Le Pont

Akule s'eveille en nage.
Encore une fois, il a fait ce rêve. Cela fait plusieurs mois maintenant que chaque nuit il fait le même. Un rêve agréable mais qui lui laisse un sentiment de manque et d'urgence. Le film repasse dans sa tête.

Le pont, avec son béton gris et sa sculpture de tortue. La rivière, avec ses remous. De l'autre côté, une silhouette et son cœur qui fait un bond de joie dans sa poitrine. Akule s'élance, les bras ouverts pour l'accueillir. Et au moment où il va la voir, la sentir contre lui, il s'éveille. Toujours. Frustré.

Akule secoue ses longs cheveux bruns. Mais le rêve reste ancré à sa tête, à son cœur. Le jeune homme se lève. Il a 20 ans et doit aller travailler pour payer son logement. Cela ne le dérange pas, il adore ce qu'il fait : peindre. Mettre de la couleur, des formes gaies sur les murs gris de la ville l'emplit de joie et de fierté. Il contribue ainsi à la renommée de la plus belle de toute : Rome.

Rome la Grande. Rome le Centre du Monde. A peu de choses près, c'est vrai. Quelques pays ne font pas encore partie du Grand Empire mais bien peu et tous reconnaissent sa suprématie. L'Empire s'étend partout, même de l'autre côté de l'Atlantique où l'intégration des peuplades indigènes a apporté de grandes connaissances à Rome. C'est ce qui avait toujours fait la force de l'Empire : ne pas s'imposer et récupérer les bonnes idées de chacun. Un peuple en particulier avait grandement influencé Rome : les hurons. Au point qu'on parlait même parfois de l'Empire Huron-romain. Une reconnaissance rare et qui reflétait bien la réalité : le Panthéon romain s'était approprié de nouvelles entités de la nature comme la tortue et le chevreuil. Le saint patriarcat avait été modifié pour reconnaitre l'égalité des femmes et ainsi équilibrer les caractères masculins des dirigeants.

Akule revient au présent en voyant le soleil : il est déjà tard et il doit partir. Saisissant sa sacoche de pinceaux, il se dirige vers l'est et son lieu de travail actuel : une école. Sur la route, son regard vide ne voit pas les boutiques qui s'ouvrent, ni les gens qui se saluent joyeusement. Soudain, ses yeux de nuit croisent une touche colorée qui les retient : un attrape-rêve. Sur un coup de tête, Akule s'arrête et l'achète. Il ne marchande même pas avec le vendeur qui le regarde avec étonnement. Le jeune homme a pris sa décision : si cette nuit il fait encore ce rêve malgré la présence du talisman alors il se mettra à sa recherche. Son patron n'aura d'autre choix que de le laisser partir car c'est une chose que les hurons ont appris aux romains : on doit obéir aux rêves.

Apaisé par son choix, Akule arrive à l'école le sourire aux lèvres. La journée s'annonce bien.

L'aube teinte de rose le ciel. Dans le cirque grandiose, les sapins et le lac sont encore dans les brumes de la nuit. La longue maison ne va pas tarder à s'éveiller.

"Enfin le jour se lève ! Je vais pouvoir poser ma demande au conseil matriarcal." pense Amitola assise au bord de l'eau.

Bien que la civilisation romaine soit venue jusqu'au monde des Hurons, ce sont toujours les mères qui décident du départ des jeunes pour leur long voyage. Ainsi que pour la plus part des autres sujets importants. L'oncle d'Amitola s'était occupé de son éducation mais maintenant du haut de ses vingt ans, elle pouvait revendiquer sa décision devant le conseil.

Amitola avait hésité et médité avant de se décider. Mais ce rêve est venu trop souvent la visiter. C'est un signe.

Elle doit partir. Elle doit trouver ce pont.

Dans son rêve, lorsqu'elle passe entre les piles sculptées, un immense sentiment de plénitude l'envahit. Mais elle n'a encore jamais pu voir le visage de la silhouette qu'elle aperçoit au loin, de l'autre coté. Elle se réveille systématiquement à ce moment-là avec une intense frustration.

Elle doit trouver ce pont et celui ou celle qui le traverse à sa rencontre.

Molimo se dirigeait vers le conseil matriarcal. Elle avait le pas long mais silencieux, ce qui lui valait souvent de surprendre les gens par sa présence. Molimo savait qu'elle provoquait cet effet, et cela la gênait autant qu'elle s'en accommodait.
Plus jeune que les autres mères, elle était la dernière arrivée au conseil et devait faire ses preuves en tant que femme indépendante au sein de sa maison longue.
Adoptant un pas plus mesuré, elle retira le capuchon de sa cape avant de passer sur la place du Conseil, n'ayant plus besoin de se cacher de la foule. Sa fonction publique la mettait parfois mal à l'aise et lui portait à conséquence lorsqu'elle se promenait à découvert.
Elle traversa les lieux non sans surprendre quelques regards des hommes, qui semblait voir en elle un bon parti. Bien sûr, elle n'ignorait rien de sa beauté, de ses yeux un peu plus en amande que les autres, qui attirait par leur forme et leur couleur vert clair. Ses traits si fins, et sa longue chevelure au cheveu si résistant. A côté de ça, ses arcade sourcilières lui donnaient un air un peu dur qui inspirait le respect et l'autorité. Ses lèvres, quant à elles, étaient plus charnues que bon nombre de femmes, ce qui permettait à son sourire d'adopter des grimaces significatives. Molimo était un mystère pour les hommes. Et elle les redoutait. Mais sa froideur à l'égard de ses prétendants semblaient les encourager à la pourchasser davantage.
Chassant ses sombres pensées, elle afficha un sourire mesuré avant d'entrer. Le conseil allait commencer son travail, et une invitée surprise avait décidé d'y faire son entrer.
Là, dans le hall d'attente, se tenait sa cousine, Amitola. Molimo pressa le pas pour rejoindre les autres mères, se demandant bien ce qu'elle venait quérir en ces lieux.

La journée s'écoule rapidement et dans la joie. Absorbé par son travail, Akule ne pense plus à son rêve. Il peint. Ici, ce sont de hautes montagnes et de larges chutes d'eau en avant, bordées d'un végétation foisonnante et d'ibis majestueux, qui font voyager les écoliers. Avec le déclin du soleil vient le temps de ranger les pinceaux et de rentrer. Pour une fois, Akule ne traine pas à discuter avec Auguste, son patron. Celui-ci s'étonne mais ne dit rien, se disant que son protégé a peut être enfin rencontré l'élue de son coeur. Sur un signe de la main, les deux hommes se séparent et Akule reprend le chemin de son petit appartement, le pas pressé.

A présent qu'il a pris sa décision, il a hâte d'être demain et de savoir. Savoir enfin. Il n'est pas angoissé mais plutôt excité comme à la veille d'un grand départ, d'un tournant de sa vie. Il ne sait pas ce qu'il va se passer et pourtant son âme lui souffle déjà qu'il doit partir. Il monte quatre à quatre les marches qui mènent chez lui, pousse la porte sans vérifier s'il a du courrier et file directement dans sa chambre où il sort l'attrape-rêves de sa sacoche. Là il reste un instant perplexe : pas décorateur pour un sou ni même bricoleur, il s'aperçoit qu'il n'a rien pour accrocher l'objet de manière adéquate. Il s'élance vers l'appartement voisin et frappe à la porte. Un homme, grand, la cinquantaine, à la carrure militaire ouvre et sourit chaleureusement en voyant Akule.

Akule ! Qu'est-ce qui t'amène ? Entre donc ! fait Aurele d'une voix rocailleuse.

Akule sourit mais secoue la tête en montrant l'attrape-rêve.

J'ai acheté ça ce matin, mais je n'ai rien pour le fixer, aurais-tu de quoi me dépanner?

Aurele penche la tête sur le côté, regardant le jeune homme d'un air curieux et légèrement inquiet.

Tu dors mal ? Ne bouge pas, j'ai ce qu'il te faut.

L'homme disparait quelques instants et des bruits de ferraille s'élèvent d'un recoin de l'appartement. Celui-ci n'est pas plus grand que celui d'Akule : une chambre, un salon, une salle de bain et une cuisine. Aurele vit seul depuis que sa femme est morte. Mais, contrairement au jeune homme, l'ancien militaire est féru de bricolage : tous ses meubles sont faits main. Aurele réapparait, marteau, clous et ficelles en main.

Allons-y, y'en a pour deux minutes à t'installer ça.

Akule remercie son voisin et le suit à l'intérieur de son propre appartement, qui fait bien pauvre en comparaison. L'ameublement est réduit au minimum vital. Heureusement, le peintre a mis son talent à son propre service et les murs présentent de nombreuses fresques colorées. Aurele installe l'attrape-rêve en quelques instants, bien au-dessus du lit d'Akule. Un verre et quelques paroles servent de monnaie d'échange pour le service. Les deux voisins s'entendent bien et l'entraide fonctionne bien dans la résidence.

Enfin, l'heure arrive. Il est si excité qu'Akule se demande bien comment il va réussir à dormir. Pourtant le sommeil le gagne rapidement, les journées à peindre au grand air étant fatigantes. Au milieu de la nuit, il s'éveille, en nage, le cœur battant, les poings serrés. Il est encore venu. Il jette un regard courroucé à l'attrape-rêve mais le doute n'est plus permis. Il est temps de partir. Un coup d'oeil à la fenêtre lui apprend que la nuit est encore profonde mais le peintre sait que le sommeil ne viendra plus. Autant se préparer. Préparer ce voyage qu'il pressent long et difficile.

Il ne lui faut pas longtemps pour faire son sac. Non seulement il a peu de choses qui lui appartiennent mais surtout il a peu d'argent. Il devra donc faire le chemin à pied, voyager léger. Akule prend donc son carnet d'esquisses, un pinceau, quelques affaires et tout l'argent qu'il possède. Il récupère les quelques fruits qui sont sur la table. Il fait lentement le tour de son appartement, se demandant s'il y reviendra un jour. Il secoue la tête avec un sourire d'auto-dérision : il part chercher un pont et pas faire la guerre ou encore en exil ! Le soleil commence à poindre et enflamme les collines entourant la ville. Le jeune homme se gorge de ce spectacle avant d'accomplir le premier pas.

C'est au petit matin, bien avant son heure habituelle, qu'Auguste voit arriver Akule à l'école. Son visage est sérieux et un sac-à-dos orne ses épaules musclées par le travail.

Akule ! Que se passe-t-il ?

La voix d'Auguste est inquiète mais une pointe de colère perce dessous. Il sent déjà que la réponse ne va pas lui plaire.

Je pars.

Akule est laconique mais déterminé. En quelques phrases courtes, il explique la situation et laisse son patron abasourdi. Cependant il n'a pas le choix. Il pourrait retarder le départ d'Akule de quelques jours en demandant un jugement au comice tribute mais il sait qu'il n'aura pas gain de cause. Le "gamin", comme il l'appelle, fait un rêve d'appel et il ne peut lutter contre. Ce qui ne l'empêche pas de râler, de lui dire que lorsqu'il rentrera il aura intérêt à rattraper son retard etc, etc... Mais Akule ne l'écoute plus et lui tourne déjà le dos et marche d'un bon pas dans la rue. Marche vers son destin, le coeur serein mais la tête pleine de questions.

Comme à chaque pleine lune, le conseil était réuni au grand complet. C'était le bon moment pour présenter sa requête.

Amitola passa la porte et attendit patiemment dans le hall. Une surprise arriva, sa cousine Molimo approchait. Amitola avait oublié qu'elle participait maintenant au conseil. Molimo lui fit son étrange sourire et se pressa d'entrer dans la salle du conseil.

Amolita avait toujours été intriguée par sa cousine mais la légère différence d'âge et la timidité apparente de Molimo n'avait guère favorisé les échanges.

Après le soleil du matin et l'air pur du lac, le hall semblait sombre et oppressant. Amitola entrouvrit le lourd rabat de cuir tout en surveillant le brouhaha venant de la salle du conseil. Elle avait prévenu sa mère de son désir et devait patienter jusqu'à son appel.

Le temps passait lentement, très lentement quand enfin la voix de sa mère l'appela.

Amitola se retrouva face aux dix femmes qui devaient l'entendre et approuver son départ. A elle de bien s'expliquer et de fournir les bons arguments. Malgré son appréhension, elle se lança

« Bonjour à vous, Mères. Je viens vous voir car depuis plus de trois lunes, un rêve me hante. Chaque nuit, il revient et me laisse une attente au cœur. Je ne sais s'il a une signification ou s'il me prévient juste que c'est le moment pour moi d'entreprendre mon Voyage. Mais, je sens que je dois partir maintenant ! »

Amitola se tut et attendit les réactions des Mères.

Molimo avait regardé venir sa cousine avec une forme de bienveillance et de curiosité qu'elle s'était bien gardée d'afficher. Le conseil était réuni, et toutes les voix compteraient. Généralement ces assemblées étaient conviviales et simples, les habitants venaient présenter leur requête avec une appréhension respectueuse mais qui se dissipait vite au fil de la discussion.

Ainsi, sa cousine avait fait un rêve, et pas n'importe lequel. C'était le rêve appelant au grand Voyage. Nul doute que si tel était bien le cas, elle recevrait la réponse qu'elle attendait. Les Hurons ne rigolaient pas avec les rêves, et leur accordaient toute l'importance qu'ils méritaient. Molimo prit la parole, laissant entandre une voix plutôt grave pour une femme.

- Cousine Amitola, si c'est bien un Appel que tu ressens, je me vois obligée de te demander un peu plus d'informations. Sans vouloir troubler ton intimité, peux-tu nous confier tes visions ou tes sensations. En d'autres termes, présente nous donc une analyse plus complète de ce rêve. En tant que ta cousine et ayant commencé mon voyage, peut-être suis-je donc la plus apte à comprendre tes sentiments et l'importance de ta requête.

Voilà. Présentées ainsi, les choses ne pouvaient que se dérouler selon son désir. Elle s'affichait comme compétente et impliquée aux yeux des autres mères, faisant ainsi ses preuves, et dans le même temps, elle se donnait un certain pouvoir de décision pour la prochaine manche. Amitola avait sans doute peu de craintes que sa requêtes lui soit refusée. Mais ce qu'elle ne savait pas, c'est qu'elle ne partirait pas seul. Molimo y veillerait.

Sa marche le conduit en premier lieu chez ses parents. Il ne peut partir sans leur dire, eux qui lui ont tant donné, qui ont accepté sa décision de devenir peintre alors que son père, sénateur, comptait lui donner sa charge.
Il arrive devant la grande demeure en milieu de matinée. Comme toujours il se sent étranger à l'agitation qui y règne. Les serviteurs courent en tout sens, préparant certainement un bal pour la soirée, comme il y en a si souvent dans la maison du sénateur Marc-Antoine Remus. L'une des familles les plus anciennes et respectées du monde romain. Pour autant, les parents d'Akule ont réussi à ne pas lui mettre ce poids sur les épaules, sans toutefois qu'il arrive à se défaire de cette impression d'étrangeté, de fausseté.

A peine a-t-il mis le pied dans l'entrée que l'un des serviteurs s'arrête, le salue profondément en l'appelant "jeune maître". Toujours aussi mal à l'aise, Akule demande à voir sa mère. Le serviteur le conduit dans la salle de musique où les notes du piano tissent l'air d'une symphonie envoûtante. Pris dans sa toile, le jeune homme écoute de toute son âme, emporté par des images de grottes mystérieuses, de rivières enchantées. Quand les dernières notes s'éteignent, mère et fils reprennent pied dans la réalité et leurs regards se croisent. Petite, ronde, la peau mate, de longs cheveux raides noir de jais et des yeux en amande charbonneux. Voici la description que pourrait faire Akule de Dame Cassandre Remus. Une femme d'apparence quelconque aux doigts de fée. Sa mère lui a toujours dit que son don pour la peinture était une variante de son propre don pour la musique. Il en est fier.

- "Akule! Qu'est-ce qui t'ammène? Cela fait des semaines que nous ne t'avons pas vu ! Tu n'as pas d'ennuis j'espère?"

Un grand sourire chaleureux éclaire le visage de Dame Cassandre qui se précipite pour prendre son fils dans ses bras. Son ton heureux est légèrement teinté de reproche et d’inquiétude. Elle a remarqué le sac-à-dos et les cernes qui marquent les yeux d'Akule.

-"Mère! Je vais bien. je suis désolé de ne pas être venu vous voir plus tôt", fit-il d'un air contrit. "Le travail..."

-"Et moi qui espérais que ce fut à cause d'une femme !..." fit sa mère en l'entrainant vers un canapé.

Akule fait un sourire forcé. Il sait bien qu'à son âge beaucoup sont déjà mariés ou en passe de l'être. Mais, si les prétendantes ne manquent pas vu la charge de son père, aucune n'a jamais retenu son attention et les occasions se sont raréfiées quand il a choisi la voie de la peinture. ce qui n'est pas pour lui déplaire. Fonder une famille n'est pas dans ses priorités, il a bien trop à faire avec sa passion.

-"Hé bien, non."

Son ton est ferme et sa mère le regarde d'un air étonné. Akule inspire profondément.

-"Je suis venu vous annoncer mon départ."

Il lui explique le rêve et sa décision. Il voit ses yeux se remplir de crainte, de tristesse, de larmes. Il pense qu'elle s'inquiète des dangers qu'il pourrait rencontrer, qu'elle ne veut pas voir son fils s'éloigner tant du giron familial qu'elle ne pourra plus le faire discrètement surveiller comme il sait qu'elle le fait toujours. Alors qu'il va la rassurer, Dame Cassandre lui prend la main, la serre et la repose.

-"Attends, il faut que je te donne quelque chose."

Akule ne bouge pas, intrigué. Il faut de longues minutes à sa mère pour revenir, un petit objet serré au creux de sa main. Il voit qu'elle a pleuré. Avec une certaine réticence, Dame Cassandre ouvre les doigts, dévoilant un petit pendentif en argent. Une tortue. Il y voit un talisman, une protection que veut lui donner sa mère pour son voyage, ne comprend pas ces larmes qui coulent sur ses joues rebondies ni son air déchiré.

-"Mère..."

-"Prends-le. Il est à toi. Je me doutais que ce temps viendrait même si mon cœur espérait de toute force y échapper. Il est à toi. Il est à toi depuis le début. Tu le portais déjà la première fois où je t'ai vu. Nourrisson hurlant de faim et de froid. Signe des Dieux. Cadeau céleste pour la pauvre femme que j'étais..."

Akule est figé. Ne respirant presque plus. Il regarde sa mère, les yeux agrandit d'incompréhension. Et pourtant. Et pourtant la lumière s'est faite dès les premiers mots. ce savoir enfoui dans son inconscient remonte à chaque fois que les lèvres de Dame Cassandre remuent. Étranger. Il est vraiment un étranger. Douleur et soulagement s'entremêlent dans son corps et son esprit comme deux dragons qui se battent et se confondent. Au bout d'un moment, Akule s'aperçoit que sa mère ne parle plus. Il n'a rien entendu de son discours. Ou plutôt, si, il a tout entendu mais cela ne l'a pas encore atteint. trouvé. recueilli. Adopté. Il goûte ces mots et les trouve justes. Ils sont à leur place dans son histoire. Son corps se détend.

Ses yeux noirs se lèvent et croisent ceux, suppliants, de Dame Cassandre. Il l'entoure de ses bras et embrasse son front. C'est son corps à elle qui se relâche.

-"Il faut que je parte. Est-ce père est là?"

-"Non, il est au Sénat jusqu'à demain soir."

-"Je ne peux pas l'attendre. Lui expliquerez-vous?"

-"Bien sûr. Ne t'inquiète pas. Il ne s'opposera pas. Lui aussi savait que ce jour arriverait."

Akule hoche la tête. Il est encore abasourdi mais il se sent aussi libéré d'un carcan dont il n'avait pas eu conscience. Avant de partir, sa mère lui confie de l'argent pour son voyage. Il se retient de refuser. cela pourrait lui être utile. Quand il quitte la maison familiale, la tortue en argent bat contre son torse à chacun de ses pas, attachée à un cordon noir.

Akule s'oriente et prend la direction du nord-ouest. Dans un premier temps, il compte rejoindre la province gauloise où de nombreux druides et chamans pourront l'aider à accomplir sa quête.

Amitola ne réfléchit pas et se lança dans son récit.

"Depuis plusieurs mois, ce rêve revient régulièrement, de plus en plus souvent.

Je marche sur une route au milieu de grands arbres et j'arrive sur le bord d'une rivière. Un pont s'élance vers l'autre rive. Les eaux glissent sans bruit, juste troublées par quelques remous.
Seuls les chants d'oiseaux percent le silence mais les battements de mon cœur m'étourdissent.

Je vois des sculptures à l'entrée du pont. Deux tortues veillent sur ceux qui empruntent cette voie.

Au loin, au milieu du pont, je distingue une silhouette. Une personne traverse à vive allure, les bras ouverts pour m'accueillir.

A ce moment, une plénitude m'envahit. Je sens que je touche au but de ma quête, Enfin !

Et chaque nuit, je me réveille à cet instant, avant de pouvoir la rejoindre, avant de savoir qui est cet inconnu.

Je pense que je dois partir et trouver ce lieu si important pour moi. Je dois découvrir cette personne et ce qu'elle est pour moi.
J'ai l'impression d'un vide, d'un manque qu'elle seule peut combler."

Elle se tut.

Amitola avait gardé les yeux baissés le temps de son récit. Lorsqu'elle releva la tête, elle vit sa mère se raidir. Craignait-elle son départ ? Pourtant, elle savait qu'elle partirait un jour. Amitola se mit à appréhender les délibérations. Sa cousine, par contre, semblait la regarder avec gentillesse. Peut-être pourrait-elle faire basculer les votes en sa faveur ?

Amitola ne pouvait rien faire de plus qu'attendre les questions éventuelles.

Les discussions allaient bon train chez les mères du conseil. Au départ, elles avaient accueilli l'histoire d'Amitola avec un silence embarassé, la jeune fille s'étant livrée avec spontanéité et émotion. Elles avaient alors demandé un temps de réflexion, face à un refus catégorique de la mère biologique de cette dernière.

Au sein de la salle de réflexion, on pouvait encore l'entendre dire:

- Il est hors de question que ma fille s'en aille, elle est bien trop jeune et pas encore prête pour se débrouiller seule!

Les arguments de ce genre allaient bon train, et les mères du conseil commençaient à être ennuyées, à mi-chemin entre l'envie de respecter l'appel du rêve et l'envie de dire non pour apaiser leur collègue et amie.

Molimo réfléchissait à toute vitesse à comment retourner la situation à son avantage. Le pion à damer était clairement sa tante. Une fois ralliée à sa cause, le reste des mères suivraient. Il fallait qu'elle la piège en jouant sur l'émotionnel, puisque c'était le terrain de jeu que semblait avoir choisi la mère d'Amitola. Elle s'éclaircit la gorge:

- Mères, écoutez-moi, s'il vous plaît.

Les femmes se turent et se retournère vers elle, tant il était rare que Molimo s'impose de cette façon.

- Nous avons une jeune fille dans la salle d'à côté qui doit être folle d'inquiétude que sa requête suscite une telle réaction. Nous ne voudrions surtout pas lui faire un quelconque mal en la décevant ou en l'inquiétant davantage. Je me trompe tantine?

Sa tante acquiessa à ses propos. Tout se passait pour le mieux, elle allait pouvoir abonder dans son sens avant de l'amener de force dans le sien.

- Amitola est jeune, je suis tout à fait d'accord avec ma tante sur ce point. Quelqu'un a-t-il ici une objection à formuler sur cet aspect de la question?

Les mères firent non de la tête, et sa tante poussa un "on ne peut plus d'accord!" de triomphe et de satisfaction.

- Toutefois, son rêve semble bel et bien être un Appel, et nous nous devons de respecter cette tradition. Ai-je tort?

L'assemblée balança à nouveau la tête de gauche à droite, alors que sa tante voulut intervenir "Mais elle....". Molimo ne lui laissa pas le temps de continuer davantage:

- Je propose donc d'accepter le départ d'Amitola, et je me propose personnellement de l'accompagner dans son périple. Je suis moi-même en plein voyage et je pourrais compenser la jeunesse et l'impulsivité de ma cousine. Qu'en dites-vous?

Cette fois, l'assemblée prit un instant de réflexion et sa question fût accueillie par un silence. La première à s'exprimer fût sa tante: "Oui, c'est une excellente idée, ça me soulagerait tellement, merci Molimo, du fond du coeur!".

Comme elle l'avait prédit, une fois sa tante apaisée et de son côté, les mères saluèrent la décision et la ratifièrent. Elles retournèrent donc dans la salle où les attendait Amitola, et Molimo lui annonça leur décision:

- Amitola, tu es jeune. Ce rêve ressemble à un Appel, mais ta mère et le conseil craignont que tu ne sois trop peu inexpérimentée pour partir seule à l'aventure. C'est pourquoi nous avons pris la décision que toi et moi partirions toutes les deux. Nous saurons, j'en suis sûr, faire un bon voyage et je veillerais personnellement à ce que tu atteignes ton objectif. Si la décision te convient, nous pourrons alors partir dans trois jours. Le temps pour toi et moi de préparer nos paquetages et de profiter encore un peu de nos familles et amis avant de prendre la route.

Elle fit un grand sourire bienveillant à sa cousine. En cet instant, elle ne calculait pas et appréciait simplement le cours des évènements qu'elle avait savamment orchestrés.

Il avait fallu un mois à Akule pour arriver dans la ville sainte de Mediolanum Santonum. Les dieux avaient écouté sa requête et chaque jour il avait pu trouver le gîte et le couvert contre du travail. Les gens qui l'avaient accueilli avaient toujours été aimables, prenant à cœur de l'aider dans sa quête du pont, cherchant à l'aiguiller, décrivant les ouvrages qu'ils avaient pu voir lors de leurs voyages. Le jeune homme avait ainsi apprit qu'un sculpteur de pont était connu pour les animaux totems qu'il représentait : Tournebois. Mais il n'avait pu trouver son adresse. Tout juste crut-il pouvoir déduire des diverses histoires que celui-ci vivait de l'autre côté de l'océan.

Mais, enfin, Akule arrivait à Mediolanum Santonum, où il savait pourvoir trouver des devins, des mages et autres touchés des dieux afin de décrypter son rêve. Tout d'abord, il lui fallait trouver un endroit où loger. Le jeune homme ne savait pas combien de temps il allait devoir rester avant d'avoir les indices suffisant à la poursuite de sa quête.

La ville grouillait de monde. Des accents divers s'entremêlaient dans une symphonie inattendue. Le peintre s'arrêta sur la place principale et observa avec délectation les costumes bigarrés qui s'offraient à sa vue. Il ne put résister au plaisir de sortir son pinceau et commença à mélanger ses couleurs. S'il n'était pas rare de voir des artistes s'installer au bord du chemin et croquer des scènes, en voir travailler directement à la peinture était plus surprenant. Mais le jeune homme ne savait pas se servir d'un crayon, la seul chose avec laquelle il savait s'exprimer était le pinceau. Sous les poils, le marché se transformait en un paysage mouvant et vivant. Des pagnes y côtoyaient des saris ou des braies. Les épices rares menaçaient d'être avalées par les oies qui passaient, suivant leur jeune gardien. Le forum était entouré de deux temples, l'un dédié à Apollon, dieu des Arts, de la Divination et de la Médecine, l'autre à Minerve, déesse de la Sagesse. Les deux statues se faisaient face, se reflétant et se complétant.

Akule reproduisait tout cela avec détails et énergie. Si bien qu'un attroupement commença à se faire autour de lui, sans même qu'il en prisse conscience tant il était absorbé par sa peinture. Les gens prenaient garde à ne pas lui boucher la vue, murmuraient entre eux, commentaient. Pour finir, l'un d'eux tapota l'épaule du jeune homme alors qu'il s'arrêtait, contemplant sa réalisation d'un œil critique.

« - Mon gars, si tu me vends ta peinture, je serai l'homme le plus heureux ! T'as un sacré coup de pinceau ! »

Akule regarda avec étonnement l'homme, clignant des yeux de surprise. Il lui fallut quelques secondes pour revenir à la réalité et comprendre ce que l'homme lui disait. Alors, un grand sourire illumina son visage et Akule répondit avec chaleur.
« - Je viens d'arriver en ville et je cherche un logement pour quelques jours, saurais-tu m'indiquer un endroit? Je t'offrirai mon travail contre une bonne adresse. »
L'homme eut un rire grave qui fit trembler sa large poitrine.
« - Ha, en voilà une bonne affaire ! Ça tombe bien, j'ai une chambre de libre à la maison et ma femme râle toujours qu'il n'y a pas assez d'animation depuis que les enfants sont partis ! Allons, viens, je m'appelle César, je suis tisserand. »
Akule acquiesca, tendit la main pour serrer celle de son nouvel hôte.
« - Je suis Akule et, comme tu l'as vu, je suis peintre. »

Le jeune homme suivit César le long des rues. En chemin, son hôte fit le guide, bavardant joyeusement. Akule écoutait en souriant, ouvrant grand les yeux. Si Mediolanum Santonum n'était pas comparable à Rome, sa particularité de ville de la divination la rendait très originale.

Amitola avait envie de crier sa joie mais cela n'aurait pas fait sérieux.

Elle allait partir, pas seule mais elle allait partir !

- "Merci à vous, je vais me préparer. Bonne journée à toutes !"

Elle sortit de la maison longue rayonnante. Bientôt ce rêve ne la hanterai plus, elle était sûre de trouver ce pont, Son pont. Les statues étaient trop caractéristiques pour ne pas être connues.

Elle retourna s'asseoir  un moment sur les bords du lac.  Ce paysage apaisant allait lui manquer.
Après un temps de réflexion, elle se mit à penser son bagage. Il ne devait pas être trop lourd, elle partait à pied et devrait le porter. La belle saison approchait, une tenue de rechange et une tenue de fête suffirait amplement. Un peu de nourriture de réserve mais elle ne doutait pas qu'avec sa cousine elles subviendraient à leurs besoins par la chasse et la cueillette. Et sur leur route se trouveraient des villages hurons où elles seraient bien accueillies. Chaque visite de Voyageur est l'occasion d'une petite fête. Le trajet en serait encore plus agréable.
Et sa cousine ? Que penser d'elle ?
Elle était réservée mais pas triste pour autant. Elle avait déjà commencé son Voyage et pourrait donc guider Amitola pour le départ.

En regardant vers le village, Amitola vit Molimo sortir de la maison longue, elle se leva et se dirigea vers elle.