De la rouille et de l'aigreur

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Le Fer et bien avant: L'histoire de Gregovi, l'histoire de Smirtnoff. (récit incomplet)
Le Fer au fond de l'eau: Smirtnoff et Gregovi sur Ter Aelis. (récit fini)

On n’avait pas enterré le corps, non. Dans les ruelles de Galvorn, sur la caillasse près des doc, on l’avait seulement poussé hors du chemin. Il pourrissait avec d’autres ordures depuis plusieurs semaines déjà, si pas des mois. La chair est noircie, comme le vêtement et là où devait se tenir la tête et la base du cou il ne reste que de la cendre. Une bonne partie de l’intérieur décomposé. Tout ceci se déversait entre poussière et moisissure comme une banquise noire et fondante.
Puis une petite brise souffle sur ce curieux paysage. Sa délicatesse en écaille la surface, soulève quelques duvets.
La brise s’intensifie en repassant et d’un seul coup lève une basse nuée de cendres grasses qui tourbillonnent. Puis ralentissent, s’arrêtent, forme muette, fragile, inaperçue.
La nuit est vide.
Le velours grisâtre semble s’assembler, s’arrondir, caresser quelques volumes invisibles.
Puis l’esprit retombe sans un bruit.

Le vent du large revient et une dernière fois il dresse dans les air cette poussière, cet amas de tissus indistincts. En l’air une forme se dessine, un nez, un front, des joues de fantôme, un visage d’enfant. Les particules s’assemblent et se détachent sur ses tempes, dans le vide de ses mâchoires mais la silhouette n’a pas de réelle substance. Après s’être arquée dans le ciel elle retombe, elle abandonne. Le courage lui manque.
L’odeur de la mer lui présente ses condoléances.

Un soupire. Une voix d’homme, creusée et lointaine. Elle s’efface en même temps que la faible masse pose une joue contre le sol. Elle demeure immobile un long moment, peut-être plusieurs heures avant que le large ne vienne souffler à nouveau.
Cette fois il détache un long manteau de cendres douces et découvre le haut d’un petit dos nu, une nuque étroite qu’un frisson parcourt.
Le visage remue, respire, soupire et se redresse lentement, à bout d’effort. La cendre tombe des paupières qui s’ouvrent sur deux orbites propres et brillantes, deux diamants d’un bleu translucide, fade, tout plein de lassitude.
Un mouvement dans les déchets malodorants, une des manches du corps périmé remue, un bras dedans l’anime qui est bien plus petit que celui qui s’y trouvait. Le tissu s’approche pour prendre appui sous le visage, la manche est trop longue, la main flotte toute enveloppée.

L’enfant se redresse lentement. Sa tête demeure penchée, ses épaules sont basses. Les restes du corps précédent coulent sur sa peau comme sur de la craie, elle en semble recouverte. Son teint est pâle au point qu’on y devine le réseau de ses veines.
Son crâne est recouvert de cheveux très courts, couleur de noix. Ses sourcils sombres sont parsemés, sa bouche fine retrouve lentement un rouge bleuté. Ses oreilles sont indemnes, pas d’anneau sur aucun côté.
Il jette un regard vague autour de lui et les restes brûlés du par-dessus dans lequel il se trouve assis est en train de glisser le long de ses coudes.
Il s’en extrait d’un bras, puis de l’autre. Finalement il en sort tout entier, nu et maigre. Il avance sur les mains et sur les genoux hors de son cocon de chair putréfiée.

Ses yeux courent à travers les débris, ils se posent sur une étincelle blanche qui gît à quelques centimètres de lui sur sa droite.
Il tend un main tremblante, saisit l’objet, le ramène près de lui. C’est une poignée d’épée. Une poignée de sabre, son sabre. La lame est morte, il n’en reste pas un morceau, seulement la garde carrée. Sa main serre plus ferme sur le métal glacé. Il soulève l’arme brisée et referme ses bras dessus, la garde contre lui sous son menton comme si elle avait été chaude et précieuse.
Il se recroqueville autour d’elle avec un soupire humide et les sourcils froncés.
-J’en ai assez.
La voix aiguë et cassée d’un enfant de 13 ans qui vient de vivre très longtemps. Accessoirement celle de Gregovi.

Les minutes passent durant lesquelles l’enfant reste en boule dans cette position, le dos nu dans la brise. Il fait nuit.
Il se lève. Retournant sur les lieux de sa renaissance il s’agenouille sur les décombres du corps carbonisé, enfonce son bras jusqu’au coude dans les restes de vêtements.

Un carrefour de ruelles étroites. Des lumières oscillent en face venant de restaurants brumeux et de maisons de plaisir. Une petite fille en loques est assise sur le bord de l’égouttoir. Elle porte autour du coup un ruban rose avec un joli nœud, le tissu est sale. Ses pieds sont nus. Un bruit derrière elle lui fait lever la tête puis tourner les épaules pour regarder. Dans le même mouvement elle déploie ses bras étroits, poses ses mains derrière elle en dépliant ses petits doigts comme une diva.
Son visage allongé se termine avec un arrondi agréable. Son nez est petit et ses lèvres sont sensuelles, ses yeux tombants. Elle regarde l’inconnu qui s’approche d’elle, un autre enfant couvert de guenilles comme elle.
-Salut, tu es qui ?
Disant cela elle détaille son visage. Elle le trouve plutôt joli. Il s’approche.
-Gregovi.
Tandis qu’il s’approche elle fronce les ailes de son petit nez.
-Salut Gregovi. Moi c’est Maria. C’est toi qui pues comme ça ?
Le garçonnet hoche lentement la tête. Il regarde Maria sans sourciller, sans cligner des yeux. Il a une drôle d’allure.
Maria se lève pour se trouver à la même hauteur que lui et pour faire face. Il n’est pas plus haut qu’elle et ne lui fait pas peur. Elle le regarde sans appréhension, droite et pure.
-Tu sens vraiment mauvais. Comment ça se fait ?
Gregovi soulève un morceau de ses guenilles.
-Mes vêtements.
Il parle à voix basse, d’un souffle faible, comme si il économisait ses forces. Il ajoute sans expression et sans autre intonation :
-Je les ai pris sur un mort.
Maria cligne des yeux.
-C’est dégoûtant.
-Comme ça personne ne m’embête.
Gregovi hoquette comme si il manquait de salive. Il arrive face à Maria à quelques pas d’elle mais elle en a fait un en arrière. L’odeur de cadavre la dérange.
-Je veux pas m’approcher de toi non plus tu sais.
-Je comprends.
Le bras du garçon passe horizontalement dans l’air devant elle. Des éclats rouges perlent dans la nuit, filent devant les yeux écarquillés de la fillette. Quelques gouttes s’écrasent sur le visage en face. La ruelle devenue floue bascule puis disparaît.
Gregovi sursaute au contact mouillé sur sa bouche et ses yeux. Ensuite il ouvre la bouche pour lécher ce qui est tombé sur ses lèvres et son menton. Il se laisse tomber ensuite, lâche le couteau qui pendait dans sa main droite. Il se penche sur le corps ensanglanté que des spasmes bourdonnants agitent encore, il le saisit au cou comme pour un gros élan d’affection, le sang qui coule toujours comme d’un petit robinet éclabousse son visage, puis s’affaiblit et s’arrête.
Il lape et lèche et se couche presque sur elle, trop faible pour se porter autrement.
Lorsqu’il a frotté de sa langue tout ce qui se trouvait à portée il se laisse tomber, une de ses joues écrasée sur la poitrine plate dénudée. Il soupire puis se redresse, mordille la peau du cou, puis rampe plus avant, s’aide de ses bras et attaque une frêle épaule. Il ne parvient qu’à trouer un petit peu. Il suçote ce qu’il trouve de ce trou, un peu de sang, une chair crue et molle encore tiède. Après quoi il retrouve de l’énergie pour ramener son bras et planter son couteau avec plus de force dans la chair, qui cogne contre l’os. Il détache des lambeaux de viande très étroits et colorés d’un rouge vif. Il mange.
Son repas prend beaucoup de temps.

Lorsqu’il a terminé la petite fille est défigurée. Ses joues sont ouvertes, son visage barbouillé. Ses bras, ses jambes, son derrière ne sont que des os et des tendons déchirés. Ses épaules sont rongées, ses boutons de seins pareillement dont la peau demeure repliée sur les côtes comme un manteau. Son ventre est une cavité abdominale dont les tripes ne sont plus.
Gregovi lui a retiré ses vêtements avant de la dépecer. Il se tourne vers les loques, se débarrasse des siennes et enfile un vieux par-dessus décolleté, un pantalon de toile serré à la taille et des chaussettes rafistolées. Meilleur que son reste de polo pourrissant.

Après quoi il marche vers le port.

Il est assis sur une chaise, assis étant un mot bien trop précis pour définir cette position avachie, quand le dos s’arrondit pour former un arc de cercle et que les bras gravitent irrémédiablement vers le sol jusqu’à le frôler. Ses cheveux noirs camouflent pour le moment la moindre de ses expressions. Seul un tout petit morceau de peau si blanche qu’elle pourrait presque être grise apparaît là où la mâchoire se sert avec nervosité.
Smirtnoff n’ébauche pas le moindre mouvement quand Cassiopée s’adresse à lui. Il semble être abattu.

- Peux-tu me dire ce qu’il t’arrive ? Tu n’as pas décroché un mot depuis que je suis ici alors que je ne t’avais pas vu depuis une éternité !

Cassiopée tourne autour de lui. Au début, elle le contournait tranquillement, se contentant de l’observer du coin de l’œil, le regard interrogatif. Mais la léthargie du vampire malmène sa patience et au fil d’un temps indéfini habité d’attente, elle finit par former, avec son inquiétude et sa colère, une boule de nerfs qui contracte ses muscles, active à présent ses pas et lui fait monter le ton.

Mais, soudain elle arrête son manège. Elle détourne son regard et fixe la vieille horloge qui bat , d’un régulier martèlement, le temps de leur silence. Chaque pulsation rythme sa respiration haletante et le bruit sourd du battant heurte avec ténacité sa tension.

-Mais pourquoi ne dis-tu rien ? Faut-il que je te laisse ?

Sur ces derniers mots et gestes Smirtnoff sort de sa léthargie pour se redresser brutalement, une inspiration dans le nez pour jeter un regard violent à la dame. D'un geste nerveux il attrape la cigarette qui fumait sur le cendrier en face toute seule.
-Hm!
Quelque chose ne tourne pas, très clairement. Sorti d'une lassitude profonde est passé en mode nerveux et agacé. Il lançait un regard au mouvement de Cassiopée comme une source de dérangement.
Maintenant il semble inquiet.

-Mm Maisjensais pas. J'dois passer trop d'temps dans mon bureau, paperasse, payements...
Son regard est fuyant à nouveau, mais il croise le visage peu convaincu de Cassiopée fixé sur le sien. Sachant d'avance sa réponse il ramène la cigarette à sa bouche et l'autre main aussi, juste histoire de se cacher un peu peu plus.
Non finalement il repose ce bras, ses épaules passent du dos creusé à une pose urticante pseudo-décontractée qui n'a rien de légitime.
-Le sang. Cette nuit. Elle empeste.
Sa bouche se plisse en le prononçant, pas plus que d'habitude mais pour une fois ça collait bien. Il écrase son mégot, les yeux baissés dessus.
-Une véritable infection.

Le choc de la chaise heurtant avec violence le rebord de la table fait sursauter Cassiopée et elle observe Smirtnoff quand il saisit une cigarette et se met à fumer. Elle ne l’a jamais vu fumer.
Il tire sur son extrémité avec une avidité presque bruyante.
D’un air qui se voudrait dégagé, Smirtnoff évoque son travail trop intense dans le collège graphique comme s’il espérait une excuse à son manque d’entrain. Pourtant quand son regard se plante dans le sien, elle sait que Smirtnoff est bien plus profondément atteint qu’il voudrait le lui faire croire.

-Mais ! Tu fumes maintenant ?

Le son de sa voix a presque dérangé le vampire au prise avec une terreur interne que la dame des étoiles peut presque palper tant elle suinte de tous ses pores. Pourtant, il ne l’a pas entendue, mais il parle. Et ses mots ne sont pas pour rassurer Cassiopée. Ces mots qui empestent l’odeur fétide du sang chaud, ces mots que Smirtnoff prononce et que Cassiopée visualise.
Elle a posé son regard dans celui de Smirtnoff et comme à son habitude, elle s’y est perdue. Le contact de ses yeux, où le bleu tranchant a l’éclat de l’acier, a accroché son cœur et celui-ci est resté ballotant au dessus d’un amas de sang puant et visqueux.
L’intensité des sensations ressenties par Smirtnoff est telle que Cassiopée pourrait vaciller sous le choc. Mais, elle laisse battre son cœur la chamade et soutient son ami d’un regard appuyé.

Les arbres noirs.
Des lignes blanches.
Les arbres noirs encore. Il aime ce paysage de neige tranché d'un bleu pur et hérissé de quelques sapins grossiers.
Sur le dos de son cheval il peut imprégner le fond de sa tête de cette image qui tourne indéfiniment, il est trop haut pour que les barrières l'empêchent de voir.
Il semble ne rien peser, le trot du grand animal le soulève sans effort. Cet exercice lui est tout agréable, ses petites mains serrent les raines, il garde du mou pour accompagner le mouvement de la tête qui se trouve devant lui, la crinière sautille et s'illumine à chaque pas et chaque souffle fort, le cuir grince souplement, le vent est froid et la selle chaude contre ses doigts.
Il est à l'aise sur le dos du cheval aux réactions prévisibles, auquel il communique son aise et son instinct avec facilité. L'animal l'entend parfaitement et ses mouvements sont fluides.
La voix du professeur retentit au milieu de la piste, lourde et sourde, pour lui demander d'allonger le pas. Elle aussi fait partie du décor. A terre il n'arrive qu'au nombril de cet homme mais ici il le dépasse de plusieurs tête. L'avantage d'un cheval d'un mètre septante au garrot.
Le professeur tourne sur lui-même et marche au milieu de la piste pour rester tourné vers le petit cavalier et sa monture. Il a dans sa main droite une corde roulée et dans la gauche une cigarette qu'il laisse fumer au bout de son bras près de sa jambe. Il parle sur un ton dépourvu d'intonation, mécanique, désintéressé mais relaxant et ses yeux clairs sont tombants.
-Galop.
Le cheval accélère le trot et passe au petit galop, routine. Sa robe est grise et parsemée de gris divers jusqu'au noir comme un papier d'aquarelle ratée.
Le paysage défile beaucoup plus vite et le vent frappe contre sa poitrine un peu plus, le dos de l'animal est comme une vague roulante.
Gregovi est à son aise. Il a 6 ans. Dans un an il chevauchera aux côtés de ses compagnons d'armes du même âge ou plus âgés, un fusil fixé à droite de la selle et un sabre aussi haut que lui de l'autre côté. Il avait tout intérêt à être à l'aise.
Il ouvre les yeux sur le comptoir de l'auberge duquel il s'approche avec somnolence. Le rebord du meuble se trouve juste un peu au-dessus de son front et ce constat lui serre la gorge d'irritation.

Smirtnoff s'étale sur sa chaise puis croise les bras.
-Je ne sais pas d'où cela provient.

Une colère menace de submerger Cassiopée qui ne supporte pas de voir Smirtnoff dans cet état. Il parait envahi par un poids inconnu, écrasé sous un souffle violent et git sur sa chaise comme un masque blanc harnaché de sombre, où seule pointe une cuirasse de dureté dans les yeux délavés.

- Mais Bouge-toi !! Que t’arrive-t-il ? Tu es comme une chiffe molle en attente de rien !

Elle aurait voulu le secouer, le forcer à se mettre debout, l’obliger à la regarder. Au lieu de cela, elle ne peut que ronger son frein, contrainte à un substitut de calme dans une mer en pleine tempête.
Depuis le mort de Gregovi, où Smirtnoff n’avait survécu qu’au prix d’un drame tel que les étoiles en avaient percé le ciel et que Grendelor avait du donner tout son art pour que le vampire puisse à nouveau sourire, elle n’avait pu réussir à le convaincre de se secouer.
Le sourire de Smirtnoff n’est pas revenu et il garde sa mine triste des nuits sans nom. Seul le travail au collège parvient à l’arracher de sa torpeur.
Pourtant, depuis quelques temps, l’ombre qui recouvre son ami le presse démesurément et le voir ainsi, avachi sur sa chaise, met Cassiopée hors d’elle. Le souffle qu’elle exhale en cherchant l’apaisement dans un long soupir, emplit un moment l’espace de la petite pièce d’un vent sourd et pesant qui s’accorde parfaitement à l’atmosphère du moment.

Le soupire de la nymphe est rompu par un aigre raclement de chaise, Smirtnoff est levé.
-Ce qu'il m'arrive??
Il regarde Cassiopée avec une sorte de violence et le dos de ses mains roulent sur les tendons des doigts. Sa voix l'agace, sans aucun doute.
-Je souffle un peu!
On l'entendait rarement hausser le ton de la sorte, sa voix est incertaine.
-Je, j'ai le droit? Hein?

D'un pas maladroit et sans rien regarder il quitte la pièce, visiblement énervé. Il a besoin de marcher dehors, dans la nuit, dans le vent qui transporte cette odeur amère qui l'écœure et l'inquiète.

Smirtnoff n’a pas fermé la porte… Et Cassiopée regarde l’entrebâillement sans comprendre. Seule, la boule qui lui obstrue la gorge continue son enflement et menace de se répandre.
Seule, sa peau qui ne peut plus supporter la tension qui l’habite prend une teinte rouge brique…
Mais soudain, la résistance, dont son corps a fait preuve, se rompt. Sa vue se brouille et dans le trouble, un vent de folie s’empare d’elle. Il s’insinue dans tous ses membres, cherchant à détruire ce qui l’entoure et Cassiopée voudrait frapper, démanteler. Dans la pièce, la voix de Cassiopée devient un maelstrom de dissonances graves et basses.
Elle se sent incapable de comprendre Smirtnoff et pourtant, elle ressent son mal-être dans la moindre de ses molécules.
Un vent de rage emplit le petit espace qui l’enserre. Elle doit partir. Elle doit fuir ce lieu avant d’exploser.
Alors, Cassiopée sort à son tour, sans savoir où se diriger mais en courant si vite que le souffle de l’emportement trace dans son sillage une trainée pourpre et violacée, comme si l’air avait été blessé lui aussi.

Smirtnoff marche les mains dans les poches. Cette odeur fait ressurgir des images, sorties d'années lointaines où il vivait parmi les siens. Subitement les ruelles de Galvorn s'empourprent de bois de chêne, de drapés tout plein de l'humidité du dehors hivernal, des lumières chevrotantes des lampes à huiles, de l'odeur fétide des usines près du port, des façades huileuses, des grandes portes noires que son cœur trop timide l'empêchait d'approcher. Il entend les voix lourdes des catins campés dans le quartier estudiantin, les visages d'anges de certains maquereaux plus féminins que les plus féminines des demoiselles, les cheveux de lin, les grands yeux comme des perles qu'il avait aperçu plus d'une fois.
Et les regards qu'on lui lançait alors. Perplexité, dédain. Là d'où il vient ses traits sont grossiers, le noir de ses cheveux fort laid cachait de toute façon ses yeux nacrés.
Smirtnoff se frotte le nez en y repensant.
-Hm.
L'insipide bâtard qu'il a longtemps été. Incapable de dignement s'exprimer.
-C'est ça, ué.
Il chasse de sa tête la poignée de paroles colorées qui le visitaient d'un geste du bras, nerveusement. Il revient sur cette odeur qui voyage dans le présent, ici, une odeur de cadavre. Il en sentait de smilaires parfois dans les quartiers industriels, pas très loin de la gare. La ville d'Hiver... La neige condensée recouvrait les corps en saison froide. Les mangeurs d'hommes étaient souvent des militaires ou des individus aux mœurs incertaines, des trop vifs, des vampires à la dure, ceux qui vivent loin des bonnes manières. Qui à Galvorn pouvait se repaître ainsi?
-Personne. Personne.
On ne fait pas ainsi en Ter Aelis, non. Et il est le seul. La ville d'Hiver est si loin.
-Non.

Au coin il s'arrête et regarde autour de lui, les ongles entre les dents et la joue plissée, les yeux ouverts. Et si Gregovi n'était pas mort?
C'est impossible, il a eu la tête pulvérisée.
Aucune réponse logique ne lui vient. Son esprit tordu ne cesse plus de répéter le nom de Gregovi mais sa raison le convainc que non, non, Gregovi ne peut pas s'être relevé. Mais elle disait aussi "depuis quand? Pourquoi seulement maintenant?" et l'odeur de chair ouverte ne l'offense que plus.

La course effrénée de Cassiopée n’en finit pas de laisser son empreinte meurtrie dans le vent qui la pousse. Elle court sans s’occuper des passants qui l’évitent à peine, la maudissant de voix sourdes et mauvaises. Elle n’entend pas les appels des dockers, qui appréciateurs de ses charmes clairs et vaporeux, la siffle du haut de leur montagne de ballots. Elle longe les quais sans même voir le grand vaisseau en partance et les visiteurs aux couleurs exotiques qui arborent des costumes à faire rougir les amateurs de l’Hourloupe. Elle file, libérant l’énergie malsaine qui l’encombre et ne s’arrête pas un moment. Son souffle n’est plus qu’un filet de survie, elle a oublié qu’il fallait respirer.
Elle ne sait pas où sa course la mène, mais est-ce par habitude ou par besoin ? Son envol la dirige vers le seul lieu capable de délier l’emprise qui l’habite : Son atelier, cet espace clair et vaste qui dans sa nudité n’accepte que la lumière ou ses ombres et les trainées humides des vents. C’est ici seulement que Cassiopée laisse émerger les flots qui l’envahissent…

Le vampire marche. Son esprit l'entoure d'un gris bleuté opaque, celui des nuits éternelles de son monde d'autrefois. En avançant il met les doigts dans la neige des appuis de fenêtres, ses mains et ses poumons se souviennent de cette sensation, même si il n'a poussé qu'un vieux morceau de tôle rouge. Le bruit lui paraît lointain.

Galvorn est humide et chaude ce soir. Le vent marin ne balaie pas les rues de leur puanteur et laisse l'air s'épaissir entre les bâtisses orangées. Cette atmosphère étouffante invite Smirtnoff au voyage, il navigue dans son univers de sang et d'os gelés pour un moment.
Lorsqu'il s'arrête devant un réverbère une ombre est face à lui. Un banc. Un enfant, assis nonchalamment.

Smirtnoff se tait et le regarde, mains dans les poches, la tête penchée de côté qui fait un pli sous son menton. Son œil est sombre et calme. Il détaille un instant le visage frêle, la peau cristalline, les yeux cerclés de mauve et d'amertume, les pupilles d'un bleu limpide de l'enfant. Il note également ses vêtements en lambeaux.
Après de longues secondes il parle le premier de sa voix rèche:
-Je t'ai senti.
Gregovi tourne les yeux vers lui avec détachement. Ses long cils et ses yeux bridés ont un caractère féminin. Son poil est plus sombre que ce que Smirtnoff a connu, mais son regard est le même, glacé, vide. Plus que tout il exprime une immense lassitude, et sa bouche ne sourit pas.
Il est accoudé comme un roi et ne répond pas.
Smirtnoff l'observe avec intérêt, bluffé.
-Comment tu as fait ça?
Gregovi détourne les yeux et souffle entre ses dents dédaigneusement, comme si Smirtnoff était vraiment le dernier des ignorents, ce qui était peut-être le cas.
Smirtnoff fait quelques pas vers le banc et demande:
-Je peux m'asseoir?
Gregovi se tait.
Smirtnoff hésite. Son dos frissonne lorsque son corps se remémore la sensation douloureuse d'une main à travers la poitrine. Une sorte d'avertissement. Il fait un pas de plus et s'assied à l'autre bout du banc. Il croise une jambe et regarde devant lui, comme le garçon à côté de lui.
Gregovi l'a accompagné durant toute son enfance, en mal comme en bien et la situation a quelque chose de singulier, de familier. Une sensation qui lui appartient et qui lui vient de ses yeux d'enfant. Des yeux comme ceux de Gregovi à présent.

Seule avec elle-même, Cassiopée laisse éclater ses larmes. Elles se déversent sans fin en un long ruisseau d’eau fraîche où elle peut y contempler les yeux limpides de Smirtnoff. Mais l’évocation du vampire sillonne le cours d’eau de filets de glace qui s’entrelacent pour s’élever vers son cœur. Ce n’est qu’à son contact que l’eau gelée fond, bien que toujours alimentée par la source sans fin de ses pleurs. En fondant, les gouttes qui s’échappent rougissent pour brûler d’un feu intérieur qui resplendit d’une vitalité sans faille.
Constatant le résultat de son laisser-aller, Cassiopée, décide de donner libre cours à son dévouement pour l’homme de la nuit et démêle un à un les brins de glace pour qu’ils nouent en un long collier de perles les goutes de sang dans lesquelles le feu fait à présent rage.
Alors, réduisant son œuvre à une poignée de larmes tissées, elle l’enroule autour de son cou pour sentir le froid et la chaleur se mêler…
Ses pleurs se sont taris dans l’effervescence que l’artiste met à créer et quand elle ouvre les yeux, elle peut à nouveau songer à son ami sans colère.
Alors, c’est d’une peur soudaine que ses yeux se voilent. Jamais elle n’aurait dû le laisser seul en un pareil moment. Soudain désorientée, elle sort de son atelier brutalement dans l’espoir de peut-être le trouver.

Smirtnoff regarde le vide un long moment. La nuit d'en face prend les teintes bleutées des murs, le bois laqué, l'armoire noire et la peau transparente du Gregovi effrayant de son enfance, assis devant lui derrière son bureau.
De façon inattendue il est torse-nu et la lumière du couloir rebondit sur lui très blanche. Smirtnoff le voyait de bas, ce bureau paraissait vide et d'une température glaciale. Il craignait cet endroit plus qu'une cave noire. Et il demeurait sur sa chaise, frigorifié et plein d'appréhension sur la raison de sa présence ici en face de Gregovi.
De surcroît, Gregovi semblait ne rien avoir à lui dire et Aranev attendait, ses grands yeux ouverts largement sous ses cheveux et les mains serrées sous ses cuisses pour les chauffer.
-Ce cours de philosophie ne t'empêche pas d'aller aux bibliothèques?
Aranev avait gardé le silence un instant tant la question sortait de tout contexte ou logique. Gregovi pose les yeux sur lui en conséquence et peut-être que ça fait peur à Smirtnoff et qu'il répond avec effroi et conviction que non.
Ses yeux étaient sombres, bleu de ciel de nuit. Il ne souriait pas et son poignet dissimulait la moitié de son visage.
Smirtnoff détournait les yeux pour détailler les reflets blancs et verts dans la bouteille vide qui se dresse sur la gauche. Gregovi s'était mis à rire et puis ne cessait plus de fermer la bouche puis de sourire. Il avait rigolé un peu, sans raison.
-Haha, Aranev...
Il lui avait parlé encore de son horaire et de ses méthodes d'études et habitudes, Smirtnoff se tordait la cervelle pour comprendre ou pour trouver une raison de se rassurer, il n'osait pas même demander pour partir.
Gregovi avait rit encore une fois et il avait baissé le bras pour tapoter sa cigarette dans le cendrier. Un couple de larmes scintillent aux bords de son sourire.

Smirtnoff cligne des yeux et lance un regard en coin sur le jeune garçon qui se trouve près de lui. Il murmure:
-Je l'ai pas tué.
Gregovi lui rend son regard, la bouche entrouverte comme si serrer la mâchoire le lassait. Il parle enfin, sa voix est jeune et désintéressée.
-Qui? Ton père?
Smirtnoff ferme la bouche et regarde son genou puis de nouveau Gregovi.
-Je crois qu'il s'est jeté dans le vide.
Gregovi a une exclamation d'incrédulité ennuyée. Smirtnoff continue sur sa lancée pour s'éloigner plus rapidement de la première phrase qu'il a prononcée:
-à vrai dire j'en sais rien. J'avais le dos tourné.
Gregovi ne le regarde plus.
-Pas de preuve.
-Y a pas de preuve comme quoi je l'aurais poussé non plus.
-Vrai.
Smirtnoff se tourne et le regarde avec insistance. Avec exaspération peut-être.
-Alors c'est pourquoi?
-Parce que c'est ton père.
Smirtnoff serre les dents et gronde:
-Eh bin ça tombe bien justement il n'existe plus.
Gregovi rigole.
-Il n'existe plus parce qu'il a existé avant... Tu sais j'ai rien à foutre de ton histoire. C'est pas moi qui décide qui doit mourir.
-Pour ça qu'tu découpes les gens que t'aimes? Je croyais que t'étais gardien.
Gregovi sourit et hoche la tête. Smirtnoff insiste:
-J'ai pas l'impression de vous poser problème en existant, si c'est le cas j'en suis navré. Mais j'ai pas l'intention de me faire supprimer, je me sens pas trop concerné par vos affaires.
Il ajoute, téméraire:
-Et si il faut je te tuerai une deuxième fois.
-Ou tu demanderas à ta copine.

Cassiopée tient dans ses deux mains les perles du collier qu’elle vient de sculpter. Le contact des gemmes lui brûle un peu la peau, mais les fines tresses de glace qui les enserrent atténuent la morsure du feu pour chercher à la mordre par le froid. Elle aime le contraste qu’apportent leurs deux âmes liées.

En s’avançant vers les quais, le vent de la mer lui apporte les saveurs épicées des mondes chauds des déserts. L’air brûlant s’est chargé d’humidité avant d’atteindre Galvorn et la pression lourde de la masse humide étreint son souffle.
Au loin, un navire a déjà mis les voiles, lourdement chargé, il semble s’enfoncer dans la houle pour s’élever quelques instants plus tard avant de replonger vers l’ailleurs.
Sur les quais, le clapotis de l’eau, qui circule entre les bateaux, résonne comme au fond d’une immense calebasse.
Cassiopée reste un moment à contempler l’horizon avant de s’enfoncer vers les ruelles.
L’ombre de la ville contourne d’un tracé net et noir l’espace qui la sépare encore de l’écrasement des bâtisses. Elle pénètre la frontière entre la lumière et la fraîcheur urbaine en frissonnant.

-Et Dolohev?
Smirtnoff regarde Gregovi à nouveau. Ce dernier remue et pose ses coudes sur ses jambes, glisse ses mains entre ses genoux. Il regarde la rue devant lui.
-Il est vivant.
Smirtnoff remue les jambes et se retient de soupirer de soulagement. Il prend le ton d’être au courant.
-Je savais.
Gregovi relève la tête, inconvenant.
-Ah oui ? … Il ne se porte pas très bien.
Smirtnoff ne le regarde pas. Gregovi ajoute :
-Il a tenté de se donner la mort. Mais tu savais, je suppose. Ça n’était pas la première fois. Puis c’est ton cher frère aîné, mais oui, tu devrais savoir.
Gregovi rigole gaiement, Smirtnoff se tourne vers son sourire incrédule.
-Tu devrais te trouver auprès de lui.
-Je n…
Gregovi ricane tout bas mais ça empêche vraiment Smirtnoff de répliquer. Il se lève sèchement et se poste face à l’enfant avec la ferme intention de dire quelque chose.
-Il est parti.
-Non, il a été banni.
-Il est parti de son plein gré, et il a franchement bien fait. Et je suis parti aussi. Et…
-Tu as fui un procès.
-Non, je suis parti.
Gregovi appuie beaucoup sur les « r » et il hausse le coin de la lèvre lorsqu’il parle, son visage doux d’enfant et cerné de glace et de froideur qui pince.
-Vous avez fui tous les deux comme des rats…
Smirtnoff grimace un sourire et montre Gregovi du doigt.
-Les rats sont des créatures fort intelligentes, et n’importe qui d’un peu sain d’esprit quitterait un système comme celui d’où tu viens. J’ai décidé que je ne ferais pas partie de ton monde, Gregovitch.
-Plus aisé. Le moins faible des faibles, ça devient vite un roi.
-Tu sais de quoi tu parles.
-Je sais comme tu es lâche et misérable.
Les deux vampires se rapprochaient et Smirtnoff empoigne Gregovi par le col, leurs visages sont très proches.
-Je n’ai rien à faire de tes valeurs et je te tuerai même si tu es un enfant et même si c’est la seule et humiliante occasion que j’aie pour te vaincre, Gregovitch.
-Tu ne vaux rien… Smirtnoff. Rien.
Première fois que Gregovi s'adresse à lui par son actuelle nomination. Une façon sympa de signifier que l'Aranev d'aujourd'hui ne vaut pas plus que l'Aranev d'autrefois.
Smirtnoff ouvre les doigts lentement et monte sur le col du vampire. Sa peau entre en contact avec celle du cou étroit de Gregovi et il serre, le soulève hors du banc très calmement.
Gregovi n'affiche pas d'expression. Il se laisse pendre sans réaction, si ce n'est qu'il n'a plus la possibilité de parler.
Smirtnoff l'observe droit dans les yeux et sans rien dire resserre sa prise avec beaucoup de force. Gregovi étouffe silencieusement, il finit par attraper l'avant-bras du bâtard mais l'air lui manque pour tenter quoi que ce soit.

En pénétrant dans le quartier des ruelles, Cassiopée n’a qu’un objectif en tête, rejoindre le site où Gregovy est mort. Elle veut revoir les lieux qui ont marqué leur vie d’un couperet de glace.
Très vite, elle se retrouve dans un dédale de murs crasseux où les odeurs d’urine se disputent la course des rats se précipitant vers les soubassements au son de ses pas.
Cassiopée tourne au coin d’un porche branlant quand devant elle se dresse soudain une sombre silhouette qui lui barre le passage. La femme qui la jauge a le sourire pervers, son manteau de cuir largement ouvert découvre des jambes graciles mais lourdement chaussées. Sa casquette renforce son air de conquérante en cavale. Le sabre en main elle relève le menton vers Cassiopée avec un air de défi.
Cassiopée lui fait face. La voie, devant elle, est barrée. Elle n’est pourtant pas d’humeur à affronter ce genre de vilaine.
Mais la fille semble s’amuser en contemplant ce qui lui parait une proie facile. La dame des Etoiles voyage toujours sans arme et les mains nues. Aussi, regarde-t-elle ses deux mains, puis tournant les paumes vers le ciel, elle les tend vers la vilaine pour lui montrer sa transparence.
La femme plisse les lèvres d’un air méprisant et crache au sol. Devant tant de mépris, Cassiopée lui tourne le dos et rebrousse chemin.
La Vilaine ne l’a pas suivi et Cassiopée arrive bientôt sur une place vide où seuls les bruits environnants viennent y trainer leurs réminiscences lointaines.
L’esprit tendu vers sa recherche de cet autre qui s’égare, elle s’engouffre dans une ruelle sombre et malodorante. Le souffle apporte à son esprit le son des voix perdues. Au loin, la lumière d’un réverbère éclaire les silhouettes indistinctes d’individus sur un banc. En s’approchant, elle discerne Smirtnoff dont la mine lui évoque les immenses plaines ventées et froides des toundras du nord. Près de lui, un enfant étrangement vêtu se tient aussi droit qu’une pierre dressée.
Elle s’arrête à quelques dizaines de mètres d’eux, elle ne s’attendait pas à trouver Smirtnoff en compagnie. Elle n’avait pas imaginé qu’il pouvait s’être rendu à une invitation.
Alors que la conversation semble s’animer, Smirtnoff empoigne soudain l’enfant par le col sans que ce dernier ne réagisse. Le vampire paraît gagné par une colère sourde qui lui fait serrer les poings au risque d’étrangler l’inconnu. Inquiète, Cassiopée se rapproche.

Lorsque les lieux font l'écho du pas gracile de la dame, Smirtnoff se déconcentre un instant. Il n'est toujours pas conscient de sa présence tant il est focalisé sur son geste mais son instinct a reconnu Cassiopée et se divise une seconde. Les deux êtres, dans leur situation de tension, sont extrêmement sensibles à toute intrusion et Gregovi profite de cet infime instant pour tenter de sauver sa peau. Sur la même seconde il a dégainé son couteau et coupé l'air dans la direction de son agresseur, au visage. Sans souffle il n'a pas de deuxième essai.
Smirtnoff réagit vivement à l'attaque, il sursaute avec une vive exclamation en lâchant son étreinte, ce qui permet à Gregovi de retomber sur ses pattes et de happer l'air à nouveau. Mais Smirtnoff se jette sur l'enfant avec rage et le tabasse, entreprend de lui arracher l'arme et de tordre son poignet tout en l'aplatissant sur le banc avec les mains et les genoux.
Gregovi se débat férocement de toutes les dernières ressources dont il dispose, une peur effrénée qu'il a du mal à maîtriser. Ses yeux sont ouverts comme des billes de verres et leurs visages à tous les deux sont pâles comme des suaires. La bousculade est violente et de courte durée, Gregovi a déjà lâché son couteau avec un cri de douleur et à coups de pieds, de coudes et de mains agiles il s'extrait du banc avec un bond félin mais pas du tout prépaté. Il tombe et roule à terre de l'autre côté comme un chien qu'on aurait lancé et Smirtnoff reste debout face au banc avec l'échine courbée, les bras ouverts, très agacé et la respiration saccadée.
Ce dernier saisit le couteau sans détourner les yeux de l'enfant.
Gregovi s'est relevé en titubant sur son poignet cassé, à bout de souffle. Il recule à tâtons le long du mur qui cogne son dos, à pas lents. Il aperçoit Cassiopée et ça ne le fait pas changer de figure. Le visage tiré, il continue de battre en retraite.

Sous des dehors lymphatiques et froids, Smirtnoff cache un feu bien délicat à réveiller et Cassiopée sait que si le vampire exprime une telle colère c’est qu’elle provient d’un lieu protégé de sa vie. Jamais le gardien du collège ne dégagerait autant d’énergie pour une peccadille. Sa haine semble si forte que la dame des étoiles pourrait presque jurer le voir rosir.
Aussi malgré la violence du choc et l’incongruité de la situation qui veut que l’ami auquel elle tient le plus soit en train d’étrangler un bambin, se refuse-t-elle à intervenir pour l’interrompre. Soudain, l’enfant sort un couteau et agresse Smirtnoff au visage d’un geste rapide mais qui n’atteint pas son ami. Elle n’a que le temps d’esquisser un mouvement vers lui qui meurt lorsque l’homme de la nuit se jette bestialement sur le gosse. Pourtant, le bref regard posé sur le gamin a éveillé des peurs au fond de son ventre. L’espace d’un éclair, il lui a semblé voir le regard implacable et froid de Gregovi. Mais ce n’était qu’un moment fulgurant. Smirtnoff se tient à présent face à l’enfant comme une hyène qui va attaquer sa proie et l’autre se recule, longeant les murs… Mais Cassiopée ne peut, désormais, quitter son regard de ce visage aux traits tirés, émaciés, blanc comme la glace d’un univers de froid… Les yeux d’un bleu pâle sont les plus évocateurs du personnage, comme s’ils étaient la signature du gardien de la maison d’hiver. Elle est comme tétanisée devant la révélation qui l’affronte et dans sa peau nait le besoin grandissant de fuir.
Qui est le phénomène qui cherche à s’évader ? Gregovi ne serait donc pas mort ? L’état du monde lui parait soudain si fragile que les étoiles elles-mêmes semblent gémir sous le choc et que le vent grince une sourde mélopée de métal.

Smirtnoff se redresse avec lenteur, toujours tendu mais les genoux moins fléchis il balance le couteau entre ses doigts jusqu'à ce que le bout de la lame se trouve pincée entre son pouce et le couple de son index et de son majeur. Il regarde le jeune garçon avec une curieuse expression, très noire et relaxée, quelque chose qui sent la délectation.
Il se demande si il est encore capable de lancer un couteau dans les règles de l'art, ses doigts s'agitent autour de la feuille d'acier avec hésitation, il est fébrile et sourd aux gestes de Cassiopée.
Gregovi lève un bras dans sa direction, en suspens et recule un peu plus.
Smirtnoff ne prend pas d'élan, comme si il avait changé d'avis. Sa voix est suave en constatant:
-Tu ne supplierais pas pour ta vie...
Gregovi rigole brièvement.
Soudain Smirtnoff allonge le bras en arrière et lance le couteau avec tout l'élan qu'il faut pour qu'il traverse la chair. Gregovi fait un mouvement rapide du bras pour la réception et dans le mouvement tourne le dos aux deux autres, en position de protection.
Il fait quelques pas pour s'éloigner avec les deux bras calés devant son corps, puis il s'arrête en s'appuyant au mur, grimace et siffle entre ses dents tandis qu'il extrait la lame du creux de sa main en sang. Pas de chance, il n'a plus de main opérationnelle à présent, l'autre étant supportée par un poignet cassé. D'ailleurs le couteau lui échappe et tombe devant ses pieds. Le vampire jette un regard très sombre à Smirtnoff, les yeux plissés douloureusement.
Le gardien resté derrière le banc éclate de rire.
-Bravo, bravo. Je te le lance une 2e fois?
-Je crois que je le rattraperais encore, tu lances comme une patate.

Les yeux de Cassiopée ne quittent la vision maléfique symbolisé par le regard de l’enfant que pour suivre la course sifflante du couteau qui tranche l’espace devant eux.
Et lorsque le choc de la lame sur le sol résonne à ses oreilles, elle surveille avec une telle intensité les gestes du fantôme de Gregovy qu’elle sent à peine les actions de Smirtnoff et que les paroles qui sortent de sa bouche semblent étouffées par le plomb de l’air.

Pourtant quand le son de la voix de l’enfant lui parvient, elle reconnaît, derrière le timbre enfantin, les inflexions sarcastiques du gardien du jardin d’hiver.

Une bise brûlante passe alors entre les deux hommes qui se font face, un souffle foudroyant s’empare du couteau tombé sur le trottoir et Cassiopée se retrouve à la gauche de Gregovy le petit couteau posé sous son cou prêt à mordre.

Elle fixe Smirtnoff avec intensité, n’attendant que son accord tacite pour l’égorger. Elle imagine déjà la lame entrer dans la peau pour lacérer les artères et livrer ce regard de l’enfer à la mort certaine. Un sourire mauvais déforme légèrement sa bouche.

La nymphe avait bougé très vite et le seul bruit qui avait signalé son geste était le grincement métallique qu'elle décrochait du sol. Maintenant, couché sur la peau du cou de l'enfant le couteau est muet.
Smirtnoff prend enfin conscience de la pleine présence de Cassiopée. Il stoppe son rire et ses mouvements et la regarde, incrédule, étirer un mauvais sourire. Un rire tendu secoue ses épaules brièvement et disparaît, il fixe la nymphe avec des yeux grands ouverts et les coudes éloignés des flancs.
Il renifle et demande avec une faible intonation:
-Qu'est-ce que tu fais?
Ses yeux circulent rapidement de son visage à celui de Gregovi, au couteau et à Gregovi à nouveau.
L'enfant très pâle se tient accolé au mur sans bouger, la respiration rapide et son corps maigre se met à trembler d'une peur animale. Il fixe le vide obstinément devant lui comme si il ne pouvait pas survivre la vue de Cassiopée aussi proche de lui.

Dans le silence de la nuit où seuls résonnent au loin les trompes de navires dans la passe de Galvorn, Cassiopée se tient totalement immobile. Elle porte le couteau sous la gorge de Gregovi avec une assurance et une fermeté que pas un tremblement ne vient bouger. Seuls ses yeux suivent l’étonnement qu’elle perçoit dans le regard de Smirtnoff lorsqu’il découvre son geste. Elle est prête à pousser la lame. Elle voudrait le faire. Pourtant, elle sait qu’elle n’est pas maîtresse du destin du vampire, qu’elle n’est que son amie et qu’il sera le seul à décider du sort de son aïeul. Mais une envie de sang la tiraille de telle sorte que d’un ton sec elle s’adresse à lui :

-Alors ? Je le tue ? Je l’égorge ? On ne va quand même pas le laisser partir quand même ?

Seule sa voix a parlé. Ses gestes restent comme sculptés dans le métal. Elle sait qu’au moindre signe d’acquiescement de Smirtnoff elle agira comme une parfaite mécanique, aussi froidement qu’un robot sans état d’âme.
Elle n’entend pas les coups irréguliers du cœur de Gregovy battant la chamade. Elle n’a aucune conscience de la pâleur de son visage ou de l’effroi perceptible dans son regard. Elle n’a que la sensation de tenir sous son arme une bête malfaisante nuisible qu’il faut supprimer coûte que coûte.

Smirtnoff se laisse envahir par ce qui semble une grande colère. Il se raidit et s'écrie avec haine:
-Qu'est-ce que tu fais, écartes-toi de lui!!
Cassiopée qui n'était plus qu'une arme, met un temps à comprendre les mots qui l'atteignent comme le ferait un marteau sur un gong. Ils résonnent en tous sens avant de se fixer sur elle. Mais le choc est rude. Elle tressaille et sa main, de solide, devient molle. Aussi l'arme s'abaisse et quitte le cou où suinte une légère entaille.
Gregovi s'éloigne de quelques pas, assez pour poser les yeux sur elle. Son regard est sombre comme la pluie et il semble lui gronder un peu de sa haine tandis qu'il recule, sa main où la lumière fait rougeoyer le sang est étrangement levée près de lui, les doigts comme pour former un cône, comme le reflet de la tension et du vide qui l'habite dont il ne sait que faire à ce moment.
Lorsque Smirtnoff avance, il sursaute et lève le bras dans sa direction, le poing serré et ses doigts graciles glissants entourés de rouge visqueux, l'autre bras collé le long de sa hanche:
-N'approche pas. N'approche pas...
Cassiopée s'est écartée. Elle garde encore en tête comme un cauchemar l'image de Smirtnoff, dont le visage s'est déformé un moment par la haine. Elle l'entend encore lui criant méchamment "Qu'est-ce que tu fais, écartes-toi de lui!!"
Et ces mots la font reculer encore... Elle perçoit à peine Gregovi qui se dresse. Elle arrête son recul quand une paroi froide et dure vient lui heurter le dos. Elle regarde Smirtnoff et ne le comprend pas.
Les deux vampires se jaugent du regard de façon étrange pendant de longues secondes. Puis Gregovi murmure dans sa direction:
-Tu as toujours fait de drôles de choix.
Puis sans avertissement il bondit hors de portée de Smirtnoff et disparaît dans une ruelle étroite et froide.
Smirtnoff a fait un mouvement pour l'attraper mais s'est arrêté, il regarde Cassiopée puis détourne les yeux, comme embarrassé. Sa respiration est rapide mais la colère semble s'être dissipée, il baisse la tête avec une drôle de grimace, regarde encore là où le vampire s'est enfui, puis ailleurs, indécis.
Cassiopée n'ose plus effleurer Smirtnoff d'une de ses pensées. Elle a peut-être peur d'y retrouver la haine, à moins que ce qu'elle craigne soit encore plus sournois. Coincée contre le mur, elle ne peut plus bouger et voit partir Gregovi comme on voit l'assassin s'enfuir sous ses yeux sans pouvoir intervenir car on est enchainé. Les liens de Cassiopée sont les yeux de Smirtnoff.

Il va se rasseoir sur le banc, appuie ses coudes sur ses genoux et enfouit dans ses mains son visage en sueur avec le soupir du mec qui vient de courir mais qui n'avait plus couru depuis dix ans. La résurrection de Gregovi ne semble pas le toucher de la même façon. Il est assis, dépourvu de cette peur animale qui les avait envahis tous les deux il y a des semaines de cela. Non, maintenant le problème semblait être à résoudre à l'aide de quelques règles de logique. Tournant le dos à la nymphe il erre dans ses pensées.

Cassiopée regarde partir Gregovi et la silhouette qui s’éloigne n’est que celle d’un enfant fluet et menu. Il court dans la nuit et lui semble si petit et jeune qu’elle n’est plus certaine d’avoir, un moment plus tôt, tenu le cou d’un monstre sous son arme. Que peut-elle craindre d’un enfant ?

Alors, soudain, comme si la raison lui revenait en trombe, elle vacille sous son effet et le monde lui paraît plus lourd, plus présent.

Elle s’approche de Smirtnoff et contournant le banc, vient s’asseoir près de lui. Elle reste là, assise toute droite, le regard perçant la nuit, dirigé droit devant elle. Mais Smirtnoff ne semble pas la percevoir, il tient sa tête entre ses mains, s’écartant ainsi du monde.
Ils restent ainsi sans parler, sans se voir, tournés vers leurs propres sensations, refusant de voir les conséquences de leurs actes et se concentrant sur le rappel du passé comme s’il les protégeait de l’avenir.

Les épaules de Cassiopée finissent par se courber pour tirer son buste vers le sol. Et si la tête résiste encore un moment, elle finit, elle aussi, par poursuivre sa course vers le bas pour venir toucher ses genoux. Mais le contact physique de sa peau électrisée avec le tissu râpeux de son manteau fait se redresser Cassiopée qui, levant une main hésitante vers le vampire, achève son geste en la posant délicatement sur son épaule en murmurant :

- Je voulais juste te protéger… Juste te protéger….