[conf. sang]Supprimer le venin

Mon pote Beurnouh m’avait présenté le contrat de manière succincte, il n’en savait pas grand-chose :



-Il s’agit d’un règlement de compte. C’est tout ce que je peux te dire. Si tu veux en savoir plus tu dois voir Gorkaïe, c’est lui qui m’a dit que cette mission était urgente. Mais moi, je ne peux pas, je suis en plein carnage. Tu sais…  On doit liquider la bande des pousse-devant. C’est une commande urgente mais pas facile… Donc celle-là, je te la laisse si tu la veux.



J’avais donc rencontré Gorkaïe le soir même et j’étais aujourd’hui sur le lieu de rendez-vous prévu.



Vêtu de noir de la tête au pied, je me fondais dans l’environnement sombre de la forêt. La brume commençait à monter du sol alors que la nuit tombait lentement, rendant aux arbres leur aspect spectral. Mais la nuit était mon élément. C’était dans l’obscurité que mes qualités sauvages prenaient le dessus.



Soudain, un très léger frottement attira mon regard sur mes arrières.

Seule, la silhouette d’une femme se découpa alors devant moi. J’attendis qu’elle prenne la parole.

La longue cape blanche, dont la capuche était rabattue sur son visage trop reconnaissable, ne cachait pas les formes généreuses de la femme qui s’avançait doucement, presque imperceptiblement. Elle s’arrêta à quelques pas seulement. L’ombre cachait ses cheveux et ses yeux, ne laissant visible que sa bouche, d’un rose pâle dans l’ovale blanc de son visage. Immobile, elle finit l’examen de sa Main Armée. C’était ainsi qu’elle avait décidé de la nommer. Ne pouvant approcher l’objet de sa haine –un tressaillement la parcourut comme à chaque fois qu’elle réalisait le sentiment qu’elle portait en elle- elle se devait de trouver un intermédiaire. Et il était devant elle. Elle ne le –ne la ? elle n’avait même pas fait attention- détaillait pas physiquement, cela n’avait pas d’importance. Non, ce qu’elle testait était sa force mentale. Son aura. Au premier abord, banale, normale. Dessous, cette pointe d’acier qu’elle n’avait pas elle-même.

Grendelor ouvrit enfin la bouche.

L’homme à tuer est spécial. Rien que de l’approcher ne sera pas simple. Caché dans son château des Hauteurs de l’Orgueil, il est accompagné d’un dragon noir. Il faudra être rapide et discret, le frapper avant qu’il ne se rende compte que vous êtes là. Un coup bien placé, peut être agrémenté de poison pour diminuer les risques d’échec. C’est à vous de voir. Mais il faut faire vite, avant qu’il n’ait le temps de reprendre des forces.

Ses paroles étaient sibyllines et n’apportaient que peu d’enseignements à l’assassin. C’est ce qu’il allait lui dire quand elle leva une main, s’approcha vivement et posa ses doigts sur son front, le prenant au dépourvu. Au contact de la chair, un flot d’images se déversa dans le cerveau de l’assassin, lui fournissant toutes les informations dont il pouvait avoir besoin, comme l’apparence et la localisation de sa cible.

C’est le moment de refuser, après, il sera trop tard.

Sa voix était atone, mais le mouvement de la main avait dévoilé un tatouage au creux du poignet : un croissant de lune.

La violence du choc fut terrible. Un raz de marée m’avait pénétré, déversant avec fracas, une déferlante d’images d’une violence incroyable. Je pouvais voir, sentir, presque toucher l’ange noir que je devais tuer. Et j’avoue qu’au sortir de l’épreuve, une toute autre envie me tenaillait. Et si j’y renonçais ? Il n’était pas trop tard après tout… Pourtant… Autant l’aventure me paraissait périlleuse, autant mon envie insatiable et téméraire de frôler la mort sans jamais la toucher me démangeait encore.

-C’est le moment de refuser, après, il sera trop tard.

La dame blanche avait prononcé ces mots d’un ton aussi tranchant que le couperet d’une guillotine, d’une voix étrange. Et l’effet fut instantané. Je regardai la femme fixement, tentant de découvrir derrière le voile, le brillant des yeux, leur perversité ou leur malignité. Cette lune dessinée dans le creux du poignet ne m’évoquait aucun groupe connu.

-C’est le moment de choisir vous-même si vous voulez tenter le diable. Pour ma part, j’aime à le fréquenter. Mais, cet individu n’est pas seulement accompagné d’un dragon, il est entouré d’une ménagerie qui me semble bien redoutable. Le contrat n’avait parlé que d’un homme. Je ne travaille pas pour rien.

Le diable est ta proie et il m'a suffisamment tentée pour recevoir sa juste récompense : la mort. Sa "ménagerie" n'est que la matérialisation de ses autres lui-même. Mais laissons ces considérations de côté. Espère simplement que dans sa faiblesse il aura rappelé à lui ses Ames.

La voix de Grendelor, toujours aussi tranchante, se tut brusquement et elle pencha la tête sur le côté, comme si elle écoutait attentivement quelque chose. Ses lèvres se pincèrent puis s'étirèrent en un franc sourire. Son attention se reporta sur sa Main Armée qui se sentit percée par ce regard qu'elle ne voyait pas.

Évidemment, le salaire est à la hauteur du défi.

Sa main passa sous sa cape, révélant une longue robe et une fine ceinture. Ses doigts se glissèrent dans une fente de la ceinture, bientôt suivis par le reste de la main. Il lui fallut quelques secondes de recherche avant de tendre un saphir d'un bleu clair à l'assassin.

Tu en auras un autre quand je te reverrais. Je ne doute pas que tu puisses facilement l'échanger à Adelarin, les aventuriers sont friands de ce genre de jouet.

Une nouvelle pause dans son discours.

Tu as une semaine pour accomplir ta mission. Nous nous reverrons ici-même.

Elle tendit à nouveau la main et eut un geste étrange de tendresse, caressant doucement la joue de l'assassin.

Sois prudent. Le devoir m'appelle ailleurs.

Sans plus attendre, Grendelor disparut, se téléportant instantanément auprès de son fils, surveillé par un phénix.

Cette dame blanche avait laissé une étrange marque dans mes pensées et je restais songeur.
Elle était aussi aiguisée qu’un diamant acéré et je contemplais le saphir qu’elle m’avait donné avec intérêt. Il était de belle taille et j’étais certain de pouvoir le revendre une jolie petite fortune. Je m’accordai un moment pour imaginer ce que j’allais pouvoir en faire, mais je devais m’avouer que l’appât du gain n’était pas ma seule motivation dans cette histoire.

Les images de vécus qu’avait laissé défiler mon commanditaire s’étaient imprimées dans mon subconscient et je sentais l’ange noir se mouvoir en même temps que moi. Il paraissait usé et vieux mais semblait dissimuler une force intérieure peu commune. Je choisis donc de passer la journée du lendemain à enquêter dans les environs du château des orgueils pour entendre ce qui se disait de lui. Je n’eus que peu d’échos et toutes les questions dissimulées à son sujet ne m’apportaient aucune réponse. Les seuls résultats dont j’eus à me glorifier à la fin de cette longue journée, furent qu’on voyait parfois voler son dragon au dessus des cimes d’Adalerin et que son envergure, même perçue du fond des vallées, impressionnait considérablement. Certains sous-entendaient que c’était un démon, d’autres un ange. Un peureux alla même jusqu’à le qualifier de dieu fou qui s’abreuvait de sang.

Décidant qu’il ne servait à rien de poursuivre mes recherches auprès de la population, je m’approchai des monts de l’orgueil. Le château se dressait au sommet d’un pic et ses hautes tours noires s’enfonçaient dans les nuages. Leurs ombres venaient mordre le sol en longues trainées fantomatiques et je m’installai à leur limite. Je restai assis au sommet d’un roc à les contempler se mélanger doucement avec les silhouettes obscures de la nuit. C’est à ce moment que mes sens s’éveillèrent complètement. Je pus entendre les moindres frôlements d’ailes, la nuit me rendait invisible et me mêlait à elle. Elle était ma plus tendre alliée.

Quand je me fus suffisamment imprégnée des ténèbres, je me dirigeai vers les hauteurs. La nuit occultait mon être et j’en profitai pour contourner les contreforts du château en écoutant les signes de vie. Ma proie était là et ne dormait pas. Il n’était d’ailleurs pas seul. Je pouvais percevoir très distinctement la voie d’un enfant.

J’entrepris pourtant d’escalader la haute muraille. L’ascension était verticale et je dus utiliser les crocs que je conservais dans mes poches à cet usage. Pourtant, je pense qu’à cet instant il eut été facile de me comparer à une araignée. Aussi silencieuse et agile qu’elle. La première fenêtre par laquelle je pus me glisser était à une hauteur vertigineuse pour un non initié.
Je passais par la maigre fente sans émettre le moindre bruit et mes dons d’invisibilité nocturne me dissimulaient au moindre regard.
C’est ainsi que j’atteignis la chambre où demeurait Sanz.
L’enfant avait du s’endormir car j’entendais son souffle régulier mêlé à celui d’un animal.
Ombre parmi les ombres, je m’approchais inexorablement de celui qui allait me rendre riche et heureux.
J’étais à présent si proche de lui que je pouvais sentir sa chaleur.
Une incroyable sensation de puissance m’envahit alors et d’un geste vif et rapide je plongeai ma dague dans son dos, brisant la lame contre ses côtes.

Allongée entre les draps fins, Grendelor dormait d'un sommeil agité. A ses côtés, Sargas, lui, avait les yeux grand ouvert mais ne bougeait pas, comme absent. Dans un gémissement haletant, la guérisseuse s'extirpa de son cauchemar de feu et de sang, se redressant douloureusement. D'instinct elle se tourna vers son fils. Son corps était tendu, comme traversé par un courant trop fort. Elle-même sentait cette énergie qui la parcourait, saturant ses sens. Une seule personne pouvait être responsable de leur état et l'impression de noirceur qui se dégageait de l'aura le confirmait : Sanz.

La déferlante la secouait, remontant peine, colère, haine. Son esprit s'obscurcissait, comme si elle allait perdre connaissance. Rassemblant sa volonté, Grendelor lutta et posa une main sur le front de Sargas. Elle devait le protéger. Coûte que coûte. L'enfant ne semblait pas s'apercevoir de la présence de sa mère, le regard perdu dans le lointain. Il pâlissait d'instant en instant. A mesure que sa vie fuyait, drainée par la puissance du Prince à la chair agonisante. La panique menaça d'emporter le restant de raison de la dame turquoise mais une partie de son esprit entrevît un espoir.

*Toi qui vis en lui, toi dont je ne connais pas le nom, toi seul peux le sauver. Il va couper le fil de sa vie et de la tienne aussi, emporté par sa folie. Protège-le, tu peux le faire, je le sais.*

Elle essayait de formuler plus précisément ses pensées mais une douleur brûlante montait de ses avant-bras en même temps que son esprit semblait s'éparpiller. La dame turquoise s'accrochait désespérément à l'idée qu'elle devait protéger Sargas mais le vide s'empara d'elle, laissant son fils aux bons soins de son âme double.

Dans le lit, le corps à côté de Sargas s'allongea tandis que l'aura bleutée s'y répandait. L'entité abritée par Grendelor venait à nouveau de s'éveiller et une colère froide l'animait. Sans un regard pour l'enfant, elle disparut, guidée par le flot d'énergie.

Aura imposante et aussi froide que celle de Sanz, elle se matérialisa près de l'Ange Sanguinolent.

Pauvre petite chose. Tu l'as à nouveau frappée, menaçant encore une fois l'Équilibre. Tu es d'une nuisance sans précédent. Tu dois disparaitre.

La voix émettait un simple constat, sans émotion. Dans l'une des mains de l'entité, une boule d'éclair apparut tandis que de l'autre partait des flammes. Les deux se rejoignirent pour former une tempête calcinante qui s'empara du Prince souffreteux.

Les réflexions de Sanz glissent sur l'entité qui ne l'écoute que distraitement. Seule une phrase semble la faire réagir.

Ou es tu d'ailleurs?


D'ailleurs, oui, ce pourrait être cela...

La voix n'est qu'un murmure qui ne s'adresse à personne, réflexion intime. L'Ange noir pose un problème de taille à l'entité. Il a fissuré l'équilibre et la faille s'agrandit. Si la gardienne ne peut plus remplir son rôle, cela signifiera la fin. La fin pour des millions. peut être la fin pour certaines de ses consœurs. Et ça, elle ne peut le permettre. Il lui faut préparer la nouvelle gardienne. Mais elle n'est pas encore prête. Elle n'a pas de temps à perdre. L'entité se retire brusquement, laissant son corps à Grendelor qui ne reprend connaissance que pour cette dernière vision qui la paralyse.

Tout ne fait que commencer. Mère.

La guérisseuse reste figée quelques secondes avant qu'elle ne perçoive le danger émanant des murs brisés. La salle ne saurait tenir encore bien longtemps. Désorientée, choquée, elle ne sait ni où elle est ni ce qu'il se passe. Une peur intense la tenaille et c'est l'instinct qui la fait agir, la ramenant chez elle, près de son fils.

La nouvelle se répandait comme une trainée de poudre à travers le pays. Deux Confréries s’étaient déclarées la guerre. Cette fois, leurs armes n’étaient ni les mots, ni les pinceaux, mais bien leurs corps et leurs pouvoirs. Il y aurait du sang. Il y aurait des déchirements. Pour réparation d’une vie marquée. Pour réparation d’une vie volée.

La nouvelle, en soi étonnante déjà, souleva l’intérêt de Lùthien pour plusieurs raisons.
D’une part, les rumeurs étaient vagues sur les raisons du conflit, bien que les protagonistes soient formellement nommés. Elle s’étonna du crime commis par Grendelor. Elle l’avait rencontrée quelques fois et avait vu une femme aimable et équilibrée. Mais il est des choses qu’une louve sait : si l’on touche aux louveteaux, la plus placide des femelles devient une redoutable adversaire. L’elfe n’avait rien contre elle et comprenait sa décision.
D’autre part, la mort de Sanz l’ennuyait. Lui, et le reste de sa Confrérie, étaient des gens particulièrement intéressants du point de vue de la louve. Et elle n’avait pas encore eu le temps de vraiment les approcher. Elle s’en voudrait de les voir disparaître.

Ce qui n’était qu’un conflit externe prit donc une importance personnelle pour Lùthien. Toutefois, elle décida de ne pas prendre part à la guerre. Elle n’avait pas d’adversaire. Mais des intérêts à protéger. Et depuis quelques temps, ces intérêts comprenaient une nymphe à qui elle avait volé un baiser.

Enfourchant sa moto, la chasseuse prit le chemin des hauteurs de l’orgueil.