[Conf. Sang] La route du Sang [Histoire du Sang]

Des pas crissaient sur la neige récemment tombée. Lys progressait en silence, noyé dans les brumes ténébreuses du petit matin. Il passa devant la silhouette fantomatique d'une ancienne chapelle enclavée dans la roche. Le bâtiment tombait en ruine. Son ombre projetée sur le versant nu de la montagne par l'aube naissante enveloppait les lieux d'une aura sinistre et terrifiante. Juste derrière, le chemin étroit et sinueux s'élevait en lacets contre le flanc de la montagne.

A mesure qu'il avançait, attentif à ce qui se passait en lui, Lys sentait le Sang bouillonner. Cassiopée n'était plus très loin. Elle était soucieuse. Lys n'en ignorait cependant pas la cause. Depuis qu'il avait achevé son initiation, l'Harmonie lui parlait avec limpidité. Lys ressentait les vibrations vacillantes de son flot, plus prononcées de jour en jour. Elle se déséquilibrait et multipliait les embardées alarmantes à mesure que se dissipait l'humanité de Sanz. Cassiopée avait demandé à Lys de la rejoindre au sommet du Val Sifflant pour cette raison précise. D'anciens songes avaient ressurgi de son inconscient, lui rappelant les Épreuves de l'Oubli. La Dame des Étoiles espérait qu'en remontant à la Source, ils trouveraient un moyen d'atténuer l'oppression que l'Appel exerçait sur le Prince.

Le chemin en piteux état rendait la marche harassante, un avant-goût pourtant dérisoire de ce qui les attendait au-delà du Val Sifflant. Au détour d'un énième lacet, le passage de Lys délogea une créature ailée qui s'envola en croassant. Elle avait l'air de ployer sous une immense lassitude. Elle avait sans doute atteint le crépuscule de sa vie et s'était isolée en cet endroit reculé pour s'abandonner à la mort.

Lys approchait du col. Les sifflement désincarnés des vents couvraient tous les autres sons. Deux pics enneigés se dressaient devant lui d'un air menaçant. Ils semblaient déchirer la voûte céleste, dans laquelle les astres de la nuit s'effaçaient peu à peu. Lys distingua la silhouette de Cassiopée, immobile et scintillante entre les deux monts jumeaux. Quand le jeune homme parvint à sa hauteur, elle ne bougea pas d'un cil. Elle savait qu'il était là, prêt à l'accompagner dans cette quête éperdue.

- Toujours, répondit simplement Lys tout en repassant dans son esprit la tirade de Cassiopée.

Il détourna son regard d'elle pour observer l'horizon, espérant deviner ce qui les attendait au-delà des montagnes. Mais seul l'avenir le leur dirait.

Cassiopée avait raison, compter Sephiroth à leur côté pouvait s'avérer être un atout précieux. Lys ne l'avait croisé qu'une fois, au Manoir, alors qu'il était descendu des Hauteurs jusqu'à Echoriath. Son affiliation au Cercle du Zénith poserait peut-être problème, mais dans ce cas Cassiopée et Lys sauraient s'adapter.

Après quelques minutes d'attente exposés la caresse mordante du vent, les deux confrères décidèrent finalement de se relever. Ils se mirent en route d'un pas sûr, plongeant de l'autre côté du Val Sifflant, où seuls les pics décharnés et les étendues gelées s'offraient à leur vue.

Le semblant de chemin qu'ils suivirent au début s'estompa bien vite sous la neige. Ils ne parlaient quasiment pas, plongés chacun dans leurs pensées les plus tortueuses. Lys sentait que la Dame des Étoiles n'était pas au mieux. Elle s'assombrissait d'heure en heure. C'était plus que de l'inquiétude, comme si un voile de doutes, mêlé de questionnements sans réponse, s'était immiscé en elle.

Leur progression était freinée par la neige épaisse qu'ils foulaient. En fin d'après-midi, le ciel à l'horizon devint presque aussi noir que la roche des montagnes. Mais ils ignorèrent ce sombre présage et continuèrent à avancer, droit devant, se fiant aux souvenirs qui revenaient par intermittence à Cassiopée.

Quand les deux marcheurs atteignaient un sommet ou un col qui leur offrait une vue plus large de leur route, ils espéraient apercevoir enfin le terme de leur voyage. Mais les montagnes semblaient succéder aux montagnes, inlassablement, et les vents glaciaux s'acharnaient sur leurs corps vacillants, les exhortant à rebrousser chemin. Y avait-il vraiment quelque chose au-delà des glaciers ?

Plus ils se rapprochaient de la Barrière de Cydonia, plus Lys sentait Cassiopée faiblir à ses côtés, et cette constatation le tourmentait beaucoup plus que la froid mordant. Cassiopée était la Reine des Étoiles, elle commandait aux éléments, il n'y avait aucune raison que le blizzard l'affecte autant alors que lui-même était encore capable d'y résister. Son anormale fragilité était causée par autre chose, c'était une évidence, mais Cassiopée s'acharnait à le lui cacher. Elle avait verrouillé son esprit et s'efforçait à ne pas montrer combien elle souffrait.

Cette soir-là, ils ne trouvèrent pas de cavernes creusées dans la roche ou d'anfractuosité protectrice contre le versant des montagnes. Ils se réfugièrent tant bien que mal entre les troncs des sapins, essayant d'échapper au maximum à l'étreinte mortelle du froid. C'est alors qu'ils aperçurent la lueur. L'atmosphère gelée sembla se plier autour d'eux et une voix mystérieuse surgit de nulle part, tandis que l'air s'était chargée de l'empreinte caractéristique de la magie.

C'est à peine si Lys entendit l'appel au secours dans le vacarme assourdissant de la tempête. Cassiopée était repliée sur elle-même, les membres raides, les yeux mi-clos. Son esprit sombrait tandis que de son corps ne restait qu'une coquille vide meurtrie par le froid. Lys se précipita au-dessus d'elle. Il se laissa guider par l'Harmonie, écoutant le Sang palpiter avec fureur en eux. La Dame des Étoiles n'avait plus la force d'ériger des barrières mentales. Elle céda à l'intrusion du jeune homme, qui put enfin découvrir le conflit interne qu'elle livrait et qu'elle s'était évertuée à lui cacher depuis le début de leur voyage.

Ce qu'il trouva le terrifia : Cassiopée perdait totalement pied. Chaque parcelle de son être s'effaçait, engloutie par le chaos qui s'était insurgé en elle. Apocalypse. Le sceau apposé par la Protectrice du Sang avait explosé. L'Harmonie se répandait en elle sans aucun contrôle, pure, illimitée, dévastatrice. Et les ombres menaçantes de l'Appel dansaient au cœur de la tourmente, se mêlant au Sang et l'accompagnant dans cette sarabande insensée.

Lys puisa dans se propres ressources pour tenter d'aider Cassiopée, mais rien n'arrivait à la tirer de ce naufrage. Qu'est-ce qui l'empêchait de lutter ? Qu'est-ce qui l'empêcher de se défendre ? La réponse vint presque immédiatement au jeune homme, divulguant le vide abyssal de l'absence.

- Où est Issac ?

Ce fut comme un éclair. Issac s'était volatilisé. Il n'était plus là pour protéger Cassiopée des assauts incessants du Sang. Depuis combien de temps ? De combien de temps Cassiopée se battait elle seule pour maintenir l'ordre au sein de l'Harmonie ? Le barrage s'effondrait, l'équilibre basculait.

Lys choisit de s'effacer. Il n'y avait qu'un seul moyen de tirer Cassiopée des flots déchaînés qui l'aspiraient. Ils n'étaient que deux masses informes recroquevillées dans la neige, livrés à un combat bien plus destructeur que le blizzard autour d'eux. Dans une lumière éblouissante, surgissant autant de l'esprit Cassiopée que de celui de Lys, tant les deux s'étaient entremêlés, Yuki fondit au cœur du Sang bouillonnant. Bravant les courants inexpugnables de l'Harmonie, il plongea vers la Dame des Étoiles et l'agrippa pour stopper sa chute. Il la tira peu à peu vers lui, la ramenant vers des berges sûres, loin des tourbillons chaotiques.

Cassiopée reprit conscience, retrouvant avec le contact glacial du vent. A côté d'elle, Lys se laissa tomber en arrière. Il attendit calmement que Yuki réintègre sa place, au fond de être. Cassiopée était à présent hors de danger, mais cela ne durerait pas longtemps. Sans Issac pour la soutenir, elle ne parviendrait pas à contenir le déséquilibre qui grandissait dans l'Harmonie, et donc directement en elle.

Une ombre inquiétante apparut soudain devant eux, entre les sapins.

Les ombres s'étaient évanouies, leurs chuchotements s'étaient tus. Ne restait que Cassiopé qui, galvanisée par la musique envoûtante de Sephiroth, s'était redressée au milieu de la neige tourbillonnante et luisait à présent d'une étrange clarté.

- Je dois voir Shyon, déclara-t-elle avec une assurance que Lys ne lui avait pas vue depuis longtemps.

L'aura lumineuse qu'elle dégageait se propagea dans les branches des sapins qui semblèrent s'animer. Sephiroth et Lys ne purent pas déterminer avec certitude l'origine du phénomène. Était-ce le vents déchaînés qui pliait les arbres à la volonté de ses bourrasques ? Ou bien ces derniers étaient-ils réellement en train des s'écarter, ouvrant une voix rectiligne au beau milieu de la forêt, juste devant la Dame des Étoiles ?

En son for intérieur, Lys sentit le Sang bouillonner, plus intense que jamais. Usant de son influence, Cassiopée attisait les vents de l'Harmonie qui soufflaient en lui. Elle l'exhortait à se remettre en route et à l'épauler jusqu'à l'antre de Shyon. Le chemin était déjà tracé. Sephiroth se joignit à eux sans un mot, prenant simplement pris en note l'avertissement de Cassiopée. Les trois compagnons avancèrent sans hésitation, bravant la tourmente comme si elle n'était qu'une bise ridicule. Devant eux se dressa bientôt un rempart aux proportions titanesques, une falaise qu'il leur était impossible de franchir. Et juste là, meurtrissure béante dans la roche, plus noire encore que la nuit qui les enveloppait, l'entrée de la caverne les attendait.

Juste avant de se laisser happer par par la gueule béante de la falaise, Cassiopée glissa quelques mots à Sephiroth. Lys ne put les entendre tant elle parlait bas, mais ce n'était pas nécessaire pour comprendre leur signification. La soudaine crispation de Sephiroth ne trompait pas. Cassiopée lui demandait ne pas les suivre, de rester en arrière. S'aventurer sur les territoires du Sang était trop dangereux pour lui qui n'avait aucun lien avec ce monde.

L'obscurité ne tarda pas à les envelopper de son effrayant manteau. Lourde de menaces, elle s'insinuait dans leurs veines et se mêlait à leur sang, qui pulsait sous leur chair avec de plus en plus de vigueur. Au début, ils avancèrent à tâtons, guidés par la luminescence de Cassiopée. Mais bientôt même cette faible lueur finit par s'estomper, vaincue par l'obscurité qui demeurait en seule maîtresse des lieux, en dernier rempart du Sang. Les deux compagnons avaient perdu toute notion du temps.

A mesure qu'ils progressaient, les galeries autour d'eux semblaient perdre leur consistance, comme si toute la caverne n'était qu'un vaste simulacre de la réalité. Le chemin qui s'offrait à eux n'existait pas, ils le construisaient au fil de leur besoin, et derrière eux leurs traces s'effaçaient. Ils étaient confinés dans une bulle exigüe et flottaient au milieu d'un monde d'ombres, un monde d'illusions issues de la logique tortueuse des vents harmoniques.

Lys n'avait jamais ressenti une telle intensité dans le Sang, qui prenait le pas sur leurs sens. Ils se laissaient entièrement guider par l'Harmonie, ne voyaient qu'à travers elle, modelant les essences autour d'eux pour façonner une réalité à son image. Lys commençait à comprendre que Cassiopée et lui s'étaient montrés bien présomptueux en espérant atteindre les Sources du Sang. Ce lieu existait-il réellement, au-delà des voiles harmoniques ? Le jeune homme n'avait pas besoin d'émettre le moindre son pour communiquer avec Cassiopée, le Sang les liait intégralement. La Dame des Étoiles savait tout aussi bien que lui qu'ils auraient besoin d'aide. Il leur faudrait bientôt lancer un appel. Toute la puissance de la Confrérie serait requise. Mais d'abord il fallait trouver Shyon, c'était le seul moyen de rétablir l'équilibre interne de la Protectrice.

Un douce musique parvint à leurs oreilles, presque imperceptible tant ils s'étaient noyés dans les essences, tant ils s'étaient éloignés de la réalité. Mais elle était emprunte d'une force différente, étrangère à l'Harmonie. Peu à peu ils se sentirent rebrousser chemin, laissant s'écarter les arabesques complexes qu'ils avaient bâties autour d'eux sans s'en rendre compte. Sephiroth était juste derrière eux. Ainsi il avait choisi de les suivre, ignorant les avertissements de Cassiopée. C'était la preuve d'une louable loyauté envers la Protectrice. Ses traits s'étaient émaciés, comme s'il croulait sous la fatigue. N'étant pas secondé par le Sang, il avait dû brûler une impressionnante quantité d'énergie magique pour avancer dans les galeries et parvenir à les rattraper.

*******

Le ciel était clair par cette nuit de pleine lune. Le vent soufflait dans les branches des arbres dans un mugissement las. Celui qui ne vivait qu’à travers ses pensées s’ennuyait depuis bien trop longtemps déjà. Depuis qu’on était venu le libérer de sa prison de glace, depuis qu’on l’avait enfermé dans cette gangue de magie pure, perdue au-delà de nulle part. Il avait bâti en rêve un palais magnifique, pour abriter son amertume, ses peines et ses regrets. Et l’immensité de son édifice ne pouvait être comparée qu’à son unique beauté et à l’aura de majesté qui s’en dégageait. Le bâtiment était d’un blanc immaculé, tout de marbre et d’argent habillé. L’architecture rappelait celle des artistes baroques provenant d’une ancienne époque, dans un monde qui n’avait plus rien de commun avec celui-ci. Un portail de fer forgé en marquait l’entrée, donnant sur un vaste jardin parsemé de roses écarlates. Les jours et les nuits s’écoulaient lentement, au rythme de ses soupirs et de ses égarements.
En passant le portail, le chemin continuait à travers la végétation luxuriante, jusqu’à une porte de bois précieux, gardée de chaque côté par deux statues imposantes. L’une représentait une jeune femme, vêtue d’un simple bout de tissu, une unique larme de sang coulant sur sa joue. L’autre représentait un homme, le dos droit et le regard fixe, les doigts serrés autour de son épée dans un geste de colère froide. Un étranger à ce lieu n’aurait su comprendre la signification de ces deux êtres figés dans la pierre mais l’on pouvait tout de même noter le désir inassouvi sur leur visage et la détresse de ne pouvoir s’approcher. De rester une éternité si près l’un de l’autre, à ne pouvoir même se regarder.
Par delà la porte d’ébène, le hall principal ouvrait sur une infinité de corridors qui conduisaient ensuite à une multitude de salles closes à la fonction encore indéterminée. Si l’on continuait alors sans se perdre au milieu de toutes ses possibilités, on arrivait à une cour intérieure bordée d’arches profondes et de voûtes insondables. Au centre de cette cour, une fontaine de sang au mouvement perpétuel s’épuisait sans relâche, témoin du passage du temps et de ses cycles immuables. De l’autre côté de la fontaine, une autre ouverture se découpait dans la roche. Elle paraissait plus sombre que les autres, presque à l’écart, dissimulée par le terrible secret qu’elle renfermait. L’éclat qu’elle renvoyait n’avait plus rien de naturel et la sensation de mystère qui en émanait ne présageait rien de bon. D’invisibles barrières et sortilèges indétectables en protégeaient l’accès et tentaient de dissuader tout visiteur inopportun. Cependant, pour ceux qui étaient habilités à franchir les derniers obstacles, un couloir plus long et plus étroit que tous les autres pouvait les entrainer à la frontière entre deux mondes dont on ne ressortait jamais intact.
Il nous menait tout d’abord vers une première pièce aux proportions inimaginables renfermant en son sein un autel en marbre noir, cette fois-ci. Quelques traces de sang maculaient encore sa surface dure et lisse et une hache à la lame brillante était simplement placée dans un socle d’argent, juste au-dessus d’un bouquet de roses encore fraîches, disposées là en hommage aux innombrables victimes du rite sacrificiel. Les murs étaient couverts de fresques d’un autre âge, réminiscences d’un passé que l’on ne pourrait oublier, entachées de toutes les horreurs que l’on avait pu commettre au nom d’un idéal. Au nom de concepts flous et irréalisables, portés par la haine et l’envie de compter au moins une fois dans sa pauvre vie, vidée de tout son sens. La mort hantait ces murs aussi bien que l’injustice qui avait frappé ces centaines de victimes, ces milliers de femmes et d’enfants innocents dont le cri avait été tu à jamais.
Si on avait alors le courage de continuer à avancer au cœur du Mal, on pouvait découvrir ce qui était en fait la croisée des chemins, la transition entre les deux hémisphères de la Création. L’enceinte de cet endroit était préservée des affres du temps par de lourdes tentures de velours rouge sombre et une unique fenêtre dispensait sa lumière blafarde autour de la pièce royale. Contre le mur du fond, une estrade supportait le poids d’un trône démesuré. Il était fait de l’or blanc le plus pur que l’on n’ait jamais vu et sur son dossier était gravé un dragon fier et arrogant. La puissance de la magie qu’il recelait était incommensurable. L’importance du secret qu’il dissimulait n’avait pourtant rien de comparable. Il en était le Gardien et rien ni personne d’autre que l’Héritier en personne ne pouvait franchir ses barricades, afin d’accéder aux mystères du Sang et de ses origines.
Le sanctuaire de Shyon n’était pas seulement la prison de ses pensées, il était également chargé d’histoire. Le mangeur d’âmes aurait pu se délecter de celles que l’on avait dérobées à leurs propriétaires mais il était tout autant enchaîné à ces lieux qu’il en était le Protecteur suprême. Le monde dans lequel il vivait, entre le rêve et la réalité, était et restait pourtant vide, quoi qu’il puisse advenir. Aucun être vivant n’arpentait ses vestiges, aucun rire ne résonnait dans le palais d’argent. La solitude est un sentiment méconnu des dieux mais Shyon en faisait l’expérience une fois de plus.
Parfois, il s’amusait à faire apparaitre des courtisanes effarouchées, des nobles dames distinguées ou juste quelques filles du peuple pour se défaire de son mal-être perpétuel. Le passé si glorieux qu’il avait connu n’était plus depuis longtemps. Les hommes qui le priaient alors et lui faisaient mille offrandes n’étaient plus que poussière et son âme partagée avec celle du Prince manquait d’amour et de reconnaissance. A l’aide de ses pouvoirs, il pouvait encore dessiner le monde à son image et faire de ses plus grandes aspirations une vérité infiniment plus intime que ce qu’il avait connu jusque là. Mais l’essence même de ces créations était encore trop fragile pour résister et exister physiquement plus de quelques jours. Son esprit était trop dispersé pour maintenir en vie ses futiles sujets et son inspiration encore trop faible pour y parvenir.
Il voyait donc les fantômes de ses rêveries disparaitre peu à peu, comme les chimères éphémères d’une entité trop amère. Shyon mit du temps à comprendre son erreur mais un beau soir, une idée lumineuse le traversa. Il décida de concentrer son énergie divine en un seul et même point, afin de créer celle qui pourrait survivre, celle qui le représenterait sur cette Terre et celle qui le protégerait de lui-même. Il construisit son avatar avec un soin infini, concevant la moindre de ses formes, le moindre de ses traits… Il le voulait à son image et à l’image d’un désir qu’il n’assouvirait jamais. Lorsque tout fut clair dans son esprit, il se saisit de la plus belle des roses couchées à ses pieds et lentement, avec une douceur et une patience dont il n’avait jamais fait preuve jusqu’ici, il lui donna la vie… Et c’est ainsi qu’elle naquit.

Lorsque la jeune fille s’éveilla, alors que l’aube caressait doucement l’horizon de ses premiers rayons, elle était étendue nue sur l’herbe fraîche d’un magnifique jardin. Elle frotta ses yeux sombres de ses mains délicates et se leva timidement, contemplant l’édifice qui se tenait juste devant elle. Sa chevelure brune et bouclée lui tombait jusqu’au milieu du dos et sa peau veloutée luisait sous la lumière du jour naissant. Ses lèvres pleines s’étirèrent en un sourire sans joie lorsqu’elle s’approcha des deux statues qui gardaient la porte d’entrée. Elle frôla la joue ruisselante de sang de la jeune femme, qui, elle ne pouvait encore le savoir, lui ressemblait de façon troublante. Elle ne s’arrêta pas devant celle de l’homme car son cœur, pour une raison inconnue, se serrait de façon étrange quand son regard se posait sur lui. Elle franchit donc la lourde porte d’un pas hésitant. Elle ignorait ce qu’elle faisait ici, mais elle savait au fond d’elle qui l’avait appelé et pourquoi. Alors que ses pieds nus heurtaient le sol glacial du grand hall, une voix venue d’outre-tombe vint raisonner à ses oreilles.

Talys… Ma belle Talys…

La jeune fille ne sursauta pas, elle se contenta de laisser frémir l’écho de la voix de son maître le long de sa colonne vertébrale.

Tel est donc mon nom…

Oui. C’est comme cela que je t’ai baptisé. Et en ce palais tu résideras afin de me servir jusqu’à la fin de ta vie.

Si tel est votre désir… Quelles tâches serais-je chargée d’accomplir ?

Talys continua son chemin, laissant ses doigts courir sur la pierre froide de ces murs sans âge. Elle se dirigea lentement vers l’une des chambres les plus proches et poussa doucement la porte qui en gardait l’entrée.

Tu es à présent l’unique protectrice de ce sanctuaire. Tu devras prendre soin de ses murs et entretenir la mémoire qu’ils renferment. Tu devras le préserver de toute intrusion potentielle. Seul le Prince est autorisé à y entrer.

Je tâcherai de m’en souvenir. Mais de quelle manière pourrais-je dissuader d’éventuels visiteurs de pénétrer dans ton antre, Seigneur ? Je crains de ne pas avoir les atouts nécessaires pour mener cette mission à bien…

Son corps commençait à sentir les premiers effets du froid et l’absence cruelle de vêtements sur sa peau délicate devenait quelque peu insupportable.

Ne sous-estime pas tes capacités, Talys. Je t’ai doté de pouvoirs que tu ne soupçonnes pas encore mais desquels tu apprendras à te servir et alors, nul ne sera en mesure de franchir les barrières que tu auras érigées. Je compte sur toi, tu ne dois en aucun cas me décevoir.

Elle ouvrit en grand l’une des armoires de la première chambre et en sortit quelques robes qu’elle étendit sur le lit à baldaquin qui trônait au fond de la pièce. Elle les observa minutieusement avant de choisir la plus sobre d’entre elles. Celle-ci était en soie d’un noir profond, légèrement échancrée et d’une élégance désinvolte. Une fine dentelle bordait son décolleté et fronçait joliment ses extrémités. De plus, elle laissait entrevoir les longues jambes ivoire de la jeune femme, ainsi que le tatouage qui lui ornait le mollet droit. Celui-ci représentait une rose rouge en train d’éclore et la tige qui s’enroulait autour de sa cheville était bordée d’épines acérées…

Je ferais mon possible, Maître.

Elle laissa ses pieds nus, sortit de la pièce et disparut dans l’obscurité.

La musique avait eu l'effet d'un coup de fouet sur le jeune Lys, que ce brusque retour à la réalité avait laissé confus. Elle n'avait cependant pas eu un impact aussi radical sur Cassiopée. La Dame des Étoiles s'éloignait, flottant toujours entre deux mondes. Lys se retourna en direction de Sephiroth, qui rangea sa flûte d'un geste fébrile avant de rester là, raide, immobile, à quelques pas.

- Vous tenez le coup ? lui demanda Lys gagné par un mauvais pressentiment.

En guise de réponse, Sephiroth vacilla. Son corps s'affaissa et heurta lourdement le sol rocheux de la caverne. Une fraction de seconde suffit à Lys pour avaler la distance qui le séparait de lui. Sephiroth était en vie, mais inconscient. Derrière, Cassiopée ne semblait pas se préoccuper de la chute de son ange protecteur, elle continuait à avancer dans l'autre direction, happée vers un point qu'elle seule devinait.

Lys eut beau secouer le corps inerte, Sephiroth sombrait. Ce qu'ils avaient redouté se produisait : la pression que le Sang exerçait sur lui le submergeait peu à peu. Lys tenta de le rattraper, utilisant la force coercitive de l'Harmonie qui pour lui représentait un atout, il s'immisça dans l'esprit de Sephiroth. Mais il fut aussitôt déboussolé par la singularité des lieux qu'il investissait, d'autant que Sephiroth, aussi inconscient fût-il, ne se laissa pas envahir sans riposter. Il contra mécaniquement l'intrusion de Lys, amenuisant paradoxalement les chances que celui-ci avait de le sauver.

Lys n'était pas lié au Sang depuis suffisamment longtemps pour forcer la main à ce rempart de volonté. Et de surcroît il ne connaissait absolument pas Sephiroth. Seule Cassiopée semblait pouvoir lui porter secours. A travers le Sang, Lys ne faisait plus qu'un avec elle, mais depuis que Lys avait rebroussé chemin grâce à Sephiroth, elle poursuivait sa route et se noyait dans les songes. Il savait qu'elle l'entendait et pourtant elle refusait de répondre à ses appels.

Livré à l'impuissance, le jeune homme ne savait plus quoi faire. Devait-il s'élancer à la poursuite de Cassiopée ou s'efforcer de ranimer Sephiroth ? Ce dernier courait à une mort certaine, mais Cassiopée était sans nul doute en danger. C'était à elle que Lys avait prêté allégeance. Il se releva lentement et s'avança dans le boyau obscur.

Non. Il ne pouvait abandonner Sephiroth à son sort. Il était étranger au Sang, ce qui représenterait tôt ou tard un atout inestimable. Il était le seul à ne pas subir l'influence de l'Harmonie, sinon son courroux. Cassiopée n'avait pas fait appel à lui par hasard. Il était là pour la protéger, maintenant que le Sang brouillait la perception de Lys. Abandonner Sephiroth, c'était risquer tout aussi bien d'abandonner Cassiopée.

Lys décrocha sa dague de son ceinturon tout en revenant vers le corps étendu. Sans plus d'hésitation, il entailla la paume de sa propre main. De l'autre, il entrouvrit les lèvres de Sephiroth pour y faire tomber quelques gouttes de sang. Il n'avait aucune idée de la façon dont l'organisme de Sephiroth réagirait, mais il fallait à tout prix desserrer l'étau que l'Harmonie exerçait sur lui. C'était donc le seul moyen d'y parvenir. Au bout de quelques secondes, le corps de Sephiroth fut secoué de spasmes violents, et finalement celui-ci se mit à tousser, recrachant le sang de Lys dont il ne voulait pas. Il rouvrit les yeux.

Lys se concentra quelques instants pour recourir à Yuki. Le grand singe apparût à ses côtés, plus vigoureux que jamais dans ce lieu où le Sang régnait en maître. Il empoigna le corps de Sephiroth, le bascula sur ses épaules et se mit en route. Lys le suivit, non sans jeter un regard derrière lui, espérant entrevoir une dernière trace de Cassiopée.

- J'arrive, marmonna-t-il entre ses dents, je reviens te chercher.

Yuki et lui errèrent longtemps dans l'obscurité, guidés par la seule volonté de trouver une issue. De temps en temps, il sembla au jeune homme que les afflux de l'Harmonie faiblissaient. Se rapprochaient-ils de l'entrée de la caverne ?

Soudain, ils se retrouvèrent plongés dans la lumière. Lys resta figé de stupeur : il se trouvait dans l'une des innombrables salles des Palais du Sang. Une seule explication lui parut plausible.

- Où... où sommes-nous ? balbutia Sephiroth.

- Restez calme, vous devez reprendre des forces avant de repartir. Nous sommes en sécurité pour l'instant.

- Je sens ma magie affluer...

- C'est parce que nous nous sommes éloignés des territoires du Sang. Mais nous ne sommes pas revenu dans la montagne. Le réseau de grottes que nous venons de quitter est à la croisée des chemins. Nous avons emprunté une autre issue, qui ne conduisait vraisemblablement pas vers la réalité. Ceci est un de mes rêves, je le forge à mesure que nous parlons. Cet endroit est un des plus sûr que je connaisse, c'est pour cette raison que je vous y ai emmené.

- J'espère que nous ne risquons pas de nous perdre.

- Nous sommes déjà perdus...

Lys détourna les yeux. Sephiroth s'était relevé et avait retrouvé toute sa vigueur. Il exposait la nécessité d'être marqué par le Sang comme leur dernière option. Quels liens entretenait-il avec Cassiopée pour accepter de prendre de tels risques ?

- Vous n'avez aucun lien l'Harmonie, entrer en contact avec elle vous pervertirait. Vous êtes bien placé pour le savoir, il y a des choses pires que la mort. Une coquille vide, dépourvue de toutes vos âmes, voilà ce que vous risquez de devenir.

- Nous sommes dans un rêve, Lys ! Quelle différence y a-t-il ? Nos corps sont déjà des coquilles vides. Et tant que le Sang me considèrera comme étranger, je ne pourrai pas m'en sortir.

Lys s'était éloigné de quelques pas, se rapprochant d'un mur. Il passa sa main sur les pierres froides, sentant les nervures de la roche sous ses doigts.

- Pas exactement. C'est un rêve, en effet, mais nos corps sont bel et bien là, pas étendu en quelque sombre endroit, attendant qu'on se réveille. Ces cavernes que nous avons traversées sont illusoires, elles sont faites d'essences que le Sang modèle selon son bon vouloir. Nous pouvons bien sûr influer sur cette perception, tout se construit à mesure que nous observons. C'est de cette façon que j'ai pu rebâtir cet endroit.

- Tu dis que vous forgez ces illusions, l'interrompit le tutélaire, pourtant vous paraissiez bien loin de contrôler la situation, toute à l'heure, dans la caverne.

- Cassiopée et moi avons présumé de nos forces. Le Sang est beaucoup plus intense que nous ne l'aurions jamais imaginé. Plus nous nous rapprochons de sa Source et plus il devient impossible de mener ses essences. Nous sommes tellement liés à lui qu'il nous dicte lui-même ce que nous construisons.

- Et paradoxalement il faut être lié à lui pour pouvoir avancer...

Derrière les immenses vitraux, le soleil s'était levé. Sa lumière dorée, réfractée par les tessons colorés, éclaira le centre de la salle, révélant les somptueuses mosaïques qui décoraient le dallage. Pourtant il n'y avait pas de soleil. Derrière chacune des fenêtres, derrière chacune des lourdes portes d'ébène, seule l'obscurité les attendait.

Lys ne voyait pas d'autre solution. Sephiroth devait comprendre le Sang, ne fût-ce que superficiellement, pour créer du rêve à son tour. Et c'était impossible tant que l'Harmonie le considèrerait comme un intrus.

- Vous êtes certains de vouloir essayer ? demanda-t-il au tutélaire en revenant vers lui.

- M'as-tu bien écouté ? Il faut rattraper Cassiopée. Tu es lié à elle par le Sang, tu sais vers où elle se dirige.

- Elle se dirige vers Shyon. Elle approche du but.

- Alors il vaut mieux être à ses côtés quand elle se retrouvera face à lui. Tu n'auras qu'à me guider tandis que j'ouvrirai la voix, que j'empêcherai l'Harmonie de nous emporter dans ses méandres tortueux.

- La quantité de Sang que je vais vous offrir ne sera peut-être pas assez forte pour que vous puissiez décrypter les codes de l'Harmonie. Mais vous en donner trop entraînerait irrémédiablement votre perte.

- Je te fais confiance.

Lys dégaina son poignard et l'appliqua une nouvelle fois sur la paume de sa main. Cette fois il l'entailla beaucoup plus profondément, fermant les yeux pour chasser le souvenir d'Azraäel, la dévoreuse d'âmes, qui l'avait torturé de la même façon, en des temps qui lui paraissaient à présent très éloignés. Le sang s'écoula à torrent le long de la lame. Il goutta en résonnant sur le dallage. Sans l'ombre d'une hésitation, Sephiroth s'était agenouillé devant le jeune homme, qui empoigna fermement son arme et la planta en plein cœur du tutélaire.

Le contact avec le corps de Sephiroth eut l'effet d'un électrochoc. La lumière dorée qui les enveloppait se chargea d'une teinte pourpre. Les murs tout autour s'ébranlèrent. Le plafond se désagrégea en un nuage opaque. Et les minuscules particules de poussières, tout en retombant sur les deux hommes, se transformaient en pétales de roses. Les réminiscences...

- Reçois ce présent, déclama Lys d'une voix qui ne semblait plus être la sienne, ressurgissant droit du plus profond de ses souvenirs, reçois mon sang. Goutte après goutte, pour apprendre ce que tu dois comprendre des langages du Sang. Bientôt tes veines vont fleurir un nouveau flux, ton cœur va apprendre à battre et ton âme commandera à ton corps entier ta puissance retrouvée. Écoute l'Harmonie...