Quelque chose me dérange.
L'odeur du salon, peut-être. L'espace qu'il contient, une table-basse, au moins quatre chaises, un fauteuil et personne. Marleen est dans les parages, je le sais mais je ne la vois pas. La fenêtre est entrebâillée juste au-dessus du radiateur: je cours la fermer.
-Marleen?
Un courant d'air frôle l'arrière de mon bras. Je me précipite: une autre fenêtre est ouverte, surmontant le lavabo de la cuisine. L'air est rance, il fait trop chaud, je m'empresse de la fermer, le front en sueur, paniqué:
-Tu as ouvert toutes ces fenêtres??
Je m'élance d'une pièce à l'autre pour claquer toutes ces vitres béantes, ces loquets qu'on ne devait plus jamais lever. Un cauchemar. Je me réveille en sursaut.
Le monde a changé.
Cent ans ont vieilli l'an 2000. Si nous étions sept milliard d'êtres humains à l'époque, ce nombre aujourd'hui n'a pas changé. Si nous avions passé les onze milliards il y a quelques décennies, nous les avons perdus depuis, lorsque la surpopulation des villes permit aux maladies de proliférer. Les virus que l'on commençait à combattre évoluèrent, fleurirent en de merveilleuses pestilences transmissibles par l'air : la tuberculose, le SIDA, plusieurs formes agressives de méningite et beaucoup d'autres infections fatales. Il y en a trop et on les appelle des “pestes” pour faire court. Le sol est infesté de toxines laissées par nos déchets et l'impureté de l'eau a brûlé nos cultures. Il n'y a plus de campagne. Il n'y a plus de pays. L'humanité s'est repliée sur elle-même, retranchée dans un individualisme brutal, emprisonnée dans ses propres édifices devenus des cités-nations. Les anciennes banlieues ont été rasées, recyclées en matériaux d'isolation. Nous vivons sans contact avec l'extérieur, comme une station perchée dans le vide hostile de l'espace : sur terre, dans nos murs hermétiques, derrière des vitres que l'on ne peut briser.
Je n'ai pas besoin de pousser l'interrupteur sur le coin de ma couchette. La lumière blanche des projecteurs de surveillance se glisse clandestinement au travers de mon hublot à l'autre bout de ma chambre. Un ovale de plastique de 10 cm d'épaisseur dont la transparence un peu trouble me laisse apercevoir des pupilles lointaines et éblouissantes. J'ai deux pas à faire pour l'atteindre, en manquant me vautrer sur mes affaires empilées là. Je pose la main gauche pour m'appuyer sur la fenêtre: dehors la nuit est grise, perlée de verdures sauvages que l'acidité de l'air ambiant a jauni. Je distingue les silhouettes irrégulières à l'allure de station spatiale déglinguée, piliers flottants autour d'une terre stérile: la cité d'Arschas, six millions d'habitants écrasés les uns contre les autres. Ma nation désormais.
La petitesse de ma chambre me rassure et j'entends le murmure constant des filtres, le souffle asthmatique de la cité, ses turbines immenses qui désinfectent en permanence l'air que je respire de mon côté de la vitre. Elles sont pourtant localisées à l'autre bout de la ville: c'est censé être calme et par comparaison, ça l'est.
Je n'ai pas à me plaindre: j'ai une couchette que je ne partage qu'avec qui je veux. Même si mon sac encombre la porte et que l'inter-changer avec moi-même est nécessaire pour accéder au lavabo, j'ai plus d'espace que n'importe qui.
Je suis pilote-mecha. Le deuxième meilleur sur une liste de quarante. Non, en fait, je simplifie en disant cela. Il y a plusieurs catégories de Mechs. Vingt-cinq Panzers sont destinés à faire face aux artilleries lourdes de l'ennemi, cinq Kannon-mechs sont Snipers et quatre nous servent de support technique. Je suis le second sur une liste de six pilotes dans leurs Sabers, commandés pour le corps-à-corps et le sabrage d'autres Mechs. C'était ça ou devenir technicien: de nos jours on ne met plus le pied dehors sans être déguisé en robot multi-fonctions. Puisque je n'ai pas de talent pour réparer, j'ai opté pour le sabotage, par défaut ; c'est encore ce que je fais de mieux. Je bousille tout ce qui me passe sous la main. Pour ça j'ai le droit de voir les arbres un peu pâlots qui poussent sous la lumière du jour et les coyotes affamés qui subsistent, nus, leur kératine durcie et noircie par les virus rongeant la peau.
Mon équipe de six n'a pas toujours existé. C'est arrivé il y a sept ans, quand on était en guerre contre Arazura. À l'époque, j'étais encore technicien. Je travaillais comme support sur les bots endommagés sur le terrain et ça ne me dérangeait pas d'être dehors. M'est avis que ça dérangeait surtout ceux qui devaient subir mon job pitoyable de réparation. Et je ne sais pas trop si je l'ai fait exprès à l'époque ou si c'était par hasard: je remontais quelques câbles sur un Mech quand la sécurité a fermé brutalement sur les articulations de ma main droite. Je n'ai jamais revu un seul de mes quatre doigts ni le bout de gras sur l'extrémité de mon pouce et sur le coup je n'ai pas pensé à grand chose. Mais j'ai saigné partout et comme on était dehors, les pestes ont vite eu fait de grignoter dans la blessure. Je ne m'en suis pas rendu compte. À la fin de la journée je ne pouvais plus différencier mon poignet de la manche qui l'enveloppait et on m'amputait jusque sous le coude.
Je me suis réjoui de ne plus pouvoir faire le technicien mais je me demandais aussi à quoi je pourrais bien servir, si l'occasion ne me serait plus offerte de gambader sur la terre sèche. Pendant qu'on prenait cher contre les Arazuréens ils m'ont fabriqué une prothèse. J'ai dû la mériter: fallait que je solidifie ce qui restait de mon bras et de mon épaule et c'était franchement pas facile à faire sans la main au bout. En plus la plaie ne devait pas cicatriser sinon il aurait fallu la ré-ouvrir pour y coller les tissus synthétiques. Donc j'avais sur le moignon un papier adhésif qui me gardait tout ça bien vif et j'ai regretté un peu finalement d'avoir perdu mon bras. Le temps que je m'entraîne ils avaient créé la team de sabotage, dont je faisais partie. Ma prothèse était expérimentale, on l'a testée sur le terrain et c'était tellement efficace qu'ils ont coupé le bras aux autres de la même façon. Plus tard aussi on recevait des Mechs appropriés qu'ils appelaient Sabers, c'était nouveau. On développait nos techniques et nos technologies en parallèle.
Un an plus tard, les Arazuréens étaient vaincus. Même plus que ça, ils étaient complètement éradiqués. Les rapports officiels nous disaient que la victoire était surprenante et que l'absence de survivant était le résultat des fautes de l'ennemi. Moi je savais qu'on était six à avoir forcé dans leurs murs la dernière mutation du virus H1N1. Le pire c'est qu'aujourd'hui, je continue de me coller ce papier adhésif sur le coude. Je n'ai pas le droit de porter ma prothèse en civil, ils me l'enlèvent dés que je quitte mon bot et ça fait un mal de chien. Je ne peux pas m'appuyer dessus et ça me réveille la nuit lorsque j'oublie mon bras contre le bord de la couchette. Alors quand ils ont annoncé notre entrée officielle dans le conflit contre Saschneen, j'ai sauté de joie.
***
-Tu as encore rêvé de Marleen?
Georgia me regarde de l'autre côté de la table. Pas que la surface soit remarquable: en réalité je n'ai qu'à tendre la main pour toucher son visage. Seul un plateau de petit-déjeuner nous sépare, décoré des purées orangeâtes artificiellement vitaminées dans lesquelles je tripote avec le bras qu'il me reste.
-Jerem'. Tu l'as encore vue en rêve?
Jeremiah, c'est moi. Elle s'impatiente alors je réponds:
-Non, je n'ai pas vu Marly.
Ce qui est vrai. Mais je n'ai pas pu me rendormir. Je dois avoir des cernes sous les yeux, elle l'a remarqué. Elle penche la tête de côté, ses cheveux bruns oscillant autour de sa figure, de chaque côté de ses grands yeux bruns eux aussi.
-Tu penses toujours à elle?
Je pense qu'elle s'en fait pour moi, mais je préfère la rassurer. Après tout, il n'y a pas de raison.
-Seulement quand tu l'apportes dans la conversation. Tu dois penser à elle plus souvent que moi! Oublie ça, veux-tu?
-Okay. Je te crois.
-Alors ça y est? On part? On y va?
J'aurais claqué dans mes mains si j'en avais eu deux mais ma gesticulation suffit pour lui communiquer mon enthousiasme. Elle sourit et hoche la tête:
-Attends d'avoir entendu ceci : ils vont te faire une nouvelle prothèse.
J'arrête de remuer, la regardant attentivement. Elle continue:
-Quelque chose de plus discret.
-Ah oui? Genre réaliste?
Elle acquiesce. Je m'emballe avec bonne humeur:
-Génial! Ils vont m'infiltrer en face?
Elle lève les deux bras en haussant les sourcils - on ne lui retire pas sa prothèse, à Georgia :
-Eh bien si t'as déjà lu le dossier...
Je ris. Je n'ai reçu aucun dossier mais la simplicité du programme m'épate et ce qui m'extasie le plus, c'est qu'on ne m'enlèvera plus la prothèse pendant sans doute un moment. Pas de bandage adhésif. Le pied.
-Quand est-ce que je commence?
-Très vite.
Je trouve à ma mission un parfum sucré. Pour la peine je termine ma purée insipide en prétendant qu'elle a le goût de la confiture. J'y crois presque.
***
On fait la guerre étrangement de nos jours. Des négociations sont entamées promptement par nos dirigeants Arschasiens après quelques échanges militaires mollassons. Une conversation un peu vive, étalée sur quelques mois, conclut de rendre une trentaine d'otages Saschnéens avec la promesse de retour d'un traité de paix provisoire. Inutile, tout le monde sait que ça ne durera pas: Ground 5 n'est pas assez large pour accueillir l'expansion de deux cités-nations à la fois. Et la meilleure preuve de notre mauvaise foi, c'est que je fais partie de ces otages. J'ai pris la place d'Heides, un type d'une trentaine d'années comme moi. Grand, élancé, la chevelure noire et les traits fins. Celui auquel je ressemblais le plus, même si ses yeux sont plus gris que les miens. Ma nouvelle prothèse a été faite avec son aide et j'ai maintenant deux bras presque identiques, à la seule différence, invisible, de ma main droite dont l'épithélium artificiel est imprégné de l'ADN de mon original et la pellicule de peau imprimée de ses empreintes au bout de mes faux doigts. J'aime la finesse du travail, j'aime ce nouveau bras. On dirait presque le mien mais en même temps pas du tout. La morsure de chien que j'avais sur le dos de la main n'y est pas, ni une tache sur la droite de ma paume. C'est comme si je me serrais la main à quelqu'un d'autre. Orion, de l'équipe de six, est avec moi dans la peau d'un étranger Saschnéen et nous sommes transférés lentement vers l'ennemi, encore loin de rejoindre leur population: nos cités n'ont pas échangé d'individus depuis au moins deux décennies et certaines maladies domestiques courantes de notre côté sont devenues dangereuses en face. Il a fallu nous immuniser contre les leurs, mais depuis le temps que je gambade en zones presque radioactives, j'ai l'habitude des injections intempestives. Nous sommes placés en quarantaine pour une durée de cinquante jours dans un container un peu étroit pour trente personnes, ce qui m'a laissé le temps de me familiariser avec mes futurs concitoyens Saschnéens. Ils parlent la même langue puisqu'il y a moins d'un siècle, nos villes faisaient partie d'un même pays et je n'ai pas non plus de difficulté à imiter leur accent moelleux. Enfin nous sommes rendus à nos familles. Heides n'en a pas et ça m'arrange parce que je ne lui ressemble pas au point de me faire passer pour le fils de sa mère. À partir de maintenant je ne verrai plus Orion, ni aucune autre tête connue.
***
Je ne suis pas dépaysé. Saschneen ressemble en tout point à ma ville. Elle abrite en son centre un armada d'usines à fabrication d'éléments structuraux: des joints, des plaques, des matériaux isolants, tout ce qui sert à être monté en compartiments pour l'assemblage de notre barricade vers l'extérieur. Ce sont la peau et les os de nos cités, un labyrinthe de composants hermétiques imbriqués les uns sur les autres. Plus il y en a, au mieux c'est puisque si des intempéries envoient voler quelques feuilles de tôle ou si un obus écrase la couche d'isolation, ce n'est jamais qu'un quartier ou deux de perdus. En effet, ce fractionnement des éléments citadins facilite la décapitation d'un organe irradié du reste indemne, formé de pièces détachables toutes reliées par une série de portes étanches et automatiques. Une portion contaminée ne bénéficie pas des secours: on attend qu'elle se vide pendant un mois avant d'y remettre le nez. Quand tout est bien sec et mort, les Saschnéens nettoient, rebouchent, retouchent et revendent les appartements, qui sont vite repeuplés. Les Arschasiens son plus efficaces, à mon sens, sur ce point: ils éliminent immédiatement les survivants, désinfectent le même jour. Personnellement, je préfère crever d'une rafale de balles en pleine tête que de pourrir vivant de quarante infections en même temps.
On est tous un peu obsédé par l'hygiène. C'est comme à la maison: à part les techniciens, tout ce qui salit l'air est interdit. Les pastels, les peintures, la clope, les artistes... L'oxygène est fourni par la cité, on respire tous le même alors il faut le partager. L'air est payé au mètre cube dans la note de logement, comme l'eau et l'électricité. Et tout est cher, que ça soit ici ou là-bas. Impossible d'être SDF puisqu'il est interdit de dormir dans les couloirs. Alors certains s'empilent à trois ou à dix dans leurs placards à balais déguisés en cabines et il arrive qu'ils crèvent comme ça, en manquant d'air. D'autres meurent avec les artères bouchées par manque d'exercice. Je crois qu'on les mange, ces gens. C'est la seule explication que j'ai pour le goût infecte de nos purées et ça me semble plus facile que de les excréter hors de la ville, mais je n'enquête pas là-dessus. Je sais qu'il est très difficile de circuler en ville mais l'étroitesse de Saschneen m'impressionne. J'y retrouve l'exiguïté scandaleuse des soi-disant “rues” où on ne passe pas à plus de deux personnes. Certains couloirs sont difficilement praticables seul et je dois parfois me glisser avec l'épaule l'une derrière l'autre pour me rendre au travail. Il n'y a pas le choix, il faut être mince. S'il y a bien une chose qu'on ait réglé définitivement dans ce monde, c'est l'obésité: si t'es trop gros, tu ne sors plus de chez toi. De toute façon personne non plus ne mange à sa faim. C'est vrai, faut pas pousser: on ne pouvait pas régler l'obésité et la faim en même temps!
Je ne pensais pas arriver où je devais de si tôt. Quarante-quatre jours et me voilà de nouveau technicien de bot. Pas de n'importe quel bot: celui d'Eshret, la seconde meilleure pilote Saschnéenne, ma deuxième cible après le premier, connu sous le nom d'Anssen. Si on lui reconnaît un style particulier en bataille, Eshret se fait remarquer par son absence parfaite de stratégie en situation. Certains lui reprochent un manque de cohérence, elle n'en demeure pas moins efficace et ma position sera utile pour déterminer sa science obscure du pilotage. Ça m'emmerde un peu parce que parallèlement j'habite dans une cabine de la taille d'un cabinet de toilette avec deux autres personnes, dont une mégère qui ne me laisse pas tranquille. Non seulement il faut que j'honore cette pute un soir sur deux mais en plus elle me pique mes affaires. Je perds du temps le matin à la secouer dans tous les sens pour faire apparaître les objets perdus et j'arrive en retard en n'ayant pas dormi assez. C'est en tout cas l'excuse que j'ai trouvé pour mon manque de promptitude aux ateliers de réparation. Bien entendu ça n'est qu'à moitié vrai. D'abord on sait ce que ma main tranchée dit de ma maîtrise des câbles et du tourne-vis. Et puis c'est ce salon aux fenêtres ouvertes.
Je rêve souvent de cette pièce. Sans y avoir jamais vécu, ce luxe, cet excès d'espace m'oppressent et m'effrayent. Pourtant je ne peux m'en débarrasser et cette photo froissée traîne dans ma poche depuis des années, ridée par le millier de passages de mes doigts indélicats sur son papier trop fin de magazine. Marleen et moi nous y promenions comme dans un roman qu'on aurait lu à voix basse, épaule contre épaule avec la chair de poule. Les romans? Ça n'existe plus. Les empiler sur des étagères prendrait trop de place et puis personne ne lit plus. Des livres on en a ramassé dans les décombres, ils sont utilisés comme combustibles. Il y en a justement un posé sur la table basse du salon, dans l'image que je regarde. Marleen a inventé cent fois ce qui est écrit dans ce petit bouquin à reliure verte, mais je ne me rappelle plus d'aucune. Je me suis toujours endormi avant la fin de ses histoires et ça la vexait. Je n'y pouvais rien, il ne sortait de sa bouche que des bêtises soporifiques. Je baille rien que d'y penser, tout en poussant la porte des ateliers.
Saschnée
***
Ma porte automatique éclot sur un retardataire. Le dernier apprenti, probablement: oui, c'est bien lui. Son pas est silencieux, comme d'habitude et malgré la lourdeur de ses godasses de travail. Il se glisse vers les casiers, ouvrant le sien et je peux y observer son visage pendant qu'il se revêt de ses outils et de son tablier. Ses yeux d'un bleu stagnant sont larges, cernés sur la paupière comme en-dessous et son regard ne bouge pas beaucoup. Une moustache noire brouille les limitations de sa bouche étroite comme la ligne de son menton. Je note son oreille gauche percée et une cicatrice oblique sur son front, au-dessus de ses sourcils relevés. Cet homme n'est pas Heides. Je l'aurais reconnu parce que, comme Eshrel et les autres, Heides est né en mon sein. Je l'ai vu ouvrir ses paupières, étendre ses membres comme il pouvait au fil de son enfance dans le peu d'espace que je pouvais lui réserver jusqu'à ce qu'il me soit pris, sept ans auparavant. Mais cet homme répondant à son nom n'est pas mon enfant. Je ne sais d'où il vient ni quelle est son identité. Tandis que je me pose ces questions il a baissé les yeux sur les paumes de ses mains qu'il observe, ouvertes côte à côte. Il n'en détache son attention qu'avec une réclamation sonore de Diego provenant des ateliers, et il étudie furtivement furtivement le dos de ses avant-bras que son T-shirt ne recouvre pas tandis que la voix résonne:
-Il reste du café dans la machine.
-Merci. Je prendrai un jus.
Ce qu'il fait dans la même pièce, se versant un gobelet de liquide sans couleur précise.
-Tu n'aimes pas mon café?
-Plutôt boire ma pisse.
-Crade.
Il oscille nonchalamment vers la salle d'à côté en sirotant son petit-déjeuner. Puisqu'il traîne, le bon Diego frappe dans les mains pour exprimer son impatience:
-Heides! Presto. Tu arrives trop tard trop souvent pour te permettre de boire lentement.
-J'ai essayé de passer au travers des gens sur la route, ça n'a pas marché.
-Où loges-tu?
-47c.
-Et tu fais le tour par le tunnel ou tu prends la tranche C?
-Tranche C.
-Ben passe par le tunnel. Et lève-toi plus tôt aussi.
-J'y penserai.
-Non, tu vas le faire, pas juste y penser. Entendu?
-Tu veux dire que j'ai abusé suffisamment de ta magnanimité attendrie?
-C'est ça.
Il écrase à deux doigts son gobelet vide qu'il envoie vers un sac poubelle tenu ouvert par des pinces à linges, puis se dirigeant vers un amoncellement artistique d'écrans de tailles et de qualité disparates il demande:
-Tu l'as déjà chargée?
Cette question inspire Diego, qui parle maintenant avec un entrain très proche de l'agacement:
-Non! Tu sais pourquoi? Tu as laissé la pompe tourner hier soir en partant. Toute la caisse est dégueulassée et le container est vide. J'ai passé ma matinée à le remplir et à laver ton œuvre.
Heides grimace avec une seule moitié de sa face, pianotant sans se retourner sur un clavier aux touches enrobées de pâte brunâtre. Dans la distance des étagères de câbles et de composants mécaniques, Diego lance:
-T'as vraiment deux mains gauches.
-Désolé.
Après avoir lancé l'ordinateur, Heides met de la musique. Le registre sans goût d'une chaîne populaire emplit l'atelier en essayant, sans y parvenir, de couvrir le développement de Diego sur l'amateurisme encensé de son inutile assistant.
-Comme je t'ai dis, si tu mettais déjà de l'ordre dans ta tête, tu rangerais mieux ce qui se trouve au-dehors . C'est pénible, je dois tout te répéter.
Ce dernier s'en fiche, errant vers la carcasse polie du Magnussen, dont chaque pièce est une relique. En effet, de nombreux modèles ne sont plus fabriqués ou simplement plus disponibles du fait de l'absence d'échanges commerciaux entre villes. En contre-partie, chacun apprend à prendre soin de ce qui lui reste. Heides s'applique à engager dans des bouches métalliques, aux sécurités tranchantes, une quinzaine de tuyaux noirs d'une souplesse rétive qui met au défi l'épaisseur des bras du technicien. Il lui faut une bonne vingtaine de minutes pour compléter la tâche d'apparence pourtant simpliste, et il vérifie à plusieurs reprises la qualité de son travail avant de voir Diego s'amener pour vérifier:
-Tu les as tous mis?
-Oui, tu peux charger.
Le chef d'atelier penche son corps immense vers quelques prises critiques dont il teste la résistance en tirant doucement sur les tuyaux, mais plus rien ne bouge. Il hoche sa large tête avec appréciation.
-Je finirai par t'apprendre quelque chose.
-Faudra bien.
Comme on entre par la porte principale, Diego s'éloigne. Heides reste en retrait, se massant les bras en écoutant à distance la petite voix salée de Severin qui salue son collègue. Il repère ensuite une autre voix, plus basse et un peu soufflée, celle d'Anssen.
Anssen est aussi mon enfant. Je le porte depuis trente ans, comme Severin, mais leurs physiques contrastent dramatiquement. Ils sont de même hauteur, assez courts, mais si les proportions de Severin sont trop sveltes, Anssen a le tronc épais et les épaules trop larges. Les cheveux du premier sont courts, droits et sans forme, d'un noir de jet de l'autre côté de sa face courte à l'élégance asiatique. Le second s'entoure jusqu'aux épaules d'une chevelure ondulante dont la blancheur extraordinaire l'arrache au décor à distance. Avec un corps plus étroit, sa chevelure extravagante et son profil énigmatique le feraient passer pour une femme. L'ambiguïté de son apparence l'a toujours rendu antipathique mais son talent au pilotage de Mechs ses dernières années a couché autour de lui un calque de respect.
Heides sort de son antre pour s'approcher, saisissant en passant un chiffon dans lequel enfuir ses mains. Diego le présente sans cérémonies à ses supérieurs, un geste bref et un baissement des yeux respectueux comme il fait sans cesse, poli en toute occasion:
-Mon apprenti, Heides.
Ce dernier salue Severin, qu'il connaît, d'un hochement de tête:
-La pêche?
-Super. Paraît que tu es arrivé à l'heure?
-Non, haha. C'est la légende de ce matin.
-Ah ok. T'as le mérite d'être franc.
Severin présente son capitaine à l'apprenti puisqu'ils se voient pour la première fois:
-Anssen, dont je dirige l'atelier.
Heides excuse gestuellement sa main droite, trop sale pour la découvrir de son torchon, et tend la gauche au capitaine, qui la sert après hésitation. Un sourire bref passe sur son visage.
-Enchanté.
-De même.
Anssen les quitte aussi vite, sans plus de commentaire et semblant froid. Severin les informe d'une possible reprise des hostilités sur les bordures du Ground 5:
-Je vais appeler ma 2e équipe pour qu'on soit sûr de ne pas manquer de personnel. Il ne nous faut pas de pépin.
Regardant Heides et tendant le bras vers lui:
-Pas que tu ne sois pas efficace, hein.
-C'est gentil de le préciser.
Comme il continue de prononcer ses ordres par téléphone, Diego reprend son travail. Heides l'approche en ayant fourgué l'essuie dans une de ses poches:
-Il a pas l'air emballé, le pilote.
-Oh c'est pas toi, ne t'inquiètes pas. Il est toujours un peu distant.
-Ah bon! Je pensais que ma réputation avait voyagé jusqu'à lui.
-Je te rassure, non. Il est toujours comme ça. Je ne pense pas qu'il soit de mauvaise humeur.
-Si tu le dis, je te crois.
***
Mes fondations ont tremblé sous les assauts d'Arschas aujourd'hui. Les attaques étaient brutales, vicieuses, sur mes hommes comme sur mes membres et en fin de journée j'ai dû me séparer d'un peu plus de ma chair. La moitié de l'aile inférieur du quartier D m'a été retirée, j'ai dû m'en verrouiller les artères et tourner le dos à ceux qui s'y trouvaient. Mes enfants. Tous. Je n'ose poser mes yeux tièdes sur leur agonie. Sans regarder, leurs souffrances me parviennent comme un frémissement au travers de mes murs et je voudrais que cela se finisse, mais je ne peux rien y faire. Ils seront laissés sans assistance jusqu'à ce qu'une masse d'infections aient consumé la vie du dernier d'entre eux. Je pleures par tous les pores de ma menuiserie.
Mon unique consolation est de voir revenir mes pilotes saufs, le Magnussen d'Eshret s'engouffre dans mes bras protecteurs et son véhicule n'est pas endommagé. Elle atterrit sans difficulté, je suis rassurée de la sentir blottie à l'intérieur de moi, en sûreté. Anssen est de retour lui aussi.
Ma tendre Eshret. J'ai eu peur pour toi. Je voudrais la voir s'extraire de son Mech pour être sûre qu'elle n'a rien, mais j'attends longtemps. Plus tard le moteur s'éteint avec fatigue, le silence revient dans l'atelier et elle ne sort toujours pas. Heides est dans les parages et il semble se poser les mêmes questions puisqu'il s'approche de la machine encore brûlante, perplexe, une loque coincée entre les mains. Il patiente une minute qui me paraît longue, debout en face du cockpit sombre et clos dont l'intérieur n'est pas visible. Il pose la loque sur son épaule et s'avance, ouvrant pour les refermer quelques plaquettes disposées sur l'habitacle, tournant quelques vannes et baissant des interrupteurs, prenant soin de la machine. Enfin il grimpe sur l'armature et, perché à hauteur du cockpit, toque à plusieurs reprises sur l'acier:
-Allô? Ça va là-dedans?
Il attend patiemment le temps de ne pas recevoir de réponse, puis tire de sa poche une règle de métal qu'il passe dans une rainure délimitant la porte du vaisseau. Il y force un loquet intérieur d'un grand coup des deux bras et déverrouille la structure qui s'élève alors d'elle-même, conciliante, au bruit souple des coussins hydrauliques. Il fait sombre à l'intérieur de la cabine mais la voix d'Eshret, bien vive et sensiblement agressive, lance au mécanicien:
-Comment as-tu fait ça?!
-Comment quoi?
-Tu l'as ouvert de l'extérieur!
La colère de la jeune femme surprend le surprend et il cherche à une main, sans s'aider des yeux, la lampe de poche de secours située sous la portière dans un orifice de rangement. Tout en extirpant l'objet il répond au pilote à voix basse:
-Je dois m'assurer de votre santé, c'est mon boulot. (Pointant la lampe électrique à sa figure, découvrant un visage agréable aux yeux grand ouverts) Et je vois que vous allez bien, mais je vais la refermer si ça peut vous faire plaisir.
Eshret détourne les yeux du jet lumineux, agitant la main pour repousser ce qui l'agace, la lampe ou le technicien:
-Je vais bien, dégage!
Il détourne le faisceau vers le tableau de bord et les détails du cockpits qu'il couvre d'un œil critique, puis il éteint la lampe d'un petit “clic” et la laisse reposer au bout de sa main, appuyé sur le bord de l'armature.
-Vous êtes sûre? N'avez pas l'air dans votre assiette, pour être franc.
-Tout va très bien.
-Apparemment pas tant que ça... Toute la D... (Il fait le geste de fermer le poing) Comme du papier froissé...
-Ne te sens pas obligé de me le rappeler! J'étais là. J'ai...
Elle ne peut terminer sa phrase. Un sanglot violent l'enserre qui secoue ses épaules, éparpille ses yeux , sa voix et sa douleur imbibe le vide noir, silencieux de l'habitacle empli seulement de quelques lueurs électroniques et de bruits faibles comme ceux qui habitent la chambre d'un mourant.
-C'est de ma faute.
Heides ne bouge pas, la bouche entre-ouverte, avant de dire:
-Vous vous faites du mal pour rien, ce n'est pas de votre faute.
-Ils sont en train de mourir.
-Si vous n'étiez pas là pour les défendre ils seraient déjà tous morts. Depuis longtemps. Comme les Arazuréens.
-Tu n'as pas entendu Anssen jurer pendant... Pendant bien cinq minutes! J'ai merdé, ces gens n'auraient pas dû mourir aujourd'hui, c'est à cause de moi!
Elle blâme longuement son incompétence, le Magnussen, sa vie de femme pilote, son visage de plus en plus mouillé, ses mots de moins en moins prononcés jusqu'à ce que Heides l'arrête d'une main sur l'épaule:
-Ho. Qu'est-ce que ça fait si Anssen s'est défoulé sur la ligne de communication? Vous-
Elle le coupe avec des spasmes un peu plus forts:
-Anssen ne jure jamais! Jamais. Toujours poli. Huhh. Mais là... Il n'a pas pu se retenir de dire tout haut ce qu'il en pensait.
Heides continue sa phrase:
-... Vous risquez vos vies pour celles les autres. Eshret. Tu ne dois rien à personne.
Elle secoue l'épaule, il retire sa main. Semblant se calmer, elle s'essuie les yeux et le nez avant de renifler:
-C'est pas une raison pour me tutoyer.
-Excusez-moi.
Elle s'immobilise quelques instants pendant lesquels il ne dit rien, la regardant avec une anxiété posée. Finalement elle tourne vers lui son beau visage d'où s'écoule la misère :
-Je m'en veux.
-Un instant.
Il descend de la cabine, saisit du bout du bras la boîte de mouchoirs posée sur une des tablettes et revient avec, l'introduisant dans le cockpit.
-Là.
-Merci.
-Vous ne devriez pas vous sentir coupable. La manœuvre était difficile et le Magnussen n'a pas les contrôles pour y répondre adéquatement.
-Hein?
Il étend le bras vers le tableau de bord pour manipuler quelques commandes:
-Ben oui... Déjà que la position des deux Panzers vous empêchait de faire marche-avant et puis le Magnussen se retourne vraiment mal, c'est pas que j'aime pas cette machine mais...
Il commente l'échange terrestre et aérien de la journée. Tandis qu'il explique, peut-être à lui-même, quelques propositions très techniques pour l'amélioration des performances du Magnussen, Eshret l'observe. Ses joues sèchent:
-Tu nous regarde attentivement... Je n'avais pas remarqué ces détails.
Il lui sourit:
-C'est mon boulot.
-Tu as piloté, Heides?
Il hoche la tête de côté, humblement:
-Un peu.
-Tu as l'air de t'y connaître. Tu voudrais soumettre ta proposition à Diego pour le Magnussen? J'aimerais bien que vous vous en occupiez. De la souplesse sur le train avant m'arrangerait.
-Je n'y vois pas d'inconvénient.
Elle sourit sans les dents, les joues arrondies avec des yeux mesquins:
- C'est “à vos ordres”... Merci Heides. Je vais descendre, tu veux bien reculer?
- À vos ordres.
Il dégringole de l'armature et se retire dans les ateliers, le pas rapide, avec une sorte de confiance chaleureuse qui diffère de l'ambiance funèbre de ce jour. Deux-cents-soixante personnes sont mortes le temps que les larmes d'Eshret aient séchées. Je les ai sur le cœur et ma tendre Eshret doit en avoir conscience d'une certaine façon aussi car elle descend du Magnussen avec abattement, les épaules basses, la main hésitante tenant la boîte de mouchoirs qu'elle rend au technicien revenu des abysses électroniques.
- Merci.
Il se tient en face d'elle, aussi grand et aussi mince, la dépassant seulement de son optimisme. Il dit:
- S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire...
Elle le remercie d'une tape amicale sur le bras histoire de se donner consistance, puis se dirige vers la sortie. Remarquant l'absence du chef d'atelier, elle ralentit pour demander:
- Diego n'est pas là?
- Non. Severin l'a appelé de l'autre côté, mais je lui ai fait savoir que vous êtes rentrée à bon port.
Disant cela il disparaît derrière la porte de son casier. Eshret reste où elle est, pensive.
- Tu vis avec une femme...?
Une question dans une question mais la première n'en est pas une. Je connais Diego pour sa gentillesse et son bavardage, Heides lui découvre seulement cette seconde caractéristique. Sans relever le bouclier de la porte du casier il répond:
- Une colocataire. Elle colle un peu.
- Je vois... Eh bien, merci pour les mots de réconfort. Oh et, il faudra que je me rappelle de ne rien laisser traîner dans mon cockpit!
- Comme si j'allais vous y voler quoi que ce soit.
- Ce n'est pas ça... La seule fois où Diego aurait dû pouvoir m'ouvrir la cabine de l'extérieur, il n'en a pas été capable. Toi tu l'as fait d'un claquement de doigts, c'est impressionnant.
Il regarde la jeune femme du coin de l'œil, s'interrogeant peut-être sur ses intentions.
- Ça m'étonne de lui. Il m'en apprend des tonnes aux ateliers.
-Modeste?
Il ferme son casier, écho métallique:
-Quoi d'autre?
-Menteur.
Il ouvre les mains en resserrant les épaules, les sourcils froncés avec aberration et les coins de la bouche souriants, l'air de ne pas cerner son attitude et donc sans savoir que répondre. Elle rit:
- À plus tard, Heides.