attentivement sa main droite, qui tient la dague empoisonnée qu'il arborait sans cesse, tu verras à son majeur un anneau décoré du crâne et des deux tibias, qui figure depuis sur les armes royales. On prétend qu'il vola cet objet sur le cadavre d'un commandant de marine lorsqu'il était enfant, mais il est plus probable qu'il l'ait dérobé à une coterie de pirates comme il en pullulaient sur la mer intérieure à cette époque. » Et puis... » Pendant des heures encore l'esclave discourut, forçant son compagnon d'infortune à contempler de plus près qu'il l'eut voulu les portraits en question, pour observer tel ou tel détail qui échappait à l'observateur inexpérimenté. Régulièrement, Missac estimait le chemin parcouru et celui à parcourir, ce qui se soldait inévitablement par un profond soupir. Mais après tout, ça ou peigner la girafe, hein... Enfin, au bout d'un temps interminable, il en voyait le bout. « Ah ah ! Oui, Maximin II le Fourbezécruel, un sacré client, celui-là : non content d'avoir trahi son père, Kolostongian XVII le Pustuleux, donc, à la célèbre bataille d'Oprombis, il lui a porté lui-même le coup fatal et a crucifié son cadavre devant l'entrée de sa chambre. Mais il n'a pas profité de son trône longtemps : moins d'un mois plus tard, il mourait naturellement d'un coup de hache sur le crâne***. » Lorkan XIII le Monstre, auteur du coup de hache en question. On le prétendait si difforme et repoussant que ses épouses, bien que la plupart fussent aveugles, étaient attachées et bâillonnées par sa soldatesque avant qu'il les rejoigne, tant était grande leur terreur au moment de l'accouplement. Note qu'il tient un crâne d'enfant dans sa main gauche, celle avec tous les doigts. En effet, gourmet de nature, il prétendait ne pas pouvoir boire dans un crâne adulte. Du reste, il ne buvait jamais deux fois dans le même crâne, ce qui provoquait quantités de problèmes d'approvisionnement à l'économat royal. D'ailleurs... » Et Missac, à sa grande satisfaction, ne sut jamais quel détail allait ajouter Oron, parce qu'à cet instant précis un homme toussota dans leur dos. « Bonjour, messieurs. »
L'arrivant était entre deux âges et portait beau, comme on dit. Sa longue chevelure brune nouée en queue de cheval par un anneau d'argent, il était vêtu fort simplement d'une chemise noire ornée d'un dragon d'argent et de braies simples, noires elles aussi. A son côté pendait une épée dont la garde argentée ouvragée représentait, comme c'est original, un dragon dont la gueule ouverte faisait le pommeau, qui était rentrée dans un fourreau de cuir noir orné à chaque extrémité de pièces d'argent. Visiblement, il trouvait que le mariage du noir et de l'argenté donnait une certaine profondeur à sa personne. « Je ne crois pas vous connaître, vous êtes ? continua l'homme - Sire Straasha ! s'exclama Oron - Tiens, vous me connaissez ? - Bien sur, je... » à ce moment-là, une courte discussion silencieuse s'engagea entre les deux paires d'yeux. Ceux de Straasha dirent « faites comme si vous ne me connaissez pas ». Ceux d'Oron répondirent vigoureusement « pas de problème, il est avec nous ». Le regard de Straasha insista : « je me moque qu'il soit ou non avec nous, ce n'est pas de lui que je me dissimule ». Celui d'Oron capitula sans insister. « … ai beaucoup entendu parler de vous par mon maître, le médecin Mestraylet, présentement occupé à soigner le prince héritier, se reprit-il maladroitement. - Votre maître ? Cela veut dire que vous êtes des esclaves ? - Malheureusement oui, confirma Missac d'un air sombre. - Et vous vous appelez ? - Je suis Oron, et voici Missac. - D'accord. Vous l'aurez deviné, je ne suis pas d'ici. Je suis un prince étranger en villégiature à la cour de Ciman depuis un certain temps déjà, et, pour tout vous dire, je m'ennuie ici, car la noblesse de votre grand royaume n'a guère que des occupations profondément terre-à-terre, je le crains. Comme les parties de cartes avec les gardes me lassent, je pensais profiter de votre compagnie un moment, puisque vous me semblez de compagnie agréable, nous pourrions aller deviser de choses et d'autres. Mes quartiers sont par là-bas, dit d'un ton fort affable le dénommé Straasha. - C'est que, voyez-vous, nous ne sommes que des esclaves qui profitons de l'absence momentanée de notre maître, et il serait malvenu que nous soyons vus en train de discuter d'égaux à égaux avec un seigneur, fut-il étranger, argua Missac, qui avait deviné l'obédience de Straasha et n'était pas plus chaud partisan que ça de se retrouver plus engagé qu'il n'était dans le Cercle. - Oh, allons, ne craignez rien. Je vous excuserai auprès de votre maître, que j'ai rencontré une fois ou deux et qui me semble être quelqu'un de compréhensible », assura d'un ton sans réplique le noble. Et ils s'en furent tous les trois vers les appartements de sire Straasha, tandis que, dans l'ombre prodiguée par une tenture, une forme du plus haut suspect les regardait s'éloigner.
Pendant ce temps, dans l'antichambre, les choses avaient changé. Ayant apprit tardivement la nouvelle du malheur touchant son fils aîné, s'était précipité avec empressement et siégeait désormais à son chevet, hiératique et majestueux, Antanazagorias IV, roi de Ciman. Enfin c'est ce que rapportèrent plus tard les archives royales, car la réalité était toute autre. S'enfonçant depuis une décennie, avec une admirable constance, dans la sénilité et la décrépitude, le souverain de Ciman était tout sauf conscient de la situation. On pouvait même raisonnablement estimer qu'il avait oublié jusqu'à l'existence de son fils. Néanmoins ses conseillers avaient estimé qu'il eût été de mauvais rapport qu'on le tint éloigné de lui en ces instants douloureux. Et puis c'était une façon comme une autre de ne plus l'avoir sur le dos pendant ce temps. Aussi maigre que son fils était corpulent, son crâne chauve professionnellement lissé afin qu'il refléta la lumière des torches, il contemplait avec un résolution certaine et une curiosité non feinte un mur face auquel un esclave l'avait installé sur un siège peu en rapport avec sa condition, s'appliquant pour ce faire à une imitation particulièrement fidèle de quelque gastéropode marin. Quant au prince, son état n'avait que peu évolué, si ce n'est qu'il paraissait désormais plus suintant et enflé qu'auparavant, pour peu que la chose fût possible. Mestraylet arborait un masque d'optimisme inconditionnel et prenait le princier pouls à intervalle régulier en murmurant suffisamment fort pour qu'on l'entende des « bien, très bien » de bon aloi, mais l'échanson royal – que sa position interdisait de fuir l'endroit à l'instar des deux esclaves – sentait à quelque subtils indices que la situation n'était pas en aussi bonne voie que le voulait faire croire le médecin. Déjà, il était quasi sûr qu'un corps humain normal ne pouvait pas émettre une telle odeur*. Ensuite, les petites croutes qui se formaient sur les yeux ouverts du prince ne lui paraissaient pas bon signe. Enfin, quoique peu formé à l'anatomie, il avait la diffuse certitude que des veines bien élevées n'étaient pas sensées se colorer de noir avant d'éclater en libérant des flots de suc sombre. Lentement et le plus discrètement possible, il s'approcha du médecin et lui glissa à l'oreille : « Vous êtes sûr que tout va bien ? - Oh oui. Pas de problème. Si tout va bien, il devrait être mort d'ici quelques minutes, répondit distraitement Mestraylet comme pour lui-même. - Oh. Bien. » Et l'officier de se replonger dans la morbide contemplation du corps du prince. Puis... « Comment ça, « mort » ? Trahison ! Gardes ! Gardes ! »
* : Ce n'est pas une faute d'orthographe. ** : Malgré l'horreur que constitue le fait d'appartenir à la même espèce que ce morceau de vie, force m'est de constater que l'être en question était humain. Si. *** : Il est, en effet, fort naturel de périr lorsqu'on prend un coup de hache sur le crâne.
Dernière édition par Brath-z le Mer 21 Juil - 3:55, édité 2 fois |
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| Sujet: Re: Originales et peu communes aventures de Missac d'Angeloi Mer 30 Juin - 17:03 | |
| 7) Où l'on tombe dans les ennuis jusqu'au cou
Straasha les conduisit d'un pas rapide dans une aile du palais qu'ils n'avaient pas encore eu l'occasion d'explorer. Après avoir gravi un escalier, tourné dans le labyrinthe des couloirs dont le deuxième étage était, lui, pourvu et traversé quelques pièces en enfilade, ils parvinrent dans les appartements du prince. Il ouvrit le premier la porte et pénétra dans la pièce tout en faisant de la main droite un délicat mouvement, tordant bizarrement ses doigts et son poignet. Il sembla alors à Missac qu'une forme vaporeuse à peine perceptible qui se tenait jusque là au centre de la salle s'évanouit à ce curieux signal, mais il n'aurait pu en jurer. « Entrez, entrez, l'endroit est sûr » les invita l'aristocrate. Ayant refermé la porte derrière ses deux invités, il la verrouilla à l'aide d'un épais loquet et, comme si cette précaution n'était pas suffisante, la bloqua avec un lourd banc de bois. Toujours sans un mot, il traversa la pièce jusqu'à son unique fenêtre, dont il rabattit les volets avant de les bloquer d'une solide barre de fer. La lumière d'un jour naissant - car ils avaient déjà passé la nuit entière à vagabonder dans le palais - qui filtrait à travers les planches fournissait un éclairage suffisant pour qu'ils ne soient pas entièrement plongés dans l'obscurité. L'hôte des lieux, que Missac estimait plongé dans une paranoïa excessive, souleva et roula dans un coin le tapis qui ornait le centre de la pièce, dévoilant un motif circulaire noir qui semblait comme incrusté dans le pavage, puis y disposa sans aucune difficulté apparente trois sièges qui semblaient pourtant assez lourds. Il fit signe aux deux esclaves de prendre place dans deux d'entre eux, s'asseyant lui-même dans le troisième. Lorsque les trois hommes furent installés, il sembla à Missac que le cercle noir qui les entourait se mit à luire étrangement. « C'est bon, lança Straasha, nous pouvons parler sans crainte d'être entendus, ici. »
Sa voix était étrangement déformée. En fait, et bien que l'homme soit situé à un bon demi mètre en face de lui, il sembla à Missac qu'elle provenait de quelques centimètres à peine de chacune de ses oreilles, qui plus est de derrière lui. Devant son air surpris, Oron expliqua : « Le cercle noir tracé au sol emprisonne les sons émis à l'intérieur et les retransmet à chaque occupant. Tu pourrais hurler ici que nul en dehors de nous n'en entendrait rien. » La manière dont il avait présenté les choses ne plut qu'à moitié à notre jeune héros. « Bon, trêve d'explications, repris le noble. Vous vous doutez bien que si je vous ai fait venir ici, ce n'est pas pour discuter technique. Depuis des mois, vous êtes les premiers du Cercle que je vois. Ce qui pose problème, puisque je suis quand même le chef de notre petite coterie... - Ah ? l'interrompit Missac - Et bien oui, vous l'ignoriez ? - Il n'est des nôtres que depuis fort peu de temps, expliqua Oron. - Peu importe, peu importe. Bref, vous l'aurez compris, il y a dans ce palais quelqu'un qui est au courant de l'existence du Cercle et de ma place dans celui-ci, et qui fait tout pour m'isoler des autres. Ce qui veut probablement dire que cette personne est également au courant de notre objectif, voire de certains de nos plans... - « Certains » ? s'étonna Missac - Et bien oui, lança Oron, tu ne pensais tout de même pas que nous misions tout sur Mestraylet ? - Bref, tout ça pour dire qu'il y a vraisemblablement un traître au sein du cercle. Un traître qui a des contacts assez haut placés pour empêcher les membres du Cercle d'entrer en contact avec moi. » Après un moment de flottement, Oron déclara : « Il y en a peu parmi nous qui aient de tels contacts. - En effet. A vrai dire, outre Mestraylet dont je suis sûr et qui m'inquièterait plutôt par son fanatisme que par son manque de fiabilité, je n'en vois guère qu'une dizaine, tout au plus. Seulement, dans la situation d'isolement qui est la mienne, je n'ai guère les moyens d'enquêter par moi-même. - Et donc, dit Missac d'une voix lasse, vous allez nous demander d'enquêter pour vous... - Exactement. » C'est à ce moment qu'un choc violent fit trembler la porte tandis qu'une dizaine de soldats aux voies assourdies ahanaient et criaient sous les encouragements de leur supérieur. Manifestement, une troupe était occupée à défoncer la porte à coups de béliers, et l'entreprise semblait en voie de réussite prompte.
Aussitôt, les trois compères se levèrent et sortirent du cercle. Straasha empoigna les trois sièges et les repoussa dans un coin de la pièce, tandis qu'Oron disposait sur le cercle noir l'épais tapis ornemental. Puis Straasha se dirigea vers une porte qui, Missac en aurait juré, n'était pas là quelques secondes auparavant, tirant sans difficulté aucune de cette pièce nouvelle un lourd lit à baldaquin du plus pur style nouveau riche, qu'il disposa à côté de la fenêtre. « Vite, déshabillez-vous ! » dit discrètement quoique d'un ton sec le noble avant de disparaître à nouveau dans la pièce adjacente nouvellement apparue. Face au regard interrogateur de Missac, Oron consentit à expliquer à voix basse : « S'ils nous trouvent à discuter avec un noble, nous serons suspects. Sire Straasha étant un notable amateur de jeunes hommes, nous pourrons sans problème passer pour ses proies du jour. » Les deux esclaves, nus, se glissèrent donc dans le lit. Pendant ce temps, la porte tremblait sous les coups de butoir des gardes. A tout vitesse, Straasha ressorti de la mystérieuse pièce entièrement nu, un peignoir délicatement brodé à la main, qu'il déposa sur la tête du lit, tandis que, confirmant l'intuition de Missac, la porte dont il sortait s'évanouissait derrière lui, ne laissant qu'un mur nu. Puis, entre deux coups de bélier, le noble repoussa le banc disposé devant la porte, ouvrit le loquet puis la porte et, faisant face à une douzaine de gardes interloqués, les mains sur les hanches et les jambes fermement campées au sol, lança d'un ton autoritaire : « Allons bon ! Que se passe-t-il ici ? On ne peut pas se délasser tranquillement en compagnie de deux jeunes esclaves sans se faire assiéger, maintenant ? » Les mines ahuries des gardes puis les rires qui fusèrent parmi eux étaient plutôt bon signe. « Désolé, monsieur, mais on nous avait donné pour ordre de vous surprendre sur le fait. Je ne savais pas qu'il s'agissait de ce genre de fait, bafouilla dans sans barbe brune le chef de la patrouille, tout aussi étonné que ses hommes. - Et qui vous a donc donné un ordre aussi idiot ? - C'est moi ! »
L'homme qui venait de parler se fraya un chemin à travers les gardes, qu'il dépassait tous d'une bonne tête. Sa courte chevelure brune se prolongeait en un collier d'une barbe noire, courte elle aussi, taillée en carré à hauteur du menton, faisant un cadre sombre à son visage large au teint hâlé dont la peau était prématurément parcourue de fines ridules aux commissures des lèvres d'une bouche serrée qui était comme une fine rainure rose soutenant un nez aux narines larges. Il dardait ses yeux sombres et mauvais vers Straasha, qui, en retour, lui lançait un regard moqueur accentué par un insolent sourire en coin. Son épais pourpoint de cuir noir clouté couvrait une musculature qui devait tout à un entraînement rigoureux et à des combats innombrables remportés sans grande difficulté. Car l'homme était un combattant, comme en témoignait l'épée qu'il portait à la ceinture, au côté d'un casque oblong orné d'un cimier rouge sombre. « Tiens donc, lança Straasha, goguenard, Monsieur Sanjeac en personne. Et pour quelle raison le chef de la garde du palais a-t-il donné l'ordre de défoncer ma porte ? Ma vie intime vous intéresserait-elle ? Ce serait bien la première fois que vous succombiez à mes charmes, très cher. - Ni tes charmes ni ce que tu fais de tes nuits ne m'intéresse, nobliau dégénéré ! - Dommage, répondit dans un soupir avec une tristesse admirablement feinte le dit dégénéré, ce n'est pas encore ce soir que je connaîtrais l'étreinte de vos bras musculeux... - Arrête de te payer ma tête ! Je t'ai vu dans la galerie des portraits discuter avec ces deux esclaves il n'y a pas une demi-heure ! - Oui, hein ? Je suis plutôt rapide en besogne, pas vrai ? » Face aux rires en cascade de ses hommes, le dénommé Sanjeac les congédia d'un geste. Puis il s'approcha de Straasha jusqu'à s'encadrer dans la porte. Il était vraiment d'une stature impressionnante, un vrai colosse, et Missac se dit que, malgré l'étonnante force qu'il avait démontré, Straasha n'aurait pas l'ombre d'une chance contre un tel homme. « Ne me prend pas pour une poire, toi. Je ne sais pas ce que tu fabriques exactement avec ces deux esclaves, mais je ne tarderais pas à le découvrir. - Oh je n'en doute pas, surtout si vous consentez à vous joindre à nous... - Je t'ai dis d'arrêter de te payer ma tête. - Désolé, mon chou, une vieille habitude. - En tous cas, ces deux gaillards sont les complices de ce vieux Mestraylet, j'en suis sûr. - Qui ça ? - Oh, ne joue pas l'innocent. Je te parle d'Astranagon Mestraylet, qui vient d'assassiner le prince héritier Termisophon et que j'ai fait mettre aux fers. Et ces deux-là, au moins, vont l'y rejoindre. » Il tendit le bras pour écarter Straasha, mais ce dernier le lui bloqua sans effort et lui referma la porte au nez en lui lançant joyeusement « Faites d'eux ce que vous voulez, mais laissez-moi au moins finir mon affaire ! » Le chef des gardes, un peu surpris d'avoir été si facilement maîtrisé par celui qu'il tenait pour un avorton hédoniste, se reprit rapidement et, de sa voix forte, rappela ses gardes pour qu'à nouveau ils défoncent la porte. Au bout de quelques coups de boutoir, la porte céda. Il fallut encore dégager les débris et le lit qui obstruaient le passage, mais en quelques minutes ils investirent l'endroit. Vide.
Straasha avait refermé la porte et l'avait bloquée à l'aide du lit à baldaquin. Se saisissant du peignoir, il avait désigné aux deux esclaves la porte qui était apparue à nouveau dans le mur. Missac avait hésité un peu à s'engager dans un lieu à la réalité soumise à caution, mais le bruit des gardes s'acharnant à nouveau à défoncer la porte l'avait décidé à suivre Oron qui s'y était déjà engagé. Straasha, vêtu du peignoir, avait fermé la marche, tandis que l'ouverture secrète s'était évanouie derrière eux. Il courraient à présent dans une sorte de long couloir dont les murs, le plafond et le sol étaient d'un seul tenant et d'un noir plus profond qu'une nuit sans lune. Sitôt la porte disparue derrière eux, Straasha avait fait jaillir de sa main une sphère lumineuse émettant une clarté très crue qui les devançait en flottant d'un bon mètre, leur éclairant opportunément le chemin. Sans un mot d'explication, le prince s'était mit à courir après sa sphère, bientôt suivi des deux esclaves qui comprenaient vaguement que cet étrange lieu recelait quelque danger. Cela devint plus évident encore lorsqu'il sembla à Missac qu'à la lisière de la lumière émise par la sphère, derrière lui, il y avait quelque chose. Une présence hostile dont toute l'attention semblait consacrée à leur poursuite et que seule leur allure effrénée maintenait à distance. Une distance relativement sécurisante, d'ailleurs, car Missac sentit plus d'une fois un souffle chaud sur sa nuque et entendait de plus en plus distinctement le bruit d'une cavalcade accompagnée, en fond sonore, d'une série de cliquetis de mauvais augure. Le jeune homme, bien qu'il ne fut guère un avorton, était loin d'avoir les réserves de souffle d'Oron, qui était plus musclé, mieux entraîné et tout à fait taillé pour la course. Quant à Straasha, il dissimulait sous son physique élancé et fin une constitution des plus robuste, comme sa force surprenante l'avait déjà illustré. Aussi, rapidement, alors que ses deux camarades ne présentaient pas encore le moindre signe de fatigue, le jeune homme se trouva les jambes douloureuses, les mains moites et le souffle court. Il sentait dans son dos la créature approcher, et cette peur seule lui permettait de se découvrir des ressources insoupçonnées, mais il présentait que cet atout - le dernier qui lui restât - était bien précaire. Aussi accueillit-il avec un soulagement intense l'ouverture discrète, large comme un homme point trop corpulent, pratiquée dans le mur de droite du couloir dans laquelle ses deux devanciers s'étaient engouffrés. A corps éperdu, il se jeta à leur suite, priant pour que la créature ne les suive pas. Bien gentiment, elle se conforma à son souhait, et il put observer son corps longiligne long comme cinq chevaux, fait d'épaisses plaques de chitine, ou d'un autre matériau luisant, glissantes les unes sur les autres, soutenu par une ribambelle de pattes noires velues. Cette vision cauchemardesque ne dura qu'un instant, avant que l'ouverture ne se referme. Alors seulement Missac se rendit compte qu'ils se trouvaient dans une salle fermée, vraisemblablement souterraine, presque grande comme l'antique cathédrale qu'il avait eu déjà l'occasion de contempler, éclairée par plusieurs séries de torchères disposées sur les murs. Un rapide examen lui révéla que l'endroit avait tout du lieu de culte secret. Les trois hommes étaient apparus juste derrière l'autel sacrificiel, face à une foule de fidèles à l'air grave. Puis, fendant la foule silencieuse, un homme que tout depuis son épaisse chasuble pourpre jusqu'à sa tonsure désignait comme un prêtre s'avança vers nos héros. Et, en lieu et place de l'appel à massacrer les impies qui avaient osé s'immiscer ainsi dans une cérémonie sacrée que Missac attendait avec la résignation du fataliste, l'homme écarta grands les bras, sourit de toutes ses dents et lança joyeusement : « Seigneur Straasha ! Enfin ! ».
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