Sonate pour une musicienne [Guerre des confréries]

Elle avait cessé de jouer. Sans même s'en rendre compte, répondant à l'échos du claquement de main, rompant toute magie et toute illusion, elle avait arrêter. Devant elle se tenait un homme. Fruit de ses notes ? Elle en doutait. Elle ne jouait plus et lui, ne disparaissant pas comme d'ordinaire le faisaient ses illusions, restait là, à observer les deux jeunes femmes d'un regard pénétrant.

Il y avait quelque chose qui se dégageait de l'homme. Une forme d'aura de puissance et de charisme, de feu, en quelques sortes. L'espace d'une seconde, Sharah'In se demanda s'il ne s'agissait pas de Turphan lui-même, né de la mémoire ravivée par la Musique. L'idée n'avait rien d'absurde et la jeune femme en frissonnait d'avance. Si tel était bien le cas, ce serait une première. Et la nouveauté du phénomène avait quelque chose d'enthousiasmant.

L'homme aux allures de dragon, ou le dragon aux allures d'homme, Sharah n'aurait su dire, restait là, silencieux. Son corps était fin et athlétique, sa peau presque diaphane laissait les rayons de lumières jouer sur les teintes et les textures. Irréel dans son apparence, il était pourtant bel et bien là, devant elles. Sharah'In lança un regard interrogateur à Cassiopée. Celle-ci ne sembla pas réagir de prime abord.

- Et bien.... Bonjour ? fit-elle à l'intention de l'homme.

Si les mots ont toujours leur raison d’être, ils n’acquièrent pas pour autant le sens souhaité.
Sharah’In avait prononcé distinctement :

- Et bien.... Bonjour ?

Ce bonjour clairement exprimé n’avait pourtant aucune signification pour la créature majestueuse. Seule Cassiopée était sensible à la volonté de la musicienne d’entrer en contact avec le draconien. Lui, restait muet, le visage impassible, presque statufié.

Elles restèrent un moment silencieuses dans le silence. A l’affut.
Pour Cassiopée, le draconien n’était pas un inconnu. Elle retrouvait l’homme dragon comme elle l’avait gardé en mémoire. Chacun de ses traits était synonyme de puissance. Mais la beauté de la créature résidait surtout dans la souplesse élastique d’un corps qu’on devinait prêt à se détendre pour sauter sur sa proie.
La peau diaphane du visage s’épaississait sur les tempes pour se fendre et se crevasser jusqu’à laisser apparaitre les écailles moirées d’un bleu sombre. Elles descendaient le long de son cou pour se perdre dans l’armure cintrée, elle-même en peau de dragon noir. Il avait revêtu la cape rouge profond, celle que ne revêtaient que les maîtres. Ses longs cheveux blancs étaient d’une telle finesse qu’ils semblaient être transparents. Un fin diadème d’or cernait son front et rivalisait de reflets avec l’or de ses yeux. Le plus étrange de l’homme résidait dans le bas de son corps mi homme, mi dragon. La puissance du dragon dans les cuisses humaines et une lourde queue qui le stabilisait au sol.
Il imposait sa présence autant par sa taille que par la force qu’il dégageait.

Ce fut lui qui entra en contact avec les femmes. Mais il ne choisit pas d’utiliser les mots. Les images déferlèrent dans leurs esprits.
Les deux femmes eurent la sensation d’être emportées dans un vol à des milliers de mètres au dessus d’une terre inhabitée. Il leur donnait l’impression d’être transportées loin des souterrains, à survoler les hautes montagnes d’un continent oublié. Puis, elles furent assises autour d’une gigantesque table ronde. Elles écoutaient les discours sobres et précis exprimés dans la très pure langue draconienne.
Enfin, il choisit de leur faire entendre le chant des airs que Cassiopée reconnut aussitôt bien qu’il fut seulement frappé par les musiciens. Seuls les mouvements des danseurs soufflaient la mélodie célèbre par leur frottement dans l’air.
C’est alors, que Sharah’In ne résista pas à la nécessité de faire glisser ses doigts sur les cordes d’Anamorphose.

C'était plus fort qu'elle. Comme si sa volonté ne lui appartenait plus. Sharah'In avait commencé à gratter doucement les cordes d'Anamorphose, répondant à l'appel des images. Celles-ci déferlaient dans son esprit, racontant l'histoire de l'homme en face d'elle. La communication s'établissait lentement, au rythme des notes et des flash. Les danseurs revinrent envouter le regard des deux jeunes femmes, s'accordant aux notes de la Musicienne. Celle-ci ne tentait pas de contrer ou même de lutter avec la puissance de l'homme dragon, mais juste de s'y accorder, de sonner au diapason de son esprit, d'explorer et de découvrir ce que l'homme avait à offrir. Le respect qu'elle ressentait pour sa puissance transparaissait dans sa musique, une mélopée humble et douce, dans laquelle elle mettait tout son coeur.

Jamais Sharah n'avait éprouvé pareil sentiment. Pas même lorsqu'elle était encore en apprentissage. Et pourtant, elle en avait cotoyé, des Musiciens au talent quasi infini. Du moins, à ce qui lui semblait alors. L'homme poursuivait de leur montrer des images de sa mémoire millénaire. Et la jeune femme se laissait dicter la mesure, bercée qu'elle était par l'aura charismatique de l'homme.

Complètement transportée, Sharah'In en venait même à faire abstraction totale du monde extérieur.

La mélodie emplissait l’espace, Les notes venaient frapper claires et nettes les parois. A chaque portée s’assemblait une image aussi mouvante que la musique. Le son entrainait la danse visuelle dans laquelle évoluaient les fantômes d’autres temps.
Soudain un refrain brutal vint interrompre les phrases d’Anamorphose. Il grinçait comme l’arme qu’on aiguise et était aussi coupant que la lame. Il tranchait l’air et laissait dans la mélodie de larges entailles remplies de silence total.
Bientôt une longue faille apparut au milieu de la Table de Turphan. A peine ouverte, un fort courant se répandit dans la salle. Froid et piquant, il traversait le corps des deux femmes qui frissonnèrent sous l’impact du flux glacial.
Le tourbillon les enveloppa. Il entraina d’abord dans sa ronde les cheveux et les drapés, puis les corps eux-mêmes qui furent avalés par la bouche béante. Alors, la table referma ses lèvres sur l’ombre d’une nuit froide.

La haute stature de Turphan dominait les corps des deux femmes que le souffle avait jetés au sol.
Turphan parla. Il s’exprimait dans la langue commune mais ses mots roulaient ainsi que sa langue habituelle.

- Je suis charmé de te revoir Cassiopée. J’ai bien cru que tu ne te déciderais pas à revenir sur les pas qui devaient t’ouvrir la route que tu as commencé voici déjà longtemps.

Cassiopée fronça les sourcils. Turphan éveillait par sa présence des émotions contenues qu’elle n’avait jamais encore jamais rendues conscientes jusqu’ici. Elle regarda Sharah’In, étonnée que l’Enfant de l’Unique soit à ses côtés en un moment pareil.
Dans son esprit, Turphan était encore caché derrière des écrans boucliers qu’elle ne savait pas retirer. Mais il évoquait un monde de souvenirs trop indistincts pour ne pas être inquiétants.

L'atmosphère résonnait de cet effluve étrange et pénétrant qui les avait jeté au sol. L'esprit en vrac, ses vêtements ayant décidé - en partenariat avec le fort souffle de vent - d'adopter une nouvelle configuration, Sharah'In se retrouva dans un endroit qu'elle ne connaissait pas et où elle ne se trouvait pas une seconde auparavant.

Après avoir réajusté les pans de tissus, la jeune femme se concentra sur son instrument, vérifiant son intégrité, notamment au cause de la chute. Tant et si bien que plus rien n'existait autour d'elle. Elle ne préta aucune attention à Cassiopée, ou même à Turphan, alors que les deux semblaient se connaître et entamer une certaine forme de conversation. Dans l'esprit de Sharah résonnait la voix grave et caverneuse du dragon, mais elle l'occulta le temps d'inspecter sa douce Anamorphose.

Une fois l'examen passé avec brio, elle se réintéressa à la scène. L'homme, dont l'aura les irradiait littéralement, dardait sur Cassiopée un regard de feu, où se lisait plus qu'on ne pouvait jamais espérer d'un regard. La jeune femme était perplexe, même si Sharah en ignorait la raison. Cette-dernière avait d'ailleurs l'impression de gêner, d'être cette cinquième roue d'un carrosse lancé à grande vitesse dans une pente se terminant par un précipice.

Quelle relation pouvait-il bien y avoir entre ces deux individus ? Maître/disciple ? Ou juste maître/simple mortel ? Sharah l'ignorait. Mais elle trouvait l'échange silencieux entre les deux individus passionnants. Surtout depuis que l'idée s'était installée dans son esprit que tout était de sa "faute", de son fait. Sans sa musique, sans Anamorphose, pas de table à faire vibrer, pas de Turphan à réveiller d'elle ne savait trop où. Si elle avait pu, elle se serait installée dans un coin pour observer la scène. Sauf qu'elle n'osait pas. Sans même la regarder, Turphan exerçait sur elle une forme de fascination, certes, mais aussi une forme d'autorité qui l'empêchait de faire le moindre geste.

Au final, ce qui dérangeait le plus Sharah dans l'échange et la présence de Turphan, c'était le silence. Un silence lourd et pénétrant, qui engluait toute chose et résonnait dans son esprit avec la force d'un étau comprimant son estomac...

Depuis quelques temps les événements s’enchaînaient pour montrer à Cassiopée ce qui lui était caché depuis sa tendre enfance. La recouvrance d'une mémoire dont elle devait faire abstraction avait dans tous les cas été douloureux et associés à des aventures pénibles.
Depuis sa renaissance dans le Sang, elle savait que son corps n'était qu'un passage exigé et nécessaire à la réalisation d'une prophétie. Mais dans le moment présent, elle ne reconnaissait rien.
Turphan éveillait la conscience d'un passé. Mais celui-ci demeurait caché. Cassiopée prenait seulement contact avec la sensation étrange de se retrouver à la fois en confiance et en danger.
Il n'était pas besoin de mot pour que le draconien mesure l'étendue du désarroi qui s'était emparé de la Dame du Sang.

Pourquoi Cassiopée perçut-elle un fond de tristesse quand il plongea son regard dans le sien et dit :

- Tu ne te souviens de rien. Ainsi devait être le prolongement de tout ceci.
Mais viens, je vais te mener vers des lieux qui devraient te remettre en mémoire des moments importants pour nous tous.

Tout à coup, il sembla percevoir Sharah'In qui se faisait toute petite dans un coin de la pièce.

-Ainsi, c'est elle la passeuse.

Il regarda sévèrement Cassiopée et ajouta :

-Elle n'a pas le Sang. C'est une étrangère.

Cassiopée ne savait que dire. Elle ne savait même pas quel passage elle avait emprunté. L'idée d'amener l'Enfant de l'Unique à la table de Turphan s'était imposée à elle sans qu'elle sache pourquoi.
Elle avait répondu à un appel lointain, avec la certitude d'une opportunité en devenir.

La peau du draconien avait pris des reflets verts d'eau et le sourire qui avait effleuré sa bouche s'était mu en un visage dur et froid.
Il s'approcha de Sharah'In alors qu'un grondement lointain et incessant amplissait maintenant le monde sonore.
Sa voix fut comme le battement d'un tambour quand il s'adressa à elle en la dominant de sa silhouette puissante :

-L'heure de la trahison sera l'heure de ta mort et elle sera imminente lorsque cette idée deviendra pensée chez toi.

-L'heure de la trahison sera l'heure de ta mort et elle sera imminente lorsque cette idée deviendra pensée chez toi.

Sharah'In ne pu s'empêcher de trembler. Ce fut un frisson vif, pénétrant, qui lui remonta la colonne vertébrale comme la vibration d'une fausse note sur sa douce Anamorphose. Elle n'osait prendre l'ampleur des mots qui venaient d'être prononcés. "Lorsque cette idée deviendra pensée chez toi" ?Seulement le seul fait d'énoncer ces mots imposa à la jeune femme de ressasser et de songer à ces paroles prophétiques. Sa fin serait-elle proche ? Des mains mêmes de celui qui venait de lui prédire sa mort ? Les questions se bousculaient dans son esprit, sans qu'elle arrive à le contrôler, alors même qu'elle se forçait à ne pas y penser. Tout un programme, qu'elle n'était pas vraiment sûre de pouvoir tenir.

Non sans mal, elle maîtrisa l'inquiétude qui grandissait en elle. Extérieurement, elle faisait preuve d'un sang froid à toute épreuve, voire d'un détachement quasi total. Intérieurement, elle était plus proche du chaos total que d'autre chose. Ce qui n'était pas vraiment une nouveauté en soi. Un nouveau paramètre venait juste d'entrer en compte dans l'ensemble des nouvelles choses qu'elle découvrait depuis qu'elle était en compagnie de Cassiopée. Un nouveau paramètre mortel, soit dit en passant.

Mais il était hors de question qu'elle se laisse ainsi dicter sa vie, ou même sa mort. Avec un demi-sourire, elle répliqua :

- N'est trahison que ce que l'on juge comme tel, et non ce que les autres perçoivent. Et pour trahir, il faut aimer. Aimé-je ? Telle est la question. Aussi niaise puisse-t-elle paraître.

Sharah'In laissa résonner ses paroles quelques instants avant d'ajouter :

- Je ne suis peut-être pas le Sang, mais j'ai réussi là où le Sang a échoué. Aussi, je dois sûrement être un peu plus digne qu'eux d'être ici. Non ?

A ses derniers mots s'ajouta un sourire éclatant, presque rieur, bien que ce rire n'atteigne pas les yeux de la jeune femme. Elle aimait beaucoup jouer avec le feu. Fusse-t-il celui d'un dragon...

Si Sharah'In aimait à jouer avec le feu des dragons, ce dragon-ci n'était pas sensible aux anecdotes temporelles.

- Réussir là où le Sang a échoué ? Tu as certaines qualités utiles à présent. Mais l'échec serait l'inverse du succès et tu n'as pas encore atteint la gloire que tu pourrais espérer comme tout humain qui cherche à affirmer son nom.

Cassiopée avait oublié ce sourire particulier qui s'exprimait par le seul intermédiaire des yeux. Ils plissaient les fines écailles dessinées sur les tempes et faisait briller les pupilles ainsi que des rubis.
La Dame du Sang s'était plongée dans le regard du draconien. Elle y décelait une force tranquille qui la baigna au point que ses craintes s'estompèrent. Elle percevait la puissance du Sang dans chaque mouvement esquissé par Turphan.

-Souhaites-tu qu'elle reste ici, Cassiopée ?

Le draconien s'était adressé à elle ainsi qu'à une Dame du Sang. Elle sentait le respect profond qu'il lui témoignait.

-Je crois qu'elle peut nous accompagner. Le Sang n'a rien à cacher. Il est juste nécessaire d'oublier ce qui doit l'être pour permettre à la Vie de se plier à l'humain.

Au fond d'elle, Cassiopée était intriguée par les propos qu'avait tenus le draconien sur un passé dont elle n'avait aucun souvenir.
Turphan semblait s'être métamorphosé. Statufié, il paraissait grandi et si massif que sa silhouette emplissait l'espace. Une vibration s'était élevée, d'abord très douce, mais elle prenait des airs de cris féroces mélangés à une onde musicale de plus en plus forte. La musique s'emparait des êtres et des choses.

Cassiopée commençait à voir apparaitre un paysage rougeoyant à la place des murs. De hauts arbres encore indistincts se dressaient autour d'eux et de hautes montagnes brumeuses se perdaient dans le violet d'un horizon chaotique. Mais surtout, les cris musicaux ressemblaient de plus en plus aux rugissements impitoyables des dragons hurlant leur appétit en éveil.

Sans y être contrainte mais répondant à l'appel sans pouvoir s'y refuser, Sharah'In avait joint Anamorphose à la musique ambiante. Par cet acte presque involontaire, elle se frayait un chemin au côté de Cassiopée, guidée par Turphan lui-même.

Mais le chant s'arrêta violemment quand un long geyser de feu vint lécher la main de l'Enfant de l'Unique qui s'écarta d'un bond.

La musique avait envahis l'espace, la transportant vers cet autre monde qu'elle espérait tant. Pour la première fois de sa vie, si l'on excepte une certaine période d'apprentissage qu'elle ne souhaitait pas se remémorer, elle n'était pas maîtresse de l'endroit où elle allait. Sharah'In ne pu tout de même pas s'empêcher d'accompagner. D'avancer de concert avec cet être étrange qui l'intriguait autant qu'il la faisait frissonner. Mais sur ce dernier point, il était totalement hors de question de l'avouer. Il dégageait une telle puissance, une telle aura ancestrale qu'il lui évoquait quelques souvenirs douloureux.

Sans une hésitation, presque malgré elle, Sharah caressait les cordes de sa douce Anamorphose. Les notes s'élevaient, douces et lentes, avant d'emplir l'air avec un rythme lent, pareil aux flammes qui paressent dans l'âtre. Les sensations étaient agréables, son esprit presque apaisé.

Jusqu'à la langue de feu.

Le geyser jaillit sans prévenir, rompant brutalement le charme de l'instant pour ne laisser qu'une odeur de cochon grillé. Sharah s'écarta d'un bon, mais trop tard. La manche de sa tunique avait commencé à se consumer dévoilant sa chaire pâle à la limite de la transparence, veinée de rouge et de violet. Par endroit, le feu avait entamer sa chair, lui mordant cruellement l'annulaire et l'auriculaire de la main gauche. Mais le premier réflexe de Sharah ne fut pas envers son propre corps, mais celui de son instrument. Avec minutie, elle ausculta le moindre centimètre carré d'Anamorphose, cherchant les craquements du bois vernis par la chaleur ou quelques marques sombres.

Soulagée de n'avoir rien trouvé, elle s'occupa d'elle, tout en suivant les deux comparses. Elle déchira le reste de sa manche gauche et s'en servit pour entourer ses doigts meurtris. Rien, sur son expression ou son attitude, ne trahissait la moindre douleur. Elle avait l'habitude - trop peut-être - de composer avec la douleur. Elle ne pipa mot, n'ajouta rien quand à son ouvrage et poursuivit sa route, la tête haute, sans rien montrer. Parce qu'au fond, il n'y avait rien à montrer.

Elle ignorait si Turphan l'avait fait exprès, et elle s'en moquait. Tout ce qui l'important ici, c'était le voyage, la découverte, cette sensation au creux du ventre de l'inconnu et de ses dangers. Ce genre de sensations qu'elle n'avait pas ressentit depuis bien longtemps et qui lui donnait, aujourd'hui, l'impression de revivre. Ou juste de vivre.

Le feu avait cueilli le trio. Il avait léché le sol sous le pied des arrivants marquant leur empreinte sur un monde où il était maître.

La Terre roussie sous la chaleur n'était pourtant pas désertée par la végétation. De hauts arbres, plus grands que la tour Est des palais de l'Orgueil se dressaient droits et dominateurs. Leurs cimes étalaient les larges coroles d'une canopée brune. De longues lianes pendaient des sommets et se tressaient entre elles avant d'attendre le sol. Sur une strate à hauteur de deux hommes, le regard rencontrait par endroit de maigres squelettes gris. Ces arbres encore feuillus, dont les petites feuilles mauves étaient cendrées de métal, jetaient des éclats d'argent sous la lumière voilée.

Turphan n'attendit pas pour les guider en se frayant un chemin au travers de grandes vasques aux eaux boueuses et bouillonnantes. Par à-coup, certaines semblaient se réveiller brutalement lorsqu'une longue trainée de flammes jaillissait du bassin.
Turphan, insensible à la brûlure dégagée par le feu, avançait sans se retourner. La musique s'était tue au moment où le paysage avait pris forme autour d'eux et le draconien marchait à vive allure.
Cassiopée, comme Sharah'In s'appliquait à le suivre sans rien dire. La Dame des étoiles observait sa compagne et appréciait sa détermination face aux dangers inconnus dans ce monde insolite. Sa main blessée tenait fermement Anamorphose contre son corps.

Elles marchaient sur les pas du draconien sans faiblir malgré le rythme rapide que l'homme dragon leur imposait. De temps en temps, une langue enflammée se rapprochait dangereusement de la musicienne. Au bout d'un moment, Cassiopée se rapprocha de Sharah'In pour lui chuchoter :

-Nous sommes dans le Ventre du Dragon. Jamais un être extérieur au Sang n'a encore été accepté ici. Quelque soit votre souffrance le prix en vaut la découverte.

Lorsque Cassiopée avait mené Sharah'In à la Table de Turphan, elle n'était pas consciente, alors, qu'elle répondait à l'appel de Turphan lui-même. A présent que l'Enfant de l'Unique se trouvait dans le Ventre, elle était inquiète. Comment le Ventre pouvait-il accepter ce corps étranger ? Elle se souvenait être venue ici un jour, mais elle n'avait aucune mémoire de la raison d'un tel voyage.

Ils avaient parcouru un long chemin quand l'ébauche d'un dénivellement fit son apparition derrière la brume. Bien vite, le dénivellement se précisa. Il ne s'agissait pas vraiment d'une colline mais plutôt d'un amoncellement de roches sculptées et creusées de larges cavernes.

Elle souffrait. Elle n'allait pas dire le contraire. Pourtant, elle n'avait aucune envie de faire demi-tour. Sharah n'aurait renoncer pour rien au monde tant elle était rongée par la curiosité. L'une des premières questions, légitimes, qu'elle se posait était d'un ennui mortel, mais lui trottait dans la tête en permanence : pourquoi elle ? Elle tentait de se raisonner en se répondant qu'elle s'en moquait bien, maintenant qu'elle était là, mais l'interrogation, lancinante, lui empoisonnait l'esprit.

L'autre, plus intéressante à ses yeux, consistant à se demander ce qu'elle allait bien pouvoir trouver au bout de cette marche forcée épuisante. Le décors qui s'étalait autour d'elle n'avait rien de commun : la sécheresse et la chaleur régnaient en maître, contrastant avec une végétation grandiose. Les troncs immenses ne semblaient pas sentir la morsure cruelle des flammes. Si tant est que Sharah croyait en quelque chose, elle se serait presque cru en Enfer. Mais au fond, elle s'y sentait bien. L'endroit semblait résonner en elle d'une mélodie nouvelle, qu'elle n'osa jouer sur Anamorphose, même si sa main la démangeait de le faire.

Sa dernière question, pourtant, Sharah la posa à voix haute, à Cassiopée. Le Ventre du Dragon avait-elle dit ?

- Le Ventre du Dragon ? Qu'est-ce que c'est au juste ? Un lieu-dit, ou... ou c'est à prendre au sens littéral ?

Sharah n'aurait pu dire à quelle intensité de voix elle avait prononcé sa question. Mais l'échos de ses mots résonna, s'entrechoquant contre les troncs massifs pour s'évanouir doucement dans la nature. L'espace d'une seconde, ce fut comme si l'harmonie du lieu s'était brisé en un éclat dissonant. Le paysage se transforma légèrement, se fit plus hostile envers la jeune femme. Les flammes redoublèrent d'intensité et de férocité tandis que l'écorce des arbres se tordaient en un rictus grimaçant pour certains, menaçant pour d'autres.

Puis, la vision s'estompa. Sharah regarda autour d'elle : le lieu avait changé...

-"Le ventre du dragon" ou "la Panse de l'oraison". Ainsi, l'ont nommé nos historiens. Mais l'on n'a jamais su si la traduction était la bonne. Un très vieil écrit relate "La Pense de la raison". Je crois qu'il faut être en harmonie avec le Sang pour en comprendre le sens.
Le dragon a une valeur chez nous qui n'a pas le sens courant.
Ce lieu est une antre dans notre Histoire. Il est un symbole autant que réalité. Mais il n'est pas accessible par tous. Comprendre son nom au sens littéral ? Pourquoi pas en effet. Dans le ventre nous sommes. Puissent les dieux nous conduire, vous et moi.

Cassiopée se tenait maintenant entre Turphan et Sharah'In. Tous trois étaient en contemplation devant l'édifice qui avait surgi de la brume rougeâtre. La Dame protectrice du Sang n'avait pas répondu de vive voix à Sharah'In afin de ne pas troubler l'ordre des choses. Sa pensée s'était insinuée avec beaucoup de douceur dans l'esprit de la musicienne.

Coincé entre les pattes d'un dragon de Pierre de lave aussi haut qu'une montagne soutenant la voute de brumes était construit un palais d'albâtre. Le blanc de la pierre contrastait avec la roche rugueuse et noire dont été fait le dragon. Un feu rouge vermillon laissait ses éclats de lumière sur la roche translucide qui virait parfois au doré.
Le palais semblait un joyau remis aux doigts protecteur du dragon.

Suivant l'impulsion donnée par Turphan, le trio se dirigea vers le pont menant vers l'entrée du Palais. Il était gardé par des figures draconniennes.
Ils s'engagèrent entre les corps sculptés et les gueules aux crocs taillés dans un cristal pur et tranchants. A chaque pas les yeux de rubis flamboyaient d'éclats coléreux et les sculptures paraissaient s'animer de mouvements intentionnels. Cassiopée comme Sharah'In s'appliquaient à suivre les pas de Turphan, impressionnées devant la puissance dégagée par le lieu.

Au pied d'une immense porte de métal d'un vert sombre et mat, ils firent une nouvelle halte.

La voix de Turphan s'éleva tandis qu'en réponse à son chant haut et clair, les ciselures de la porte s'animaient de mouvements et modifiaient leur disposition. Cassiopée, qui était en pleine contemplation d'une scène évoquant le vol d'un phénix, le vit battre des ailes pour se poser, les ailes en croix, au centre d'un vaste cercle disposé dans un des coins de la porte.
Lorsque Turphan se tut, chaque personnage présent sur l'immense portail s'était ainsi placé en croix dans un cercle prédestiné.

Mentalement, elle émit en direction de Sharah'In :

-La Position de l'Equilibre Suprême dans le cercle de l'infini continuité...

C'était beau. Il n'y avait pas grand chose à ajouter de plus face à la contemplation de cet impressionnant spectacle. Le décor grandiose et l'impression de puissance qui se dégageait de l'ensemble reflétait une harmonie rare que Sharah ne put qu'admirer. Aussi ne prêta-t-elle qu'une maigre attention aux paroles de Cassiopée qui grésillaient sous son crâne. Sensation étrange et dérangeante d'ailleurs, que celle des mots exprimés sans les dire...

Lorsque Turphan s'avança de quelques pas pour franchir le portail, la jeune femme eut du mal à s'arracher à la contemplation de l'oeuvre vivante qui s'étalait en face d'elle. Il fallut que Cassiopée l'entraîne, posant une main sur son bras blessé. Ce contact arracha un sursaut de surprise à Sharah, qui finalement suivi le mouvement, presque avec regret.

Et le plafond et les murs grondèrent telles des voix qui soulevaient la poussière des millénaires. Dans les ombres, d'autres voix, dans les voix d'autres voix. Dans cette cacophonie brusque s'élevèrent des tons qui dominèrent l'ensemble. Ils étaient fait, chacun, du son cristallin des Aspects qui chantent dans leur langage propre. Au dessus d'eux se dessinait leur taille imposante, et si l'on était averti, malgré le trouble de l'espace qui rendait confus la vision on pouvait en reconnaitre les plus significatifs. Il y avait là, dans l'est brillant les courbes gracieuses d'Issac, laissant le vent redessiner ses formes à sa guise. au nord, tremblant comme tremble l'Orage souffle un Dragon plus brillant qu'une âme découverte au sol: Shyon parla et c'est sa voix qui étouffe celle des millions de souvenirs qui s'entrechoquent.

Les deux jeunes femmes emporté par le Vent du Sang, en dépit du fait qu'il parlait d'un langage si ancien qu'il en était oublié, le comprenaient et l'entendaient distinctement.

]- Quel règne de Sang et de Larme peut mériter d'exister. Il n'est là ni pour l'un ni pour l'autre. Nul ne domine L'Aparech* et s'il est là, c'est pour détruire le moindre souffle qui s'opposera à lui. Galvanisé par le Sang il n'en écoute que l'Appel qui hurle à ses oreilles. Pourquoi le défendre, et pourquoi le sauver, nous aurions pu en finir il y a des siècles de cela!

Les ombres s'intensifièrent et leur silhouettes vinrent se mêler à la chair des aventurières. Lentement mais sûrement, elles prirent possession de leur corps en s'inscrivant tels des hiéroglyphes complexes sur leur peau. Et au dessus, apparut le visage d'un autre acolyte. Cette fois ci, il n'y avait aucune comparaison possible. Cela ressemblait à un œil, mais ce n'en était pas un, pas vraiment. Il rugissait de tant de couleurs qu'alors on ne pouvait pas savoir si elles étaient reconnaissables ou si le mélange les avait rendues indescriptibles. A ce moment même, le Phoenix chanta d'une voix qui embauma l'espace. Et quand il chanta ce fut en empruntant la voix de Cassiopée et Sharah'In tout à la fois : le Non-Œil chanta à travers le Phoenix qui chanta à travers les deux femmes

- Nous n'avons, n'avons pas peur. Nous attendrons , attendrons qu'il sache. D'autres, d'autres se lèveront. Magicienne, Luth, Étoile, Étoile, Vivant sait défendre Équilibre. Ils, ils sauront venir à temps, Temps nous est compté pour comprendre ce qu'il veut. Nous n'avons jamais, avons jamais perdu. Soyez, Soyez confiant comme la Couleur. Ventre de ***** leur dira. Nous, nous saurons attendre. Attendons, attendons.

Puis, comme mû d'une brusque conscience des Étrangères qui peuplaient ce monde, le Non-Oeil grandit jusqu'à les fixer et tempêtant dans le concert de voix continua :

- Vous, vous n'êtes pas chez vous, ici, ni Sang
ni Songe d'Unique. Vous, nous nous vous attendions.
Mais il n'est pas l'heure de finir, finir ici cette Histoire.
C'est ailleurs. Toujours ailleurs. Défendez vous de l'Ange Traitre!

La dernière phrase avait été si claire, si limpide qu'elle sembla leur arracher leur souffle en des images que leur âme lisait en même temps que le Non-Oeil les avertissait. Et ces image, c'était l'ombre d'une ville qui s'embrasait et la mort qui emportait le vivant. C'était l'eau qui gonflait et avalait la Cité. C'était le luth brisé d'une musicienne et la corne détruite par un flot de météores s'abattant telles des furibondes sur le lieu dévasté. C'était plus loin, toujours dans le fil des images effrayantes, des palais que la montagne ravageait à coup d'avalanche et de séisme, c'était aussi, enfin, une cité volante qui s'effondrait sur des plaines grises. On ne savait si c'était futur ou passé tant tout cela s'emmêlait dans l'écheveau du temps. Enfin les douloureuses visions s'apaisèrent et ce fut la neige qui éveilla Cassiopée et Sharah'In. Allongées dans le blanc pur, devant elles une statue semblait porter dans ses mains ce qui ressemblait à une corde d'un pourpre brillant. En y regardant de plus près il semblait que cette statue avait les traits beaux et délicats de Turphan.

------

* Aparech : Dépositaire du Sang, ici est désigné le Prince sous son nom draconique.

**** : Intraduisible, inaudible pour n'importe quel vivant ici bas, meme un aspect autre que le Non-Oeil.

Sonate pour une musicienne [Guerre des confréries] - Page 2 Dracon13

Cassiopée gardait en tête les images d'un monde désolé, déformé par les batailles, détruit par l'ambition et l'affrontement. Elle plaqua les mains sur son propre corps afin d'être certaine d'être encore entière. L'ange traitre restait gravé dans son front. Allongée à même le sol à ses côtés, Sharah'In tâtait son anamorphose, incertaine que le luth soit encore intact après de tels combats.

Pourtant, autour d'elles, le calme régnait. Un calme accentué par la blancheur des lieux et l'air frais qui les baignait.

Elles se levèrent de concert, un peu perdue. Turphan se tenait debout derrière elle.

-Vous avez été accueillie par le dragon, Mesdames.

Il ébaucha un sourire.

-Voyez, le dragon a daigné vous offrir un présent, en mes mains.

Il se dirigea tranquillement vers la statue qui le représentait.

-Ce présent est destiné à la seule qui ne soit pas du Sang.

Il se tourna vers Sharah'In pour qu'elle daigne accepter le présent. Pourtant l'Enfant de l'Unique, déstabilisée par les images de désastres qui s'étaient peintes avec réalité dans ses rêves ne bougea pas.

Turphan lui prit donc délicatement la main pour la guider jusqu'à la statue qui trônait au centre de l'immense salle, aussi blanche que la voute, aussi pure que les fines sculptures qui garnissaient les murs.

Il guida la main de Sharah'In jusqu'à la corde pourpre que tenait la statue entre ses doigts.

-Mets toi en harmonie avec le Sang, Sharah'In.