[SF - postcyberpunk] W E B - la Toile

Ouvrant les yeux avec peine, 35 sentit, pour la première fois depuis des dizaines d'années, la douleur d'une lumière vive en pleines rétines.

*...m...mal*

Les premiers neurones repartaient timidement, relançant des messages nerveux hasardeux, hésitants, tentant de reconnecter chaque parcelle de cerveau. La pensée avait encore du mal à se frayer un chemin dans son esprit, mais 35 était de nouveau conscient. Il avait traversé tout une ère dans l'inconscience, avait débarqué en plein milieu des restes en ruines de Ter Aelis, et quelques heures à peine plus tard, le voilà dans l'IRL. Enfin... Le réel quoi. Cela faisait une bonne tranche de temps.

-35? 35, vous m'entendez? 35?

Une luciole s'agitait au dessus du visage embrumé du patient. Lui arrachant un nouveau gémissement plaintif.

-Seed, laisse lui le temps d'émerger, tu veux? Papy pionce depuis 40 piges, si ce n'est plus. Alors fous lui la paix deux minutes.

La deuxième voix, féminine celle-ci, parvint elle aussi à se glisser dans l'oreille de 35.

*re...tour? Où sont les autres?*

-On va vous relever, 35, ne bougez surtout pas. Voilà, quelques ajustements et vous serez bien installé. Yssia, tu me lances la clé de vingt s'il te plait? Impec'. 35, vous m'entendez?

Les yeux s'activèrent enfin. Comme si la caméra venait de passer en mode ON, les images parvinrent finalement au cerveau, qui décodait patiemment les signaux visuels envoyés par un langage proche du morse organique. Un homme, une femme. Des machines. On se serait cru dans un mauvais Matrix. Pour une raison encore floue, poussée par un instinct ancestral, 35 se frotta la nuque à la recherche d'une éventuelle prise, ou de toute autre mauvaise surprise. Bonne nouvelle, mis à part les seringues des perfusions, rien n'avait été planté dans son corps. Aucun branchement, juste ça et les capteurs de l'électro-encéphalogramme.

-Passe lui ton café!

-De quoi?! Mais t'es dingue!

-T'as de l'eau claire sur toi? Oui? Alors envoie! C'est toujours mieux que ce qui nous sert de flotte.

Maugréant contre Seed, Yssia tendit sa tasse de nectar énergétique froid, qui termina sa course dans les doigts ankylosés de 35. Après quelques gorgées instinctives d'une langue assez pâteuse, l'individu laissa reposer sa tête sur le lit, les vitamines commençant à faire effet sur lui.

-Vous m'entendez, 35?

Signe de tête approbateur.

-Bien, je suis Seed, et elle, c'est Yssia, mon assistante.

Un coup de pied fit décoller la botte renforcée du docteur, qui retint un gémissement de douleur. Visiblement, "assistante" était un terme assez péjoratif au vu des compétences de la femme.

-Ma "collaboratrice", disons. Reprit-il en lui lançant un regard fâché. Donc, vous savez qui vous êtes? Vous vous souvenez?

Silence immobile.

-Qui êtes vous? Vous savez qui vous êtes? C'est quoi votre prénom?

Les yeux de 35 se mirent à chercher dans le vide. Comme s'ils faisaient le tour de la mémoire, cherchant désespérément une quelconque information. Au bout de quelques minutes, son regard se fixa dans les yeux de Seed, visiblement plus assuré.

-Kh...K...Kh!

-Mh...visiblement, la langue va avoir besoin d'un peu de temps avant de se réhabituer à la voix. Tu peux me passer une tablette, Yss'? Je vais lui...

-Cocoon!

-...!

-...!

-...Il...Il a parlé, là, non? J'ai pas rêvé?

D'un regard déterminé, 35 prononça à nouveau son nom:

-C...Cocoon!

Levant une main encore faible, l'homme remonta la manche de sa tenue blanche, retroussant lentement sa manche, et dévoilant un logo circulaire composé de six points blancs, d'une plume, et d'un jet de gouttes de différentes tailles, tatoué au niveau du poignet.

Axel le Lombard éclata d'un rire glacial, ce genre de rires qu'ont les gens qui n'y sont pas très habitués. Il envoya une bonne claque sur l'épaule de son prisonnier, en signe d'assentiment, mais la force, mal mesurée, déstabilisa l'homme qui tomba sur le côté, sans pouvoir se relever au vu des cordes qui le tenaient fermement lié.

- Ah, mon bon gars, désolé! J'ai pas l'habitude de rire, moi, tu sais! Je suis pas un rigolo. Mais elle était bonne, c'est vrai!

Il s'arrêta d'être complaisant aussi soudainement qu'il avait éclaté de rire, et le toisa d'un regard dur:

- Toutefois, les règles sont les règles.

Il fit un signe de tête et trois gorilles vinrent enlever ses liens, deux le maîtrisant pour aider le troisième à le déshabiller. Une fois son détenu nu comme un ver, Axel fronça les sourcils.

- Bizarre. Les gens de l'UGN en ont d'habitude plus dans le pantalon.

Axel entendait par là qu'il ne portait pas le signe distinctif permettant à l'UGN de tracer ses gars. Il se mit à penser furieusement:

* Ce gars est soit un partisan, soit un geek qui a mis le nez où il ne fallait pas. Que faut-il en faire? Le zigouiller, éliminer les preuves? Le joindre à notre cause, de gré ou de force? Misère... *

Toujours à ses réflexions, il claqua des mains et on apporta un peignoir moelleux pour couvrir le détenu. Axel lui délégua un sourire:

- Désolé l'ami, mais t'es pas assez bien foutu pour rejoindre un groupe de rebelles naturistes.

On lui ligota les mains, et deux gorilles se postèrent bien à côté de lui pour lui signifier que, s'il était plus libre de ses mouvements, il n'était pour autant pas libre de se balader où bon lui semblait. De toute manière, il n'aurait pas pu aller bien loin...

- Bon, l'ami, je suis embêté. Tu m'as l'air d'être un drôle, mais tu ne corresponds pour l'instant pas vraiment à nos attentes. En gros, pour être honnête, je suis entre deux idées: soit je te zigouille tout de suite, soit je te laisse une chance de me prouver que tu peux être utile... C'est un brin extrême, je sais, mais dans la vie on a parfois des durs choix à faire, vieux. Alors, parle. Dis-moi donc qui tu es, d'où tu viens, et ce que tu foutais sur ce fichu Internet!

Avant qu'il puisse répondre, on apporta une masse à Axel.

- Protocole, vieux. Je te conseille d'être réglo avec moi si tu tiens à tes os.

En vérité, je n'avais rien à préparer. Une fois habillée, il ne me restait qu'à attendre. Ce que je fis en dégustant une pizza. Je me demandais si je n'allais pas en prendre une seconde quand on frappa à la porte. Je me levais tranquillement et ouvrais. Une grande femme, souriante, cheveux longs en queue de cheval. Banale au possible. Mais la tension qui régnait dans ses yeux mobiles et dans son corps démentait son sourire.

Bonjour Carla (c'était mon nom de code à l'UNG)! Prête pour une séance de shopping? fit-elle.

Évidemment, répondis-je avec un sourire amusé.

Quiconque me connaissant un tant soit peu savait que je n'allais jamais faire les magasins. Mais il n'y avait personne dans le couloir et cela n'avait que peu d'importance. Je la suivis donc jusqu'à une petite voiture discrète où nous embarquâmes. Quelques minutes plus tard, elle s'arrêta devant un centre commercial. La femme me conduisit jusque dans un magasin de vêtements bon marché où la foule nous rendait invisible. Une cabine d'essayage servit de sas de sortie. Après quelques détours dans les coulisses des magasins une porte nous mena dans un des services de l'UNG.

Une fois arrivée, je fus rapidement prise en charge et branchée afin que l'on puisse extraire de ma mémoire ce qu'il s'était passé pendant mes connexions sur Ter Aelis. Très peu de mots furent échangés jusqu'à ce que je me retrouve en face de mon chef direct, que je voyais une fois l'année en général.

Vous avez bien fait de nous appeler. Il est effectivement temps de s'occuper définitivement du cas Ter Aelis. Nous pensions avoir réussi à l'éradiquer lors de la seconde offensive contre les Rebelles mais apparemment ils ont réussi à maintenir le site à flot. Cette fois-ci, nous allons mettre en place une attaque ciblée.

Il m'expliqua en quelques mots l'opération de grande envergure qu'ils prévoyaient. Assaut sur le site lui-même, remontée des connexions pour éliminer tous ceux qui sont et avaient été en contact avec cette civilisation. Je ferais partie de l'attaque virtuelle, bien entendu.

Les heures qui suivirent passèrent à une allure vertigineuse, peuplées de réunions et de discussions, d'achats et de branchements. Les équipes devaient être parfaitement synchronisées et la communication claire et sécurisée. Nous avions 24h pour être prêts.

Le loustique qui se tenait en face d'Axel le Lombard ne manquait pas d'humour. Le problème, c'est qu'Axel manquait d'humeur lorsqu'il travaillait. Si la première remarque du détenu l'excéda au plus haut point, la réponse à la question, elle, le réjouit plutôt. Sa prise allait être utile... D'abord pour évacuer sa frustration, il brandit la masse dans un large mouvement du bras, avant de l'abattre avec force dans le sol, non loin des pieds du geek en peignoir. Il afficha un rictus un peu mauvais, avant de dire:

- OK. On va te laisser ta chance mon gars. Tout ce que tu as à savoir pour le moment, c'est que nous sommes connus sour le nom de "La Cause". Toute autre information est dangereuse pour ton intégrité. Tu apprendras ce que tu dois et veux savoir en fonction de ton degré d'investissement. Si tu acceptes de travailler pour nous, on t'implantera une puce à un centimètre du cerveau, destinée à te transformer en légume si tu décidais de nous trahir ou de disparaître de notre traceur. Si tu nous es fidèle, alors on passera du bon temps ensemble, je te le promets. Acceptes-tu?

Et voilà, protocole. Intérieurement, Axel roulait des yeux et levaient les bras au ciel, se disant que tout mec sensé accepterait pour ne pas mourir, et que ça ne garantissait nullement la loyauté. Mais après tout, La Cause n'avait pas vraiment d'autres moyens de faire les choses... Pas simple de s'engager dans une lutte, d'être la minorité, d'être recherché et menacé. Pas simple non plus d'être moins extrêmiste que ses agresseurs. Sale histoire, sale temps, sale période.

Axel soupira. Alors il y avait quand même encore des gens à cette époque qui faisaient preuve d'éthique? Il se prit de compassion pour ce petit gars et se demanda ce qu'il allait en faire. Finalement, il décida de le faire passer devant le juge de la Cause. Devant le tutélaire d'Aelis.

- Très bien petit gars, ton crâne restera intact, c'est promis. Puisqu'il faut te convaincre, et qu'il est bientôt onze heures, nous allons t'emmener voir le Grand Chef. Il décidera de ton sort.

Les hommes de main d'Axel enjoignirent le détenu à le suivre, avec respect et courtoisie. Ce soudain changement d'attitude était toujours de mise lorsqu'on emmenait un homme voir Sephiroth. D'une part parce que s'il était admis au sein de la Cause, ce serait un collègue avec qui il faudrait s'entendre; d'autre part parce que s'il était refusé, il faudrait s'en débarasser, et qu'un homme en fin de vie avait droit à tous les respects et tous les égards.

Défilant dans de longs couloirs mal-éclairés par des lanternes de sécurité, ils marchèrent pendant une bonne heure avant d'arriver devant une porte qu'on ne pouvait distinguer que si on savait qu'elle était là, tant les couloirs étaient exigus et tant la porte s'assimilait aux irrégularités du mur. Axel frappa trois coups, chacun séparé d'une seconde de silence. On répondit à l'appel par trois autres coups, successifs cette fois-ci. Axel fit signe aux soldats et au détenu d'entrer. Sephiroth allait les recevoir.

Quand on frappa à la porte, j'étais en train de me reposer sur ma couchette. Quatre heures s'offraient à moi pour dormir. Quatre heures vitales, qui me permettaient de rester plus ou moins dans la réalité, et de déconnecter du virtuel. Il n'était pas facile d'être la Cause, et je m'endormais difficilement, par crainte que quelque chose se passe lors de mon sommeil. Cependant, la fatigue parvenait toujours par me terrasser et je finissais alors par m'abandonner dans les bras de Morphée.

J'avais installé deux gardes avec moi, pour veiller sur moi pendant que je dormais, certes, mais surtout pour me prévenir immédiatement si un problème se posait. Lorsqu'un de ceux-ci vint me réveiller, j'ouvris immédiatement des yeux bien trop cernés, et bondis hors du lit, avant de me calmer en l'entendant m'annoncer l'arrivée d'un "visiteur". Je repris mon calme et ordonnai qu'on le fit entrer.

Quand l'homme arriva, je me trouvai dans un siège confortable, comme en ont souvent les gros pontes. Le mien faisait néanmoins pâle figure, au vu de ses multiples déchirures et de son tissu usé. Mon visage était creusé, usé par le manque de fatigue, mais je lui lançai un regard perçant, scrutant plus loin que la réalité, dans le domaine du sensible. Après un long temps d'observation, je me décidai à lui parler:

- Bonjour, et sois le bienvenu. Je ne décèle chez toi aucune animosité, seulement l'appréhension et la curiosité. Tu n'es pas de l'UGN.

Cette phrase sonna comme une évidence.

- Tu es amateur de virtuel, n'est-ce pas? Tu aimes chercher sur l'Internet les reliques du passé. Une sorte d'archéologue... Tu n'as aucun ennemi, et peut-être même que ta passion t'empêche d'avoir beaucoup d'amis. Par contre, la vie a fait que tu as appris à oser, à passer outre les règles, à afficher quelques fois du mépris pour l'autorité. Voilà ce que je vois en toi.

Je me levai, pris deux tasses, les remplit d'un café noir très fort, et lui en offrit une, gardant l'autre pour moi:

- Mes questions seront les suivantes, et j'espère que tu accepteras d'y répondre: me suis-je trompé? Comment t'appelles-tu ? Et serais-tu prêt à rejoindre la Cause?

Je passai une main sur mon visage pour combattre la fatigue, et but une grande gorgée du précieux liquide qui remplacerait visiblement ma courte nuit.

L'homme qui se tenait face à moi avait raison: je ne pouvais pas deviner sa vie. Mais étudier ses réactions, ça, je le pouvais. Je l'observais attentivement pendant qu'il me répondait et j'eus un mince sourire. L'homme n'était pas dangereux, seulement secoué par les évènements qu'il n'avait pas prévu. Le voyant qui m'interrogeais du regard, il me revint soudainement à l'esprit qu'il m'avait donné réponse.

- Je ne sais effectivement rien de vous. D'ailleurs, vous n'avez répondu qu'à une question et demie sur trois. J'ai bien cru comprendre ne pas m'être trop trompé sans pour autant avoir vu tout juste, j'ai aussi assimilé le fait que vous étiez prêt à nous rejoindre. Mais j'ignore toujours comment l'on peut vous appeler.

Je me tus un instant, et ajoutai:

- Si vous souhaitez ne pas sortir de nos locaux et travailler en interne, il devrait être possible de se contenter d'un faux nom. Mais si vous souhaitez regagner vos appartements, alors je suis obligé soit d'avoir votre nom, soit de vous placer sous surveillance.

J'espérais que cet homme me réponde. Je décelais chez lui une certaine éthique qui faisait quelque fois défaut à certains de mes subordonnés, et j'aurais apprécié pouvoir m'entretenir avec lui de manière plus étendue et familière.

Je serrai la main de dwb en guise d'accord. A ces questions, je le rassurai:

- Vos vêtements ont été analysés et reproduits, mais ils vous seront restitués dans moins d'une heure. Votre matériel doit être resté intact, nous ne les avons ni lavés, ni chauffés.

Je le raccompagnai jusqu'à la porte, et marquai une pause avant de l'ouvrir.

- Nous allons vous conduire dans notre cantine, où vous sera servi un repas chaud, ainsi qu'un vrai café. Une fois vos vêtements retrouvés, on vous attribuera un acolyte pour vous suivre jusqu'à votre appartement. Je demanderai à ce que celui-ci soit un agent féminin, elles ont le contact plus facile, et sa présence auprès de vous pourra se justifier plus aisément. Enfin, j'aimerais que dans les premières semaines, vous me rendiez visite en soirée, afin que nous puissions vous former et, si vous en possédez, que vous nous partagiez vos informations. Vous aurez aussi ainsi l'occasion de voir comment la Cause fonctionne à l'intérieur.

Bien entendu, ce choix de confiance était risqué. Mais l'agent spéciale Kassidy avait fait ses preuves, et plus dwb verrait du monde, plus il se lierait à nous, et plus La Cause connaîtrait son visage, si jamais il se posait en traitre.
Je pris congé de l'homme et le remerciai de sa coopération, avant de m'excuser, une fois encore, pour les tracas qui lui avaient été causés.



La nuit était déjà bien avancée et l'agent spéciale Kassidy ne parvenait pas à se calmer. Son boulot d'agent de sécurité au sein de la Cause était rarement intéressant. Officiellement, elle assurait la sécurité dans des entrepôts vieillots qui servaient à entreposer du matériel informatique. Les seuls moments où son travail l'excitait, c'était lorsqu'on lui confiait une mission aussi spéciale qu'elle. Et quand elle tournait en rond comme aujourd'hui, c'est qu'elle sentait que son téléphone allait sonner pour lui signifier qu'elle était spéciale, et qu'on avait besoin d'elle.

Elle en était à sa troisième cigarette d'affilée lorsque la sonnerie bien connue retentit. Elle décrocha dès la première sonnerie, émit quelques "hmm hmm", "oui, "ok", "c'est d'accord", "bien reçu", "merci", et raccrocha.

- Heureusement qu'elles sont électriques, dit-elle en jetant malgré tout sa cigarette électronique dans un égout.

L'agent spécial Kassidy n'était pas du genre à se soucier des protocoles. Elle relâcha sa coiffure, relégua son képi dans son sac-à-main, défit le premier bouton de son tailleur, laissant apparaître une portion généreuse de son bonnet D. Enfin, se remaquillant dans le rétroviseur de son véhicule à la lueur de la flamme de son briquet, elle finit par enfourcher sa moto et mit en branle l'engin en un quart de seconde. Fonçant dans la nuit noire, elle se dirigeait droit vers La Cause, vers une table de cantine où l'attendrait son contrat. Kassidy sourit, en se demandant s'il serait mignon.