Je m'en souviens encore comme si c'était hier.
J'ai fait sa connaissance à la rivière, alors que je faisais la lavandière afin de gagner quelques sous ; ma pauvre mère était alors au plus mal.
Une véritable petite biche effarouchée, cette fille !
Mais elle était gentille, et ne rechignait pas à travailler autant que les autres. Elle le faisait pas pour l'argent, mais juste parce que sa belle mère, la mégère qui avait épousé le gros bourgeois de la Rue du Gibet, le lui avait ordonné. Dieu qu'elle était dure, cette femme !
On a un peu discuté, et on est devenues bonnes amies, enfin, autant que c'est possible autour d'une corvée comme celle-là.
On s'est revues plusieurs fois, après ce jour-là, souvent parce qu'elle avait une autre tâche ingrate à effectuer pour l'autre pimbêche sans cœur, et je lui donnais parfois un coup de main.
Moi, si j'avais autant d'argent que le vieux bougre, je ferais pas travailler mes filles comme ça ! Ça non !
Mais après tout, peut-être qu'elle le méritait...
Et puis un jour, elle est arrivée en larmes, parce que les princes donnaient un grand bal, que ses sœurs y étaient conviées, et elle non. « T'inquiète », que je lui ai dis, « Y'a que des sang-bleu arrogants qui fréquentent ce genre de truc, tu sais ».
J'aurais peut-être pas dû dire ça, car ses pleurs reprirent de plus belle. C'est qu'elle portait encore un amour fou à son riche de père, malgré qu'il la laisse se faire maltraiter. Alors, pour la consoler, je repris :
« Et puis, moi j'y serai, à c'te fête. Le Château avait besoin de servantes pour le repas, et bon... voilà... si tu veux, je viendrai te dire tout ce qui s'est fait. »
Alors, elle releva la tête, et m'a regardé d'un air étrange. Et puis, elle s'est enfuie, car le crépuscule tombait. Je ne sais pas si mes paroles ont calmé ou attisé son chagrin ce jour-là.
Et puis soudain, elle a arrêté de venir. J'ai pensé qu'avec tous les préparatifs pour le bal, la carcasse l'avait oubliée, et qu'elle pourrait un peu se reposer. Que j'étais heureuse pour elle !
Je ne l'ai plus revue avant le soir du bal. Je me faisais un peu de souci, mais j'avais pas mal de choses à penser, et on nous a donné du travail pour une armée.
Ces nobles, princes, chevaliers, ducs et gens de bonne naissance, malgré leurs bonnes manières, leur parler ampoulé et leurs beaux habits, ils mangent aussi salement que des gosses, ça, on s'en rend bien compte quand on doit nettoyer leurs assiettes.
Et les plats qu'ils dévorent sans compter, ce que c'est long à préparer. Enfin, heureusement qu'ils ne savent pas ce qu'on y ajoute, quand on en a assez. J'ai l'habitude de travailler pour vivre, pourtant, quand on en a eu terminé avec ces préparatifs, j'avais les mains plus usées que jamais.
Voyant ça, on m'a envoyée servir les plats aux danseurs, épuisés d'avoir gesticulé en tous sens pendant des heures. Et c'est là que je l'ai vue.
J'ai eu du mal à la reconnaître. A la place de ses guenilles habituelles, elle portait des atours somptueux, qui avaient dû coûter une fortune immense, même pour sa famille. Je ne l'aurais jamais imaginée comme ça. Pourtant, elle dansait avec grâce, d'un pied léger dans ses souliers de vair.
J'ai cherché son regard, mais on aurait dit qu'elle évitait de me regarder. Sans doute qu'elle voulait pas qu'on l'aperçoive avec moi.
« Bon », je me suis dit, « peut-être qu'elle veut profiter de sa chance, rien qu'un soir, et demain, elle me racontera ses aventures ».
Et sur ce, je suis retournée aux cuisines, parce qu'on avait besoin de moi là-bas, on m'a dit.
Mais le lendemain, ça a été la même chose. Et le surlendemain, pareil. Et puis, y'avait quelque chose d'étrange. Une des filles de cuisine m'a raconté qu'à chaque fois, dès que minuit sonnait, elle s'enfuyait comme une tire-laine. Y'avait quelque chose de louche là-dessous, on était d'accord.
Et puis, j'ai un peu oublié cette histoire. Je me suis faite à l'idée que je la reverrais sans doute plus jamais, et bon débarras. Il y avait d'autres histoires intéressantes à raconter ; celle par exemple du fils du roi, qui s'était épris d'une fille au bal, et faisait essayer à toutes celles qui le voulaient une sorte de soulier. D'après le trouvère, certaines se charcutaient le pied pour qu'il rentre dans cette pantoufle, espérant comme ça devenir la future reine.
Un jour, il s'est murmuré que le Prince avait trouvé sa belle. Et en effet, j'ai vu une sorte de procession qui traversait la ville, et qui grossissait chaque instant.
J'ai toujours été curieuse, et puis, je n'étais pas la seule, alors, j'ai décidé d'aller voir.
Et je l'ai vue.
Elle se pavanait en prenant un air important, elle se comportait comme si elle avait toujours mérité d'être choyée et adulée. Je l'ai appelée, de toute la force de mes poumons, je lui ai crié que j'étais là, espérant qu'elle reconnaisse sa vieille amie. Mais elle n'en fit rien. Pis, j'ai eu l'impression qu'elle évitait de poser ses yeux pour moi. Je jurerais pourtant qu'elle m'avait vue, mais qu'égoïste, elle refusait de partager son bonheur et sa chance.
J'étais furieuse. Furieuse.
Dans la foule, on murmurait que c'était une marraine fée qui avait ainsi parée la nouvelle épouse du Prince... Je n'aurais jamais cru à ces fariboles en temps normal, mais finalement, cette histoire ne me paraissait pas si incroyable.
Pour les bien-nés, y'a toujours mille richesses et distinctions, mais ceux qui triment toute la journée, ils peuvent rêver pour voir leur condition un peu améliorée.
Surtout, profite de ta nouvelle vie, Cucendron.
Sois malheureuse, et crève en couches. Ça te f'ra les pieds.