La Chanson bien douce de Léo Ferré
Si je n'avais qu'un rêve, l'écrire serait simple.
Si je n'avais qu'un rêve, il serait là à me tendre les mots
pour que tu lises mon émoi et sa folie, mais les rêves me bercent
de souvenirs qui tous sont prophéties.
Il pleuvait depuis tant de temps maintenant que je ne voyais plus que ces trainées sur la vitre. Elles glissaient sans relâche, se frayant un chemin sans fin entre les gouttes qui dessinaient des mirages auxquels je ne croyais plus. Au-delà, la pluie tombait drue, voilant le paysage dans lequel je n’osais plus trop m’aventurer. Un pied dehors, où les chaussures se gorgeaient d’eau aussi sûrement qu’une éponge, et je rentrais trempée jusqu’aux os. Même le feu refusait de prendre dans l’atmosphère humide qui régnait partout. Alors je me couvrais de pulls comme on enfile une armure devant le danger et j’attendais que la pluie cesse, sans y croire vraiment.
Ce contexte mouillé m’obligeait à retrouver des activités que j’avais depuis quelques temps abandonnées. J’avais ressorti de mon coffre à trésors quelques projets avortés.
Tant d’envies, d’idées qui ne pouvaient germer sous un soleil trop lumineux, comme si la lumière les empêchait d’éclore. J’étalai les croquis tout autour de moi pour leur laisser la possibilité de me parler. Je les fixai l’un après l’autre attendant cette envie intérieure qui guiderait chacun de mes gestes. Mais rien ne venait. La pluie détrempait l’envie aussi sûrement que l’encre se dilue sous les larmes.
Résolue à n’être que ce petit bout de pensée au milieu d’un déluge, je poussai le son pour que La chanson bien douce de Léo Ferré se fraye un chemin jusqu’à moi. Je pris alors un morceau de glaise grise et je laissai mes mains s’activer sans chercher à comprendre.
Sous mes doigts, la terre prenait forme. Le modèle se laissait guider par cet inconscient qui le menait vers le haut avec l’élégance et la grâce des lignes bien tendues. La figure longiligne qui se dessinait avait la nervosité instable d’une femme. En elle, vint s’encastrer dans ses moindres interstices le profil tordu et massif d’une présence masculine au faciès imprécis mais autant protecteur que soutenu. Quelle fut alors l’inspiration qui me poussa à y inscrire un troisième personnage dont la silhouette fluette mais haute pouvait évoquer le grand enfant ? La silhouette prit sa place avec la perfection du complément qui achève l’œuvre. Les trois pièces s’emboîtaient pour se fondre en un seul et unique être qui pouvait se détacher au point d’en être oublié. Le simple passant pourrait ne jamais connaître l’existence cachée de l’être qui englobait les trois personnages.
Quand j’achevai la maquette et décidai qu’elle avait atteint le but que je m’étais fixé, il faisait nuit. La journée avait déroulé sa longue monotonie sans que sa lumière blafarde ne m’atteigne. Je n’étais plus qu’une composition de terre grise et déjà je passais à l’étape suivante sans me rendre compte que je m’étais endormie.
J’entrai dans mon atelier le jour suivant et entamai le squelette métallique de chacune des silhouettes. J’ajustai avec méthode les longs fers à béton et la structure grillagée pour que les personnages s’ébattent sur une hauteur de deux mètres.
La sculpture serait monumentale ou ne serait pas.
Je pilai les tuiles qui donneraient à la matière son aspect coloré et mêlai les poussières rouges au ciment blanc.
Il me fallut des jours pour placer la chair sableuse et légèrement pigmentée sur l’ossature de métal. Je déposai le ciment touche après touche de manière à ne pas surcharger la composition. Je voulais conserver les lignes indispensables qui feraient de ces hautes silhouettes des blocs vivants et mobiles.
La femme fut la première à exprimer sa joie de vivre entre mes mains et son enthousiasme fut si intense qu’il m’envahit littéralement. Il était si bon de la voir grandir et commencer à se révéler dans ce geste figé de l’immobilité éternelle. Cette éternité pétrifiée qui me dominait de toute sa hauteur me touchait l’âme d’une sérénité qui m’isolait dans une bulle de bonheur. J’aurais pu rester là, et me noyer dans sa contemplation, si je n’avais pas été poussée vers les autres personnages. Je voulais les connaître.
Je m’appliquai nuit et jour à stupéfier la vie qui s’écoulait de mes doigts, à paralyser dans une présence pérenne des êtres que je voulais vivants. J’en oubliai de manger. J’en négligeai mon sommeil, je n’étais plus qu’une boule d’énergie concentrée sur la joie de créer.
Mes mains étaient comme charbons ardents qui voltigeaient en feux follets.
La matière que j’ajoutais avec application alourdissait les masses au point que je devais fournir un effort surhumain pour les déplacer. Je voulais donner une forme parfaite à l’être unique qui les envelopperait sous sa coupe.
Quand j’en fus à lisser la dernière ligne de tension destinée à abriter le soleil qui pointait derrière les nuages, la lumière éclairait mon visage bien plus encore que la sculpture elle-même. La vie qui couvait sous la capsule grenue des protagonistes de ma composition irradiait sa chaleur. Elle m’emmaillotait de sourires internes, du plaisir de vivre, d’un enthousiasme fervent.
Les trois silhouettes avaient pris place dans la cour et se laissaient couver par les rayons du soleil qui s’appliquaient à sécher la terre détrempée dans un léger brouillard qui léchait le sol.
Je tournai autour d’elles pour faire leur connaissance, les ceinturer de ma présence, les faire totalement miennes et qu’elles continuent de me procurer l’enchantement du bien-être.
Je goûtai le plaisir de leur présence avec l’euphorie de l’extasiée qui déguste la félicité d’une réussite encore sans nom.
J’avais enfin enfanté de l’œuvre qui se tenait tapie et enserrée en moi depuis tant d’années. Je n’avais pas compris, avant de la créer, combien il était temps de lui donner vie.