La pluie
« J’avais… Peu importe l’âge, peu importe le lieu…
Ce que je fus alors, je peux l’être encore aujourd’hui. »
L’énorme nuage descendait d’un ciel si bleu qu’il semblait être palpable. Il déportait vers l’île son immense ombre boursoufflée et paraissait couvert de pustules brunes, plus sombres que la mer d’où il provenait.
Une pluie froide et drue crayonnait l’horizon de longs traits obliques là où sa masse avançait. Le ciel bleu cédait peu à peu sa place.
Tous les arbres de l’île se mirent à frissonner en percevant son arrivée. Les roseaux flottèrent d’abord mollement sur la rive avant de danser et voltiger au rythme des premières gouttes qui s’annonçaient.
« Sens-tu la confusion du vent quand il pénètre dans l’eau ?
-La confusion ?
-Quand le vent se mêle à l’eau, l’échange est toujours chargé de tourments. Le vent atteint l’eau qui se gonfle et parfois riposte en éclats.
Ici, l’air a tranquillement agi. Il s’est déposé simplement sur l’onde mais vois-tu ce qu’il s’est passé ensuite ?
-L’eau a du trouvé que l’air était trop léger. Peut-être a-t-elle pensé que l’air la chatouillait !
Cassiopée se mit à rire en regardant Malec à ses cotés. Elles étaient toutes deux assises, les genoux repliés sur elles-mêmes, tenus serrés entre leurs mains jointes. Deux boules, deux corps perdus à guetter la pluie sur une plage déserte. Deux silhouettes disproportionnées ; celle de l’enfant paraissait si petite.
Un sourire effleura les lèvres de Malec. Cassiopée évoquait toujours le vent avec gaité.
-Nos corps sont semblables Cassiopée. Lorsque mon coude caresse doucement le tien. Nous percevons la chaleur qui émane de nous. Cette sensation va de l’une vers l’autre et nous en ressentons un réconfort, une joie intérieure. Mais quand le vent s’appuie sur l’eau, il n’y a plus qu’une volonté : l’absorption d’une masse par l’autre.
Qui gagnera dans ce jeu, crois-tu ?
-L’une doit gagner sur l’autre ? Ne vont-elles pas se mélanger pour être plus fortes ensemble ?
-Tout dépend ce que nous appelons la force… Mais ta réponse me ravit, tu as beaucoup progressé en peu de temps, tu ne t’arrêtes plus à l’aspect superficiel des évènements.
Je voudrais que tu me décrives la relation qui s’établit, telle que tu la ressens en toi.
Cassiopée ne répondit pas tout de suite à la question formulée par sa mère. Le vent lui frappait à présent le visage avec violence et son corps lui-même cherchait à répondre à l’agression.
Elle ferma les yeux pour mieux sentir les pores de sa peau se clore devant l’impact et la chair de poule se former. Mais c’est surtout son subconscient qu’elle perçut alors. Il s’allégea d’un poids comme s’il avait été soulevé par le souffle. Puis une goutte d’eau vint s’écraser sur son front, caressant son visage d’une fraîcheur revigorante. La goutte fut suivie de près par une seconde qui mouilla son bras alors qu’une à une les gouttes tombaient sur son corps frêle bousculé par une risée plus violente.
-Je crois que lorsque le vent s’est approché de l’eau, l’eau a tout de suite réagi. Elle a accepté son contact au point de se mélanger à lui, si discrètement que lui-même ne s’en est pas rendu compte. Mais il s’est chargé du poids de l’abîme des profondeurs sans même pouvoir s’en défendre. D’ailleurs, je crois que c’est ce qu’il désire : Atteindre les abysses.
Le vent aime parfois se noircir et quand sa masse devient si dense qu’il ne peut plus se supporter, il bourgeonne de toute part et l’eau se met à reluire.
J’aime le moment où l’eau devient à peine visible et qu’elle fait resplendir les rais de lumière qui viennent à leur rescousse.
Tu savais que la lumière n'est jamais en reste quand l’eau et l’air sont présents ?
-Sans elle, ni l’eau, ni l’air n’osent agir. Répondit Malec songeuse.
-C’est la lumière des étoiles n’est-ce pas ?
-Ou bien la volonté de Norema, déesse du jour.
-Non. Cette lumière provient des étoiles. Se buta Cassiopée.
- Cassiopée ! Cesse donc de tant croire en leur pouvoir. Parle moi plutôt du vent et de l’eau.
Pendant que mère et fille confrontaient leur perception et cherchaient à affiner leurs sens, le vent avait déferlé sur les terres en soulevant le sable dans des tourbillons de chaleur. La pluie tombait à présent raide et drue, fouettant les peaux nues qui s’étaient tendues pour l’accueillir.
Cassiopée, debout, avait écarté les bras comme pour l’embrasser.
-Vois-tu, je crois que l’eau aime gronder. C’est pour cela qu’elle recherche toujours le vent et la lumière. Elle s’accroche à l’air dans cet infime espoir d’être portée au-delà des étoiles sans jamais pouvoir les atteindre.
Elles ne lui permettent pas. L’eau ne traverse pas le Néant. Seule la lumière le peut. Alors, la vague s’enfle, se laisse emporter dans les souffles sauvages de l’air et la lumière la cajole, la fait luire de mille feux. Puis lorsque l’eau devient trop lourde, trop pesante, la lumière s’éteint et l’ombre l’emporte. L’eau tombe alors comme autant de larmes insatisfaites, mais chargées du voyage fantastique qu’elles ont entamé. Quand le vent sent venir l’immense chagrin qui suit la montée vers le ciel, il fuit devant la masse sombre et tourne autour d’elle comme pour la protéger.
L’eau s’écoule alors du ciel et se déverse sur notre terre qui l’attend toujours, assoiffée.
Malec se crispa un peu quand Cassiopée lui déversa son conte. Elle ne pouvait pas dire clairement à sa fille ce qui ne convenait pas dans son explication, mais tant d’infimes éléments venaient s’opposer à ce que son éducation de prêtresse lui avait inculqué qu’elle ne pouvait que grimacer en disant :
-Le voyage vers les étoiles n’apporte que malheur. Il n’apporte pas la vie.
Cassiopée se tourna violemment vers sa mère :
-Pourquoi dis-tu cela ? Et le soleil que tu adores ? N’est-il pas une étoile ?
Cassiopée sentait sa colère grossir l’agitation de Malec. Elle pouvait lire toute la rancœur qui la ravageait.
-Je ne supporte pas te sentir toujours prête à aller trop loin !! Calle donc tes pieds sur Terre ! Et comprends ce qui touche les hommes avant de te perdre dans les noirs desseins du Néant !
Là-dessus, elle tourna les talons, furieuse contre sa fille et s’enfonça dans la forêt qui bordait la plage.
Cassiopée n’était pas moins furibonde contre sa mère, à moins que ce ne soit contre elle-même.
Elle avait l’impression de faire tant d’effort pour s’approprier l’immense savoir que sa mère tentait de lui donner sur l’éveil Naturel de leur monde. Mais toujours leur propos s’achevait en querelle.
Bougonne, Cassiopée s’assit sur un rocher. La pluie avait cessée et le vent emportait au loin le lourd nuage. L’azur reprenait ses droits. Ça et la des petites flaques d’eau claire avaient remplies les creux de roches et étincelaient sous les feux du soleil.
-Oui. Je veux atteindre les étoiles. Oui.
Son intonation était maintenant devenue lourde de menaces.
-Mais l’eau aussi peut-être un piège !
Elle prononça les mots appris de sa mère d’une voix gutturale.
L’eau contenue dans la vasque rocheuse à ses côtés se dilata et s’étala lentement sur la roche où elle était assise. Elle se gava de la chaleur de la pierre et se souleva doucement en formant une sorte de voile autour de Cassiopée qui ne prononçait plus aucun mot.
Elle était entièrement tournée vers sa pensée et le film d’eau la suivait. Il l’enveloppa bientôt complètement et Cassiopée se trouva enfermée dans un œuf de verre dont la liquidité l’abritait de tous les maux. Il se mit alors à luire et la lumière s’intensifia provenant du cœur même de l’enveloppe, là où Cassiopée s’était regroupée sur elle-même en position fœtale. Bientôt, on eut pu croire qu’une nova était venue se poser sur l’onde.
Sa mère ne l’avait pas vu agir ainsi, elle en aurait tremblé.